L’usage constitutif du social.

Solidarité, discrimination et droit commun

Le secteur social et médico-social repose sur une ambiguïté. Il constitue à la fois l’expression de la solidarité nationale et la manifestation de l’exclusion du droit commun.

Société inclusive

Dans une société plus égalitaire et inclusive au sens ou Charles Gardou le propose, le secteur social et médico-social ne devrait pas exister en lui-même et ses acteurs devraient accompagner les personnes avec des besoins spécifiques dans les dispositifs de droit commun et les situations de vie accessibles à tous.

Cette perspective repose sur ce que projetait déjà Henri-Jacques Stiker en 200[1] : passer d’une discrimination positive par inscription dans un secteur spécialisé à une discrimination positive par soutien spécialisé au sein du milieu ordinaire. Plus récemment, Charles Gardou s’élève contre le terme d’inclusion en ce qu’il n’apporte rien par rapport à  celui d’intégration.

On s’associera à sa réflexion, soulignant par ailleurs que le terme d’inclusion est apparu en opposition à celui d’exclusion, de même que celui de bientraitance s’est constitué en opposition à celui de maltraitance. Inclure suppose qu’on a exclu et qu’on ne fait que compenser, réparer ce qu’on a d’abord écarté comme incapable de participer au droit commun et aux bénéfices ordinaires de l’existence dans une société donnée.

Charles Gardou s’empare du terme d’inclusion pour le détourner. Il dénie la pertinence du substantif pour proposer la notion de « société inclusive », « l’utiliser dans sa forme adjective pour l’opposer à ce qui est exclusif. Cela signe le refus de voir se perpétuer des pratiques qui ne seraient que des pratiques pour quelques uns. »[2] Sacré retournement de perspective ! Il ne s’agit plus de penser l’inclusion comme ce qui compense l’exclusion mais de penser qu’une société ne peut pas être exclusive, qu’elle ne peut pas réserver ses bénéfices à un type d’individus, à une norme d’autonomie sociale et physique et de production de richesses à consommer. L’interpellation est puissante : « Pourquoi est-ce qu’à chaque fois que nous pouvons faire du commun, du rassemblement, on crée  des mots qui sont des frontières contre lesquelles on vient butter ? Le mot inclure est une de ces frontières. C’est une manière de signifier la différence. Alors que ce que je veux signifier, c’est : ce qui fait ta singularité, c'est-à-dire ton âge, ton identité, ton orientation sexuelle, tes caractéristiques génétiques, tes appartenances culturelles, sociales, ta langue, tes convictions, tes opinions politiques ou toute autre opinion, tes potentialités, tes difficultés ou ton handicap,  rien de tout cela ne peut te priver de jouir de l’ensemble des biens sociaux.  Et j’ajoute : ils ne sont la prérogative et la propriété de personnes, c’est le patrimoine commun. »

 

Paradigmes de l’humain et du social

Pourtant, aujourd’hui le secteur social et médico-social existe comme univers d’accueil d’un public dit vulnérable, exclu, dépendant, handicapé, en difficulté, en quelque sorte hors norme. Pourtant, l’action sociale concerne un public qui s’étend proportionnellement à la dérégulation du marché de l’emploi, à la libéralisation des flux financiers, à la mondialisation de la compétition économique et au processus d’inégalisation des ressources qu’on observe dans les pays occidentaux.

Ethique de conviction, nous pouvons refuser ce processus de dualisation ; éthique de responsabilité, nous sommes bien obligés de considérer l’existence d’un public en situation de faire usage d’un dispositif d’action sociale qui tend à se pérenniser dans sa spécificité là où il devrait ne constituer qu’une suppléance temporaire.

Il faut donc rappeler le sens des termes de solidarité et d’usager. Et pour ce faire examiner les paradigmes qui forment aujourd’hui nos représentations de l’humain et du social. Deux d’entre eux, celui du conditionnement social et celui de la recherche de l’intérêt individuel sont assez familiers des sciences sociales ; celui de l’échange basé sur le don et le contre don l’est beaucoup moins[3].

Le paradigme du conditionnement social recouvre le projet d’expliquer de façon prévalente les comportements individuels par les normes sociales - les prescriptions d’une société donnée sur ses membres. Reste ensuite à déterminer ce qui fonde ces normes : la croyance religieuse, une forme de contrat social, des rapports de domination entre groupes sociaux aux intérêts distincts…

Le paradigme utilitariste, lui, se fonde sur le postulat que l’intérêt individuel est à l’origine des comportements humains et que l’énergie que chacun investit dans son activité pour en tirer bénéfice la rend utile aux autres, le mécanisme de la « main invisible » conduisant à un équilibre social général. L’économisme – la prévalence accordée au facteur économique dans la construction sociale - et sa formulation néolibérale actuelle reposent sur ce paradigme.

La sociologie de Durkheim s’oppose à cette vision en ce qu’elle induit la lutte de tous contre tous dans la mesure où elle considère que la cohésion sociale repose  sur l’intérêt individuel, même régulé par les mécanismes du contrat entre individus. Durkheim soutenait que les lois énoncées par les économistes relevaient d’une définition présupposée de l’individu « si bien que d’abstractions en abstractions, il ne leur est resté sous la main que le triste portrait de l’individu égoïste en soi »[4]. Elle conduit à définir le lien social comme un ensemble d’interactions déterminées par des rencontres d’intérêt. Il avance au contraire que « pour que la société soit possible il faut qu’il y ait en nous des sentiments désintéressés. »[5] Elle ne peut se fonder sur le seul registre de l’intérêt (paradigme de l’utilité) ou de la contrainte (paradigme du conditionnement). « Espace d’échange, la société se définit principalement comme un ordre moral au sein duquel les individus se lient les uns aux autres par des formes variées de solidarité sociale. »[6]

De leur côté, considérant que le mobile essentiel des êtres humains est le désir de maximiser leurs plaisirs, leur confort et leurs possessions matérielles (leur « utilité »), les économistes utilitaristes supposent que toute interaction humaine peut être analysée en termes de relations marchandes. À l’origine, il y aurait donc eu le troc au fondement du social ; pour obtenir ce que l’on désirait, on devait échanger un bien contre un autre et, avec l’extension des échanges, on a inventé la monnaie et les mécanismes de la concurrence par le marché.

