La définition du travail social dans le CASF

Ce texte a été publié dans le n°3030 des ASH du 20 octobre 2017.

C’est avec une relative discrétion que la définition du travail social, préparée par le Haut Conseil du Travail Social a été introduite dans le Code de l'Action Sociale et des Familles[1]. « Repolitiser l’action sociale » a participé aux travaux préparatoires à cette publication et ouvert le débat sur son site[2]. A partir des contributions publiées[3], il propose une analyse critique de cette définition.

Au-delà d’une succession d’énoncés, il nous semble que le travail social relève d’une pensée politique mais cela suppose de ne pas confondre le projet politique et le travail qui y contribue, de distinguer, d’une part, les principes sociétaux qui inspirent les finalités, et d’autre part, l’action et les pratiques qui en découlent.

 

Société, action sociale, travail social

 

L’action sociale est l’un des aspects d’un projet de société fondé sur les droits énoncés dans la constitution. Elle se décline, notamment, au travers d’une modalité : le travail social. Ce dernier n’est pas en capacité de résoudre les problématiques du logement, de l’emploi, de la maladie mentale, de la conjugalité ou de la parentalité. Acceptons cette limite, elle dessine en creux la nature du travail social : accompagner des personnes dans la réalisation de besoins existentiels. Il ne s’agit pas de répondre à leurs besoins mais d’effectuer des actes en sorte qu’elles deviennent en capacité d’y répondre.

La définition fait référence au principe de justice sociale. Celle-ci nous semble hors de portée du travail social. Sans doute celui-ci contribue-t-il à l’accès aux droits, dans la limite des politiques économiques, sociales et culturelles des pouvoirs en place. Sans doute interpelle-t-il les élus au titre de la solidarité nationale qui les engage et de la cohésion sociale dont ils sont comptables. Mais cette ambition dépend d’une volonté politique qui soutient, ou pas, ou à des degrés divers, une politique sociale favorable aux moins favorisés, une perspective de justice sociale qui n’instrumentalise pas le travail social dans une simple distribution de prestations susceptibles de varier au fil des prévalences électorales, des évolutions démographiques ou des soubresauts de l’opinion publique. Une approche plus incisive, politisant l’action sociale, aurait introduit le principe de lutte contre les inégalités sociales.

Toute tentative de définition du travail social se heurte aux limites de la société qui le contient, marquée par la marginalisation d’un nombre croissant de laissés pour compte. Dans ce contexte, le travail social ne peut se réduire à la simple tâche de compenser les inégalités, réduction que n’opère pas la définition du Code de l'Action Sociale et des Familles. Cependant, celle-ci ne clarifie pas le risque de dualisation d’un travail social à deux vitesses selon le degré de solvabilité des bénéficiaires. Nous pensons quant à nous que la définition du travail social doit reposer sur une approche socialisée – une affirmation du vivre ensemble – et non une approche marchandisée – la prévalence des intérêts individuels dans un marché concurrentiel.

 

Le travail social vise l’accès aux droits fondamentaux

 

Repolitiser l’action sociale et donc penser le travail social en conséquence, c’est ne pas  considérer l’action sociale comme le filet de sécurité qui amortit la chute des perdants de la mondialisation concurrentielle. Reposant sur l’exercice de droits égaux dans une société démocratique, à l’opposé d’une société de castes ou d’ordres, le travail social refuse de hiérarchiser la valeur sociale des individus. Ce rappel nous semble nécessaire car on caractérise souvent le travail social par la déqualification de ses usagers. Ainsi, à l’issue de ses consultations, le HCTS a heureusement écarté de la définition l’expression « personnes en situation de fragilité et de vulnérabilité ». Il a également écarté, lors des débats, l’éventualité d’introduire la notion de responsabilité des personnes dans les événements à l’origine de l’accès à certains droits, de même que le paternalisme moralisant de la responsabilisation.

Pour autant, le travail social peut-il prétendre, pour les personnes accompagnées, « à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté » ? Autant le professionnel du travail social contribue à l’accès au droit et, en ce domaine, son rôle est de ne rien céder devant les réserves, les dérobades et les entraves qui lui sont opposées en s’appuyant sur le droit. Autant le fait d’assurer l’inclusion sociale et la pleine citoyenneté relève d’une visée politique qui excède largement le travail social. Sans doute le concerne-t-elle, de même qu’elle doit animer l’action sociale, mais c’est un dessein de justice sociale que seuls la volonté des pouvoirs publics et l’engagement citoyen peuvent réaliser.

 

Le travail social contribue à la cohésion sociale et au pouvoir d’agir des personnes.

 

Un projet de société ne se réduit pas à une plateforme programmatique. Il soutient des orientations concernant l’exercice du pouvoir et ses finalités. Il justifie des choix relatifs au vivre-ensemble, ouvre des perspectives et dégage des principes d’action. Etroitement dépendant de ce projet politique, intimement lié aux mouvements sociaux qui le configurent, ce fondement historique du travail social aurait dût figurer en tête de la définition, d’autant que celle-ci se réfère, à juste titre, tant à la dimension universelle des droits de l’homme qu’à la dimension citoyenne de la démocratie.

Participer au développement des capacités des personnes à agir, individuellement et collectivement, pour elles-mêmes et pour leur communauté, signifie qu’elles agissent sur leur existence et non que c’est le travail social qui transforme leur existence.