A l’opposé, dans le prolongement de Durkheim, Mauss a soutenu qu’aucune société n’a jamais reposé sur le troc. Par l’étude des sociétés premières, les anthropologues ont découvert des entités sociales dans lesquelles les objets circulaient sous la forme de dons et où ce que nous considérons aujourd’hui comme d’ordre économique obéissait à des  démonstrations de générosité qui faisaient lien social et attente de reconnaissance,  impliquant le refus de calculer avec précision qui a donné quoi et à qui[7]. Les formes sociales n’opposaient pas ce que nous appellerions aujourd’hui l’intérêt propre (self-interest) et le souci des autres fondé sur le sentiment d’une commune humanité.

Tel qu’observé par les anthropologues dans les sociétés premières et tel qu’identifié aujourd’hui dans notre société, le processus du don caractéristique du paradigme de l’échange comporte trois actes : donner, recevoir, rendre (donner en retour).[8] Donner implique d’agir sans recherche d’un bénéfice. Ce qui est offert (le cadeau, le service, l’écoute) compte moins que le fait même de donner, car il s’agit, par ce geste, d’entretenir la relation, de signifier la valeur du lien qui attache à l’autre. Recevoir est un geste qui exige autant d’égards que celui de donner. Il faut savoir protester par politesse, montrer son plaisir, l’importance du service rendu, exprimer sa gratitude, en un mot se mettre en dette. « L’équilibre du don est dans la tension de la dette réciproque. » écrit Jacques Godbout.[9]

La réversibilité du don est au fondement de l’échange humain. Pourtant cette réversibilité n’est pas assurée. L’obligation de recevoir et de donner implique la liberté d’interrompre la relation en omettant de la confirmer par le contre-don. C’est le risque de cette liberté obligatoire qui fait le prix de la relation. Il permet que s’exprime le désir de la prolonger ou non, l’intérêt porté ou non à l’autre. Pour Marcel Mauss le don agit « à la manière d’un dispositif structurel inconscient qui sous-tend constamment l’intégralité de notre vie sociale. »[10]

 

Socialité et relation d’usage

Le paradigme du don doit donc être appréhendé sur le mode de la compréhension anthropologique des phénomènes. Alain Caillé distingue à cet égard deux modes de socialités.

La socialité primaire, caractérisée par le processus du don, est constituée des relations directes qu’entretiennent les individus : liens de parenté, rapports amoureux et amicaux, rapports de voisinage et d’entraide.

La socialité secondaire est constituée des relations qui supposent une médiation objectale, soit monétaire (échanges marchands, relation salariale), soit institutionnelle (rapport aux services d’utilité publique)[11]

Bien que la relation avec la personne accompagnée en action sociale sollicite des affects qui l’animent, le registre professionnel du service à l’autre ne relève pas du don et donc de la socialité primaire mais de la socialité secondaire.

En la matière, le statut de client découle de la médiation monétaire et le statut d’usager découle de la médiation institutionnelle. Dans les deux cas, la médiation libère le professionnel et la personne accompagnée de la dette occasionnée par leur relation de personne à personne.

Or ce qui fonde l’action sociale, et donc le secteur social et médico-social, c’est le fait qu’elle ne relève pas d’un rapport marchand, d’une rémunération apportée par celui qu’elle concerne. Elle relève d’un rapport institutionnel au sens d’un rapport institué par la société comme constitutif de sa nature, comme condition de son existence. A savoir la notion de solidarité entre ses membres.

La solidarité c’est la protection contre les accidents de la vie (terme peu employé aujourd’hui comme si les accidents de la vie ne concernaient qu’une partie de la population) que s’accordent collectivement les membres d’une société. C’est ce qui permet la « capabilité », telle que définie par Amartya Sen[12], c’est-à-dire la capacité propre à la personne, ajoutée éventuellement des moyens compensatoires lui permettant d’accéder aux biens sociaux. Fait cohésion sociale le postulat de solidarité qui assure par exemple à un enfant lourdement handicapé l’accompagnement de deux ou trois membres de la société tout au long de son existence alors qu’il ne  contribuera jamais à sa richesse matérielle.

La solidarité exclut la médiation monétaire entre celui qui requiert d’être aidé et celui qui lui apporte cette aide. A l’opposé du terme d’usager, le terme de client est donc un contresens en matière d’action sociale.

 

 

Trois caractéristiques de l’action sociale : l’initiative du tiers secteur, la participation/coproduction, la sym-pathie des professionnels.

 

            Avant d’approfondir la notion d’usager, il est intéressant d’examiner en quoi l’action professionnelle au sein du secteur social et médico-social (et plus largement de l’action sociale), trouve son origine dans la socialité primaire tout en relevant de la socialité secondaire.

 

Le tiers secteur

Ainsi Jacques T. Godbout[13], renversant la perspective des analyses utilitaristes, propose de postuler l’existence de la sphère des liens primaires avant celles du marché et de l’Etat. Considérant la prévalence du tiers secteur (sous des formes diverses) à l’initiative de l’action sociale, il avance que sa fonctionnalité ne peut être appréciée à partir des critères d’efficience du marché et de l’Etat. « … les catégories d’offre et de demande […] sont des catégories propres à l’Etat et au marché […] elles ne s’appliquent pas au tiers secteur […] Car ce secteur émane de la communauté. Or le modèle communautaire ne connaît pas la rupture producteur-usager à l’origine des modèles marchand et étatique. »[14]

Le terme d’usager renvoie à la notion d’usage, à savoir les échanges au sein d’une communauté de vie, d’un ensemble social de proximité, dans lequel la question des biens et la question des relations ne sont pas séparées, dans laquelle la médiation par l’argent ne régule pas des rapports marchands. Les rapports y sont ceux d’usage d’un bien commun, fondés sur le don et le contre-don, les interdépendances relationnelles et non la rétribution monétaire en contrepartie des biens et des services (le marché), ou la dépendance de l’administré à l’administration, qui lui impose sa rationalité égalitaire et normative en contrepartie du droit ouvert.

Jacques T. Godbout accorde cependant que les organismes du tiers secteur s’éloignent progressivement du « contexte communautaire » de leur origine : « Tout organisme communautaire qui atteint une certaine maturité organisationnelle tend nécessairement vers  le modèle salarial, la bureaucratie et l’institutionnalisation d’une rupture entre producteurs et usagers. »[15] Pour autant il invite à ne pas oublier que le fonctionnement en réseau du tiers secteur lui donne « une capacité d’adaptation et d’innovation bien supérieures à l’appareil d’Etat, et le rend susceptible d’intervenir là où le marché ne trouve pas de demande solvable. »[16]

 

Participation/coproduction

Registre déterminant des sociétés premières, l’usage ne conçoit pas la séparation entre un producteur et un utilisateur. Par contre le marché et l’Etat se caractérisent par une rupture entre le producteur de services et son utilisateur / bénéficiaire. Jacques T. Godbout invite en conséquence l’usager à se méfier de la sollicitation à être coproducteur de la prestation.  « L’usager est incompétent comme producteur. […] et il l’est de plus en plus à mesure que se développe et se raffine le mode de production des choses et des services et que s’accroît la spécialisation de l’univers de la production. Sa compétence unique, qu’aucun producteur ne peut lui contester, est précisément sa compétence d'usager, c'est à dire d'évaluateur de la valeur d’usage du produit.»[17]

On relèvera la radicalité du point vue. Pour autant, considérer « l’incompétence de producteur » de l’usager n’est pas une dévalorisation de ce statut mais une volonté de lucidité sur la place de l’usager dans la réalisation du service : s’il en bénéficie c’est au titre de ses droits de citoyen et il doit d’abord se préoccuper de son existence et de ce qui le lie à ses proches, sans avoir à se considérer coresponsable de l’accompagnement que lui ouvrent ses droits. C’est un ayant droit.

Pourtant Jacques T. Godbout reconnaît la pertinence d’une participation référée à la citoyenneté : « A la différence du consommateur, le citoyen ne peut pas ne pas être, d’une certaine façon, producteur du système politique.»[18] Mais, pour ne pas constituer une illusion, une exigence moralisante de contribution obligée au titre d’une dette à rendre, cette participation doit s’inscrire dans le registre de l’usage social car c’est à ce titre que la coproduction nourrit le lien social. « La coproduction nomme la dimension communautaire d’un système qui est [aujourd’hui] aussi fondé sur la rupture producteur-usager. »[19]

 

La sym-pathie des professionnels

De son côté, Serge Ebersold montre que la relation (socialité primaire) des professionnels du secteur social et médico-social avec les parents d’enfants handicapés est déterminante pour ces derniers parce que ces professionnels sont les membres de la société qu’ils côtoient à propos du handicap de leur enfant. Selon l’attitude relationnelle qu’ils adopteront, soit ils offriront aux parents l’opportunité de retrouver de l’estime de soi, soit ils confirmeront le phénomène de dés-identification sociale que les parents éprouvent du fait du handicap de leur enfant. Ebersold dit des professionnels qu’ils sont en situation de restituer aux parents « leur valeur sociale aux yeux de la collectivité : les marques de la sympathie attestent d’une proximité affective suggérant qu’il n’y a pas de différence entre celui qui est handicapé et celui qui ne l’est pas. »[20]

La disponibilité et l’ouverture des professionnels, l’estime manifestée aux parents, la sym-pathie éprouvée par une commune humanité devant le problème de leur enfant, témoignent d’une relation soutenue par des sentiments. Il s’agit bien de manifestations de la socialité primaire, relevant du processus du don, au-delà d’une technicité rémunérée, médiatisée par la dimension institutionnelle de la solidarité nationale, qui relève de la sociabilité secondaire.

Il y a tout lieu de penser qu’il en est de même de la relation des professionnels avec l’adulte handicapé ou en désinsertion sociale.

 

 

Validité du terme d’usager

 

Usager ou personne ?

Le CSTS (Conseil supérieur du travail social) a mis en question le terme d’usager dans son rapport du 18 février 2015. Si l’on peut partager nombre des aspects de ce rapport, il suscite des réserves sur d’autres et notamment sur son titre, « Refonder le rapport aux personnes ».