Cependant, nous nous interrogeons sur le « but » général énoncé : « émancipation, accès à l’autonomie, protection, participation  ». Peut-on mettre sur le même plan la participation citoyenne qui relève du libre arbitre et le couple autonomie/protection comme condition même d’existence ? Ces termes posent un idéal hyperbolique, une contribution globale à un projet de société, tellement vaste qu’ils finissent par in-définir le travail social. Ou posent-ils une vision tutélaire qui suppose des citoyens démunis au point que le travail social serait chargé de les inciter au devoir de participation citoyenne ? Et pourquoi les deux termes conjoints de changement social et de développement social ? Qu’est-ce qui les distingue ?

A confondre le caractère professionnel du travail social – désormais lié par le plan gouvernemental au développement social – et le caractère politique du changement social, on risque paradoxalement de dépolitiser les enjeux de l’action sociale. En effet, à ne pas distinguer ce qui relève du projet de société et ce qui relève du travail social, on risque de noyer le sens du travail social dans une phraséologie faussement consensuelle. Pour ne pas être utilisé dans des enjeux de pouvoir inhérents à toute société, sans pourtant ignorer qu’il tient sa légitimité de cette société, le travail social doit connaître son contexte politique d’exercice, avoir conscience de représenter une activité traversée par la dimension politique. Mais le professionnel du travail social ne peut pas s’attribuer la charge de promouvoir le changement social. Il ne ferait que s’y désespérer. Plus encore peut-être, à investir d’un tel dessein son activité professionnelle, il en décharge le corps social, il dépolitise l’action sociale en réduisant le projet de société, la lutte contre l’injustice et l’inégalité sociale, à une action professionnelle. Pour autant, on ne peut réduire les travailleurs sociaux à un rôle de distributeur de prestations, à une position quasi-tutélaire d’aide conditionnelle ou contrainte.

 

Le travail social, une pratique référencée

 

L’analyse des attendus de la définition montre que ce n'est pas tant le travail social qui est énoncé que sa raison d'être, à savoir le caractère politique de l'action sociale, en ce qu’elle n’est pas simplement un système de prestations mais aussi une volonté de cohésion et donc de justice sociale. Ce préalable politique est impératif et la définition élaborée par le HCTS a écarté à raison le terme de discipline au sens trop étroit de la définition internationale. Mais si le travail social n’est pas pensé distinctement de son fondement politique, on risque d’entretenir une confusion opacifiante des enjeux, attribuant au travail social, et donc à ses professionnels, la responsabilité du but en entremêlant finalité et moyens. D’évidence le travail social est traversé par la question politique parce que les professionnels du travail social sont au contact de ce qui fait et/ou défait société.  Il ne s’agit donc pas d’ignorer son caractère politique mais que ses professionnels ne le prennent pas à leur charge, qu’ils n’en délestent ni le politique ni les personnes accompagnées, ni même les citoyens.

Le mérite de la définition est d’avoir énoncé la raison d’être politique du travail social et les modalités de l’action qui en découle. Son défaut est de les mêler sans les articuler, de les aligner en une succession d’énoncés alors que la qualité d’une définition est bien de faire référence. Malmenée, débattue, critiquée, dépassée, elle a le mérite d'exister. Elle est une invitation à clarifier la complexité dialectique de la pensée politique et de l’action professionnelle.

 

Le travailleur social

 

Le professionnel du travail social n’a pas à développer politiquement son action, car il instrumentaliserait alors la personne pour servir son dessein personnel de transformation sociale et il dénaturerait la mission conférée par le pouvoir politique. Il doit distinguer la dimension politique, raison d’être de son travail, et ce travail lui-même qui, sans être neutre, s'inscrit dans les limites et l’ambition de la mission conférée. La distinction entre agent, acteur et auteur, éclaire cette tension :

  • Le professionnel du travail social n'est qu'un agent lorsqu'il est confiné à la simple exécution, à la seule distribution de prestations sans soutenir l’accès aux droits, sans examiner avec la personne ce qu’elle peut revendiquer au regard de sa situation et de l’injustice sociale que celle-ci représente ;
  • Il devient acteur lorsqu'il éclaire la personne sur ces aspects, ce qui comporte une dimension politique évidente mais qui appartient à la personne en tant que citoyenne.
  • Il se constitue auteur lorsqu'il construit avec la personne une pensée et une action en sorte qu’elle développe son pouvoir d’agir. Acteur de la dimension politique du travail social, il est auteur de la relation par laquelle il s’engage auprès de la personne.

L’articulation nécessaire de ces trois niveaux n’est pas sans poser des dilemmes éthiques et déontologiques[4]. Mais c'est justement parce qu'il se veut professionnel du travail social et non démiurge de la transformation sociale, que le travailleur social se questionne sur la ligne de crête qu’il emprunte.

Le législateur a raison de mettre la relation au fondement du travail social et d’avoir mis en avant l'engagement du professionnel du travail social dans la relation avec la personne et non dans un combat politique. Ce dernier doit être assuré par le jeu démocratique et les organisations de la société civile qui identifient des besoins et revendiquent les moyens d’y répondre.

 

Repolitiser l’action sociale :

Laurent Cambon
Bernard Cavat
Bertrand Dubreuil
Roland Janvier
Yves Matho
Johan Priou
Pierre Savignat

 

[1] Décret n°2017-877 du 6 mai 2017 introduisant un article D.142-1-1 dans le CASF.

[3] Cf. les articles de S. Karsz, M. Chauvière, B. Bouquet, A. Penven, G. Jouvet... publiés sur notre site.

[4] Cf. les situations traitées par le CNADe (Comité national des avis déontologiques) sur http://cnrd.ovh/.