Le caractère générique du terme de personne, que le titre du rapport met en avant à la place de celui d’usager, semble un déni de la spécificité des représentations sociales relatives aux publics concernés. Nous sommes tous des personnes et celles concernées par l’action sociale le sont bien évidemment mais pourquoi ce terme générique devrait-il être plus particulièrement employé à leur sujet ? On semble craindre d’identifier la spécificité d’un  statut conféré par le fait d’être concerné par l’action sociale. Comme si ce statut les excluait de l’universalité de la personne. Comme si le statut d’usager de l’action sociale constituait un stigmate et résumait leur existence.

La justification du titre est apportée en début de rapport. On y glisse :

  • de l’observation d’un écart entre le souhait d’une participation des usagers et la réalité de sa mise en œuvre (« il existe encore un écart important entre le principe de la participation des « usagers » et la pratique. »),
  • à la justification du remplacement du terme d’usager par celui de personne.

Autrement dit, on se focalise sur les représentations attachées au terme d’usager au lieu de s’interroger sur le sens de la prescription actuelle de participation des usagers. Bien sûr cette approche de la sémantique est motivée par le questionnement sur la condition qui est faite aux usagers de l’action sociale, mais un changement de mot n’annulera pas la spécificité qui les écarte du droit commun.

Cette proposition de remplacer le terme d’usager repose sur l’évocation d’une rencontre avec des allocataires du RSA, dont ont perçoit toute la valeur en soi, mais qui est érigée en fondement argumentaire.

« Une illustration de cet écart [entre le principe de la participation des « usagers » et la pratique] nous est donnée à l’occasion d'une rencontre avec plusieurs personnes d'un «groupe ressources», en l’occurrence un collectif d'allocataires du RSA, des échanges ont eu lieu à propos de l'image que les personnes ont d'elles-mêmes, des services sociaux et des associations auxquelles elles font appel. Lors d’entretiens où chacun pouvait intervenir spontanément, ces questions ont pu être abordées sans détour, dans le cadre d'une relation directe. » On relèvera en l’occurrence les qualifications destinées à emporte l’adhésion : « pouvait intervenir spontanément », « abordées sans détour », « dans le cadre d’une relation directe ». Comme si cette situation était emblématique du pur spontanéisme social, comme si elle n’était pas prise aussi dans les enjeux circonstanciels des observateurs et des personnes rencontrées. La conclusion[21] semble ainsi assurée de sa pertinence : « Au final, le terme «usager» est rejeté. »

Au passage est notée une intéressante observation : «  Il lui est préféré le mot «allocataire » comme pour la CAF. » Effectivement la CAF est identifiée par les allocataires du RSA comme relevant du droit commun, leur ouvrant des droits, qui n’exigent pas justification de comportement.

Est ensuite rejeté à juste titre la qualification de client : « le mot « client », utilisé par le passé par les assistantes sociales surprend et fait sourire. Même si le client est roi dans le commerce, ce n'est pas vraiment le cas ici ». Ce rejet introduit une énonciation à forte teneur émotionnelle et par ailleurs ontologiquement pertinente : « Nous sommes des humains ». Pour aboutir logiquement à une proposition, émotionnellement plus pondérée : « Sur proposition, c'est le terme de «personne» qui est retenu. Il est considéré comme étant le plus correct et le plus simple à utiliser. »

On en a oublié au passage que le terme d’usager concernait un statut – reconnu et/ou contraint, comme tout statut social – et non la qualification ontologique des publics – et non du public - concernés par l’action sociale. « Usager », « citoyen », « consommateur », « client », désignent des statuts, accordent des attributs. « Personne », « sujet », « individu », définissent une nature, une essence, constituent un fondement ontologique. Alors qu’il vise à dé-stigmatiser, le raisonnement du CSTS assigne un caractère ontologique – la personne – au fait d’être concerné par l’action sociale, autrement dit fixe ses publics dans une spécificité d’assistance. Une spécificité ontologique d’autant plus absurde qu’elle suppose que ceux d’entre nous qui ne sont pas concernés par l’action sociale ne seraient pas des «personnes». Evidemment que les personnes concernées pas l’action sociale sont des «personnes» ! Pourquoi leur rajouter cette qualification ?

Comment en arrive-t-on à la perspective selon laquelle il faudrait remplacer le terme d’usager par celui de personne, alors que le propos du groupe de travail « Place des usagers »[22] n’était pas de cet ordre, questionnant d’ailleurs la qualification ontologique susceptible d’être attribuée à un terme générique : « Il est donc nécessaire et important de proscrire le mot « usager » dès lors que son emploi n’est pas référé à un objet, un dispositif, une politique... Quiconque est bien sûr amené à être «usager de...», mais nul ne saurait être identifié comme «un usager» par essence, comme si une personne pouvait être définie une fois pour toutes par son appartenance à un «autre monde», celui de «l’usager». »

C’est bien cette proposition qui est reprise en final du rapport du CSTS mais ce n’est pas ce qu’induit son titre dans un saut conceptuel que rien ne justifie.

 

« Merci de… »

On l’a évoqué précédemment, expression de la solidarité nationale, l’action sociale est aussi la manifestation de l’exclusion du droit commun, de la face sombre de notre société actuelle, la surface de visibilité d’un processus d’inégalisation et de dualisation sociale.

Se focaliser sur les représentations qui se constituent autour des mots désignant les publics, d’une part n’empêche pas les effets de stigmate, d’autre part se détourne de la question sociale à l’origine du développement exponentiel de l’action sociale et contribue à en opacifier les enjeux politiques.  

Cela participe d’une compulsion à rechercher en permanence de nouveaux termes par usure des anciens parce qu’ils ont été déterminés par convergence d’insatisfactions souvent contradictoires, les unes promotionnelles, les autres auto-justificatives, voire corporatives ou obéissant à des enjeux institutionnels en tension. Un processus qui, tout à la fois, critique et ré-institue de façon différentielle au droit commun.

Par ailleurs il faut interroger le sous-titre dans sa dimension émotionnelle « Merci de ne plus nous appeler usager ». Retirée de son contexte la dimension compassionnelle de la citation est redoutable. Il ne s’agit même pas d’une revendication : « Nous ne sommes pas des usagers » mais d’une supplique « Merci de… » Autant l’on peut partager la préoccupation sous-jacente au propos dans son contexte d’élocution, autant le mettre en exergue c’est l’instrumentaliser. Il y a un côté « Je suis Charlie » dans cette utilisation qui peut enthousiasmer à juste titre sur l’instant et qui dévalorise à terme, voire risque de faire l’objet de manipulations dangereuses, inclinant au misérabilisme du remerciement.

 

Détenteur de droit

L’analyse développée dans le rapport comporte différents arguments dont les uns conduisent à la conclusion soutenue par le titre, tandis que d’autres ouvrent à d’autres réflexions.

Le rapport s’interroge tout d’abord sur l’insistance des politiques publiques actuelles à mettre en œuvre les droits de l’usager. « … l’affirmation de droits spécifiques au bénéfice d’«usagers» a pour effet de suggérer que certains citoyens le sont moins que d’autres : certains citoyens, usagers sous la dépendance d’autres citoyens et institutions censés leur venir en aide sont dans une relation dissymétrique qui les expose à la disqualification d’une citoyenneté pleine et entière. »

A l’origine de cette édiction de droits spécifiques au secteur, certainement y a-t-il en creux une manifestation de la mauvaise conscience d’une société qui oriente une part significative de la population hors du droit commun. On ne peut pourtant ignorer qu’elle vise aussi à protéger des personnes rendues vulnérables par leur situation et qu’il serait paradoxal de dénier cette raison, tout en soutenant le bien-fondé de la bientraitance.

Par ailleurs, à les considérer dans leur énonciation légale, les droits des usagers dans le secteur social et médico-social sont assez ordinaires : une prise en charge individualisée à l’équivalence de ce qui est attendu de la médecine libérale à l’égard de tout un chacun ; un livret d’accueil qui n’est rien d’autre que la présentation d’une instance sociale comme l’hôpital, l’école, le club de vacances ou la fédération sportive ; un règlement de fonctionnement à l’instar de toute instance dispensatrice d’un service à un public (une assurance, une société de transport, un hôtel, etc.) ; une instance consultative à l’instar du conseil de parents d’élèves ou du conseil des colocataire ; une charte des droits et libertés de la personne accueillies à l’instar de la charte des droits de la personne hospitalisée.  Jusqu’à l’existence de personnes qualifiées qu’on peut assimiler au médiateur de la République.

Rien que d’assez normal finalement.

La question n’est d’ailleurs pas celle des droits des usagers ni d’un supposé statut d’usager dévalorisant mais plus radicalement celle de l’existence d’un secteur d’activité fondé sur la différenciation du droit commun. L’exceptionnalité n’est pas attachée à la notion d’usager mais à l’existence d’un secteur d’accueil spécialisé là où devrait se déployer un  accompagnement spécialisé au sein des dispositifs de droit commun. C’est la différenciation du commun qui est à questionner, voire critiquer, et non l’édiction de droits au sein du secteur d’activité qui résulte de cette différenciation.

Il y a une propension masochiste au sein du secteur social et médico-social qui relève de la mauvaise conscience sociale détournée, projetée sur les seuls acteurs de ce secteur. Nous nous en défendons par des raisonnements alambiqués au lieu de dénoncer cette mauvaise conscience qui s’en libère à bon compte.

Sans doute la position est difficile à tenir : accompagner professionnellement – y trouver de quoi vivre – un public victime d’un processus de dualisation, de différenciation du droit commun, dans le cadre d’une mission qui s’énonce comme inclusive dans le droit commun, tout en étant le témoin quotidien qu’elle confirme cette différenciation. Autrement dit : contribuer à accueillir et accompagner au mieux un public – et parfois formidablement bien – tout en dénonçant la condition sociale différenciée qui est à l’origine de sa propre existence professionnelle.

La position est difficile à tenir comme en témoigne le soupçon, qu’observe le rapport du CSTS, selon lequel les droits des usagers pourraient servir à cautionner l’exclusion dont les politiques sociales ne seraient plus seulement le réceptacle mais deviendraient la raison dissimulatrice. Ainsi de ce raisonnement en trois temps.

1/ Le constat du caractère socialement institué de la notion d’usager : celle-ci repose sur un statut. « Dans l’action sociale, le mot « usager » apparaît dans la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et  médico-sociale  aux  côtés  des  termes  citoyen  et  bénéficiaire.  Le  terme  usager  a  donc  un fondement légal, institué ;  il  est  employé  dans  les  politiques  sociales  et  dans  les  pratiques administratives. »

2/ Le soupçon formulé par certains d’une instrumentalisation de la notion au lieu de s’interroger sur le processus de dualisation à l’origine de l’existence du secteur social et médico-social. « A tel point que d’aucuns craignent que l’institution tende à instrumentaliser cet «usager», à l’utiliser à des fins organisationnelles, qu’il devienne «usager-alibi». Pour beaucoup de professionnels, le terme «usager» est réducteur ; il met trop l’accent sur une dimension purement consumériste ou négative. » Beaucoup de professionnel : sur quoi appuie-t-on cette assertion quantitative ? Quant à la rhétorique du raisonnement elle est d’un simplisme trop coutumier au secteur.

3/ La fuite dans l’idéalisation de l’usager partenaire ou acteur, plutôt que la simple reconnaissance de la difficulté et des besoins spécifiques de la personne disposant d’un statut reconnaissant sa qualité citoyenne. « Aussi, ils veulent passer de l’usager-objet à l’usager-partenaire et l’usager-acteur. »

Pour conclure par une pirouette sans consistance. « Mais de plus en plus de personnes directement concernées et d’associations demandent de  cesser d’utiliser le terme «usager», en raison de ce qu’il leur évoque : usagé. »

Rien n’est moins argumentée que l’invalidation d’un terme par une homophonie.[23] D’autant plus lorsqu’on la fait suivre de qualificatifs (« assujetti, incapable ») qui n’ont aucun rapport avec le terme critiqué même dans sa forme ridiculisée.

On relèvera conjointement le « de plus en plus », expression régulièrement employée dans le secteur social et médico-social lorsqu’une simple opinion se prétend un constat objectif sans s’appuyer sur aucun élément statistique. L’écoute d’impressions subjectives, peut-être répétées dans le quotidien mais jamais recensées ni appréhendées à partir de leurs représentations productrices, devient une croyance qui se donne des allures de phénomène.

« De plus en plus » est un argument d’autorité qui ne dit rien de son fondement. A partir de quelle justification épistémologique énonce-t-on une telle assertion ? Dans quel cadre les propos à son origine ont-ils été formulés ? A-t-on invité les locuteurs à développer la nature et les circonstances de leurs observations ?

Une représentation devient ainsi argument à prétention scientifique alors qu’elle n’est que la formulation d’un type d’acteurs et de leurs intérêts. En l’occurrence, d’une hétérogénéité de motifs nait un refus. Un mot en vogue l’emporte au gré du débat, un mot qui à son tour vieillira et sera critiqué…

 

Des usagers de…

Le terme d’usager n’a sans doute pas la même signification pour une personne sans domicile fixe accueillie dans un CHRS ou un allocataire du RSA qui fréquente une épicerie sociale que pour une personne avec un handicap moteur qui vit en autonomie dans un appartement avec l’accompagnement d’un SAMSAH ou pour des parents dans le cadre d’une mesure d’AEMO au titre de la Protection de l’enfance. L’une éprouvera la confirmation de son invalidation sociale dans le statut qui lui est attribué, la dimension assistantielle de l’aide apportée, tandis que l’autre y verra la reconnaissance de sa pleine qualité de membre de la société au-delà de son handicap.

Acteurs du secteur social et médico-social, nous tendons à oublier que nous sommes tous usagers de la solidarité, que c’est ce qui fonde notre appartenance à la société et soutient la cohésion sociale.

Il est intéressant à cet égard d’interroger les standards diffusés par les supports médiatiques. Sans que cela interdise leur critique, ils constituent la pensée sociale la plus partagée, la plus commune, et nous rappellent que notre point de vue d’acteurs du secteur social et médico-social n’est caractéristique que de nous-mêmes, de notre besoin de légitimité sociale, de notre éventuel sentiment de ne pas être reconnu à la hauteur de notre mérite social dans un univers dominé par l’économisme.

 Ainsi de Wikipédia qui propose les exemples suivants d’utilisation du terme d’usager :

  • usager des transports en commun,

  • usager d'une bibliothèque ou d'une médiathèque,

  • usager de la santé qui utilise ou est susceptible d'avoir à utiliser les services de santé, publics ou privés.

    Où l’on voit que le terme d’usager ne prend valeur positive ou invalidante que dans le contexte de son utilisation. Où l’on se dit que se préoccuper d’abord du terme, c’est se détourner du motif qui le rend problématique.

    On ne manque pas ensuite d’être frappé par la fragilité de l’argumentaire justifiant le remplacement du terme d’usager par celui de personne.

    « La personnalisation est en corollaire de la notion d’usager. […] La notion de personnalisation est la pierre angulaire pour la qualité de vie dans les institutions sociales. » Sans conteste ! « Les appellations « personne accueillie », « personne accompagnée » sont les termes actuels retenus dans la politique sociale et dans les institutions. » Oui, parce qu’elles viennent dire que la personne âgée, le jeune sourd, le résident handicapé moteur, le sans domicile fixe hébergé, etc. ne sont pas que des êtres de droits mais aussi des êtres de chair. Ainsi que le rappelle Michel Chauvières : « Nous ne sommes jamais usagers comme nous sommes homme ou femme ou même citoyen(ne). A fortiori dans les situations désavantageuses, dont les bénéficiaires ou les victimes ne souhaitent pas voir les effets se prolonger, comme c’est souvent le cas dans le travail social (ASE, PJJ et.), l’usage n’a pas de fonction identitaire, mais seulement une fonction sociale. »[24]

    Mais pourquoi vouloir remplacer un terme qui dit le statut de droit des personnes concernées – usager – par une dénomination – personne – qui de nouveau les rassemble tous dans une fausse homogénéité, avec la prétention de recouvrir à la fois leur statut social et leur reconnaissance ontologique.

    Evidemment que chacun d’entre eux est une personne ! Comme tous ! Mais pourquoi avoir plus particulièrement besoin de le dire à leur sujet ? Pourquoi avoir besoin de m’appeler personne là ou je suis Monsieur, Madame, l’enfant de, l’adolescent qui, l’adulte handicapé moteur logé dans… ?

    « Cette terminologie a beaucoup d’avantages. Elle n’est pas stigmatisante et elle n’est pas spécialisée. » Sans doute ne l’est-elle pas aujourd’hui mais sans doute va-t-elle le devenir avec le temps comme toutes celles que nous avons employées jusqu’alors.

    «  Elle permet de signifier une relation de proximité, de confiance ; mais le terme induit aussi l’idée que l’intervenant est «à côté», disponible si besoin mais dans un rapport interpersonnel «égal» (en droit et d’un point de vue éthique). » Où l’on voit ressurgir la phraséologie évanescente du secteur social et médico-social, l’appel à l’éthique qui justifie  une assertion sans argumentaire logique et documenté. Qu’est-ce qui permet de soutenir que le terme  de personne induit des qualités telles que : «égal», «disponible», «proximité», «confiance»

    Avec au final un argument aujourd’hui repoussoir : la notion de personne est opposée à celle d’individu : « Différente de celle d’individu[25], elle met l’accent sur les potentialités et les ressources. »

     

    « Une pluralité de vocable »

    A la différence de cette faiblesse argumentaire, on s’associera par contre à la conclusion d’un examen détaillé de la diversité des dénominations employées dans le secteur social et médico-social, à la fois rejetées par les uns, revendiquées par les autres. « Pour conclure, cette multiplicité d'appellations traduit une difficulté à trouver un terme adéquat communément admis pour l’action sociale. Ainsi, face à la pluralité de situations, il est logique de prolonger la réflexion vers une pluralité de vocables. En effet, la recherche d’un autre terme est vouée à l’échec pour les mêmes raisons qui font mettre en question le mot «usager». De fait, il est intéressant de noter que les «usagers» se satisfont à un endroit de terminologies qu’ils refusent ailleurs (par exemple, les «bénéficiaires» ; ici, le terme sera apprécié, car limitant l’intervention sociale au «bénéfice» objectif et ailleurs il sera décrié car réduisant la personne à la prestation). »

    On comprend mieux alors le sens de cette partie du rapport : le choix du terme de personne est situé comme relevant de l’opinion des acteurs rencontrés et non comme la conclusion d’un raisonnement qui doit s’imposer.

    C’est pourquoi on ne peut que s’étonner du glissement opéré de la proposition initiale de proscrire l’emploi du terme d’usager comme catégorie en soi (ontologique) jusqu’à son remplacement comme l’induit le titre du rapport « Refonder le rapport aux personnes ».[26]

Rien ne vient valider le postulat qui le soutient : « Le terme «usager» est ressenti socialement et éthiquement comme inacceptable, car centré sur les problèmes, sur un statut d’assisté, sur une relation de dépendance à un service, voire sur une éventuelle inaptitude de la personne à pouvoir accéder à une autre forme de reconnaissance. » Comme l’évoque le rapport lui-même, le terme est ressenti négativement par les usagers qu’invalide la précarité dans laquelle les met une société génératrice d’inégalité, mais il l’est positivement  par les usagers qui s’en emparent comme d’une reconnaissance de leur égalité de droit au-delà de la particularité de leur condition existentielle.

Dans cette perspective, la proposition 3 du rapport du CSTS est par contre pertinente : « Il est donc nécessaire et important de proscrire le mot «usager» dès lors que son emploi n’est pas référé à un objet, un dispositif, une politique… Quiconque est bien sûr  amené à être «usager de…», mais nul ne saurait être identifié comme «un usager» par essence, comme si une personne pouvait être définie une fois pour toutes par son appartenance à un «autre monde», celui de «l’usager». »

Mais alors pourquoi aboutir à cette formulation ontologique, «la personne», qui de nouveau globalise des situations aussi hétérogènes que celle de handicapé moteur, de bénéficiaire du RAS, de personne âgée dépendante, d’adolescent en rupture, d’enfant sourd, etc. On recrée une catégorie excluante au lieu d’essayer de travailler sur l’articulation entre l’ontologie de la personne et le statut d’utilisateur d’un usage social constitutif de cohésion sociétal.

Faire usage

Le terme d’usager est intéressant parce qu’il se démarque de la notion de client que voudrait nous imposer un néolibéralisme qui entend tout réduire au marché.

Il est intéressant précisément par ce qu’il n’est pas : bénéficiaire, allocataire, administré, client, ayant droit, consommateur. Peut-être a-t-il été choisi parce qu’il permettrait d’échapper à ces catégorisations.

Il est intéressant parce que comme l’avance Michel Chauvière, il suppose « … la reconnaissance d’une altérité radicale de celui-ci, tout à la fois au plan relationnel et juridique. C’est l’acceptation de l’autre par lui-même, avec ses droits propres, quelle que soit par ailleurs sa pathologie ou ses besoins. »[27]

 Il est intéressant parce qu’il nous tire du côté de la citoyenneté plutôt que du côté du consommateur supposé libre d’accéder au meilleur rapport qualité/prix sur un marché en réalité producteur d’inégalités.

Il est intéressant parce qu’il relève du paradigme de l’interaction personnelle et sociale exposé au début de cet article. Il n’est ni de l’ordre du paradigme utilitariste – l’humain est motivé par son intérêt propre, la société repose sur l’articulation des intérêts – ni de l’ordre  du paradigme du conditionnement – la norme sociale et non la liberté personnelle est à l’origine de nos conduites. Il est de l’ordre de ce qui fait lien entre les membres d’un groupe humain, de ce qui fait société par l’usage d’un bien commun. Avant l’Etat, avant le marché, il y a l’usage. Il ne s’agit pas d’idéaliser les sociétés premières qui, certainement, comportaient leurs normes contraignantes et leur système d’intérêts. Il s’agit de ne pas ignorer que les sociétés contemporaines reposent tout autant sur l’usage, dimension fondamentale du vivre ensemble.

Le terme d’usager est donc intéressant parce qu’il relève du temps long des sociétés. Il est de même ordre que le choix effectué par le législateur pour remplacer la puissance paternelle par l’autorité parentale (loi du 4 juin 1970). On aurait spontanément préféré celui de responsabilité parentale. Or le terme est bien plus pertinent. Issu de la racine latine auctor, c’est-à-dire auteur, de même que le terme d’autorisation, l’autorité parentale est l’autorisation qui m’est faite en tant que géniteur d’un enfant d’assurer la charge de son éducation, d’en devenir socialement auteur. Formidable signification du cadre symbolique.

Personne ne conteste ce terme parce qu’il relève du droit commun. Demandons-nous pourquoi nous contestons celui d’usager ? Pourquoi évitons nous de nous confronter avec lucidité au caractère problématique d’un secteur social et médico-social qui témoigne d’une  dualisation entre ceux qui bénéficient du droit commun et ceux qui en sont écartés.

Pourquoi penser le terme d’usager sur le mode du stigmate alors que le droit commun le considère comme indiquant un faire usage de société. Les droits des usagers sont des droits de citoyens. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de soutenir cette perspective ? Pourquoi, acteurs du secteur social et médico-social retournons-nous contre notre activité les ambiguïtés du politique ?

Il s’agit effectivement de ne pas penser un terme - l’usager - mais des termes. On n’est pas ontologiquement usager, mais usager de l’hôpital, de l’autobus, de la voirie, de l’autoroute, etc. Je suis une personne qui devient voyageur dans le bus, j’en fais usage, ce qui m’attribue des droits et des obligations d’usager. Je suis une personne qui devient habitant de ma commune par mon domicile, je fais usage de ses services, ce qui m’attribue des droits et des obligations d’usager.

Ne cédons pas à l’illusion que changer de mot changera la réalité. Elle nous dispense de veiller au risque permanent de réifier, d’homogénéiser un public par commodité de pensée.

Il y a un homme, une mère, un adulte, un enfant, un père, un résidant, en situation de… Des personnes singulières en situations de vie singulières, relevant d’inscriptions sociales comme tout un chacun. Et en même temps un usager, manifestation de la personne comme citoyen détenteur de la solidarité nationale.

J’espère qu’un jour, on ne viendra pas nous dire : « Merci de ne plus nous appeler une personne ». Nous n’aurons plus aucun recours sémantique.

 

 

 

 

 

[1] Pour le débat démocratique : la question du handicap, Paris, Éditions du CTNERHI, 2000.

[2] Pour une société inclusive, Intervention à l’occasion du XXème anniversaire du SESSAD Aurore – Acodège, 12-09-14.

 

[3] Pour l’essentiel il est aujourd’hui développé par le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).

[4] Cours de sciences sociales. Leçon d’ouverture », in La science sociale et l’action, PUF, Paris, 1970, page 84 et 85.

[5] La sociologie comme philosophie politique et réciproquement, Philippe Chanial, La Découverte, Paris, 2011, page 79.

[6] Ibid. page 79.

[7] Avec des formes de rivalités et d’affrontements agonistiques (comportement chargé de régler les  tensions dans un groupe social) dans l’attente de reconnaissance de sa valeur par sa richesse et donc sa capacité à donner.

[8] Les termes de don et de dette doivent être appréhendés sans connotation morale. Il s’agit de considérer les mécanismes relationnels au sein des communautés humaines.

[9] L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992.

[10] Bruno Karsenti, Marcel Mauss Le fait social total, PUF, Paris, 1994, p. 113.

[11] Alain Caillé, « Postface au manifeste du MAUSS », La revue du MAUSS n° 14, 1991, p. 101-116.

[12] Éthique et économie, Paris, PUF, 2001.

[13] Le don, la dette et l’identité, La découverte-MAUSS, Paris, 2000.

[14] Ibid. page 90.

[15] Ibid. page 100.

[16] Ibid. page 101.

[17] Sous la direction de Michel Chauvière et Jacques T.Godbout, Les usagers entre marché et citoyenneté, L’harmattan, Logiques sociales, Paris 1992, Coproduction et représentation de l’usager, pages 297-298.

[18] Ibid. page 301.

[19] Ibid. page 301.

[20] Parents et professionnels face au dévoilement du handicap, ERES, 2007, page 138.

[21] Oubliant d’ailleurs qu’il s’agissait ici d’évoquer la question de la participation.

[22] Etats généraux du travail social, Groupe de travail Place des usagers, Rapport remis par Marcel Jaeger, 18 février 2015.

[23] Homonymie phonétique.

[24] « Entre territoires et usagers, le travail social à la croisée des chemins », Les travailleurs sociaux ont-ils peur du changement ? Les Cahiers de l’Actif n°292/293, page 15.

[25] La personne au sens d’être moral autonome se distingue de l’individu, au sens d’entité concrète selon Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989.

[26] On relèvera par ailleurs que c’est ce qui va sans doute être principalement retenu de ce rapport alors qu’il aborde d’autres aspects tout à fait pertinents de la participation des usagers et d’un « travail social en résonnance ». Cela interroge d’autant sur le titre qu’on a choisi de lui donner.

[27] « Entre territoires et usagers, le travail social à la croisée des chemins », Les travailleurs sociaux ont-ils peur du changement ? Les Cahiers de l’Actif n°292/293, page 15.