De l'indignation à la transformation : le travail social à l'épreuve de la résistance
Le monde change. Et ces changements sont tout particulièrement ressentis par les travailleurs sociaux, fantassins au front des souffrances des humains.
Refusons de nous émouvoir pour saisir dans les mutations de notre environnement les opportunités qui nous permettront de construire une société de justice. Plutôt que de nous plaindre avec ceux qui se perdent à regretter l’évolution des choses, osons participer à la transformation du monde.
Cela suppose de prendre ses distances avec l’idée trop facilement répandue selon laquelle chacun doit « résister ». Entrer en résistance risque d’assimiler nos refus de l’injustice à une position conservatrice qui s’opposerait finalement à tout changement.
Il nous faut donc préciser ce qui, aujourd’hui, nous indigne dans la situation du monde. C’est cette indignation qu’appelle Stéphane Hessel de ses vœux, qui peut nous faire entrer, de manière proactive, dans un mouvement de transformation, de soi, des autres, de notre société et du monde.
.1. Un contexte mouvant
« Tout fout le camp ! » Il nous faudrait jeter l’ancre dans le flot du cours des choses pour cesser de dériver tel un bateau ivre au gré des lubies du temps qui passe trop vite. Une seule solution dans cette perdition généralisée des valeurs et des fondamentaux : résister !
Certes, la question ne se posait pas dans les mêmes termes avant, quand la vie des hommes reproduisait sagement celle de leurs ancêtres. Le déroulé de la vie semblait inscrit dans des continuités indiscutables. L’impression de voir partir le monde à la dérive est née avec la modernité dans les sociétés où s’est accélérée l’historicité.
Nous vivons, en ces périodes postmodernes, dans une civilisation à forte évolutivité. Un jeune entrant dans le monde du travail changera plusieurs fois de métier durant sa carrière. Les frontières des états se recomposent sans cesse. Les textes de lois sont produits plus vite que le délai nécessaire à leur application. Les flux financiers se calculent en millièmes de seconde pouvant créer en un éclair fortune ou ruine. Cette imprévisibilité du monde est intrinsèquement liée à sa complexité.
L’éphémère de notre environnement fait apparaître de réelles incertitudes sur sa solidité et sa durabilité. Chaque individu, perdu dans ce trop plein de signifiants qui finit paradoxalement par ressembler à un désert de sens, vit dans l’incertitude, l’inquiétude.
Ne pas savoir où on va par défaut de visibilité sur la suite de la route génère une plainte lancinante : plus rien n’est comme avant. Pour se rassurer, on se dit sur le ton de la nostalgie que c’était mieux avant. Les expériences antérieures représentent le rocher auquel s’accroche le naufragé. Le passé semble être le seul élément solide dans ce monde qui coule.
Cette plainte de la perte des repères s’est généralisée. Elle alimente la rancœur de ceux, majoritaires, qui se sentent perdus dans cet univers qui gigote trop vite. Ce qui est essentiel dans ce discours de regrets, ce n’est pas l’objectivité des constats mais la violence des ressentis exprimés. La subjectivité des sentiments se libère alors en une décharge agressive contre ces bouleversements qui angoissent. Comment comprendre ce qui se passe quand les seuls outils d’analyse dont on dispose datent du siècle précédent ?
Le travail social, dans cette « modernité liquide[1] », jouit d’une position tout à fait particulière, presque symptomatique. Naturellement et structurellement placé aux zones de frictions de la société, il est un espace de médiation entre le centre et la périphérie, les « in » et les « out ». Les acteurs du travail social sont parmi les premiers témoins des soubresauts de la vie sociale. Ils ressentent différemment d’autres acteurs sociaux la manière dont les forces telluriques du changement travaillent les structures de la société.
C’est peut-être cette posture qui confère aux travailleurs sociaux une hypersensibilité aux mutations, éveillant chez certains un réflexe de défense. Exposés plus que d’autres, le besoin de se protéger est, chez eux, exacerbé. Paradoxalement, les professionnels du travail social portent ainsi plus haut et plus fort, plus visiblement, une plainte récurrente contre le changement. Elle ne prend pas forcément la forme d’un discours conservateur qui s’oppose à l’évolution des mœurs. La plainte des professionnels du social porte plutôt sur la transformation radicale des problématiques et finit par s’épuiser dans des expressions toutes faites : « Les jeunes sont plus durs qu’avant », « les usagers sont beaucoup plus cassés maintenant », « les problèmes sociaux sont incommensurables avec ceux qui existaient jusque là »…
Il ne faudrait pas s’y tromper. Cette dénonciation n’est pas fondamentalement réactionnaire. Elle joue même, parfois, un rôle de vigilance que peu d’autres acteurs sociaux peuvent tenir. Elle est souvent preuve d’intelligence, d’attachement aux valeurs humanistes qui ont fondé le travail social. Elle génère de temps à autre des résistances salutaires contre des mouvements de mode qui laisseraient aller à vau-l’eau les fondamentaux de notre lien social.
C’est pourquoi il convient de discerner avec un peu plus d’attention ce qui caractérise les réactions, parfois épidermiques, des travailleurs sociaux. De mieux comprendre pourquoi ils adhérent si totalement, et parfois sans trop de recul, aux incitations à résister…
.2.Résister ?
Le thème de la résistance est omniprésent dans les discours qui environnent le travail social[2]. De quoi s’agit-il ?
Tel qu’il est globalement exposé, ce discours dénonce, parfois de manière indifférenciée, la montée en puissance du néolibéralisme qui tendrait à promouvoir la marchandisation du social[3], le retour du contrôle social, la volonté de rationnaliser tout ce qui touche à l’homme, la victoire d’un discours managérial, la recherche de rentabilité, l’hégémonie de la technocratie, etc. Autant de facteurs qui tueraient le caractère propre du travail social, qui détrôneraient « l’humain ».
Face à ce danger, et avec force confusions conceptuelles et sémantiques, sont opposés comme des valeurs indiscutables les notions-valises de droits de l’homme, d’humanisme, de subjectivité et d’intersubjectivité, de sujet, d’inconscient. Toutes ces références étant présentées comme indubitablement au service du respect de la personne.
Finalement, cette rhétorique défensive tend à tracer une ligne frontière claire et simple entre ce qui serait bon pour l’homme et ce qui lui serait préjudiciable. Mais ne s’agit-il pas en fait d’une simplification des enjeux qui a pour fonction première de désigner un ennemi. Ce dernier serait ainsi en train de fomenter un complot diabolique visant à éradiquer l’humanisme de la planète. C’est à partir de cette analyse réductrice que le concept de résistance peut être mobilisé. Puisqu’il y a un ennemi identifié, il faut entrer en résistance, poser des bombes, tendre des guets-apens, constituer des réseaux, s’engager dans l’armée de l’ombre qui empêchera ce triste dessein des hommes noirs de se réaliser. Le modèle des mouvements de résistance à l’occupant allemand de la seconde guerre mondiale peut alors être sorti de l’oubli pour servir de référence héroïque à un nouveau combat. Il s’agit bien de mobilisation.
Le seul problème, c’est que les choses ne sont pas aussi simples.
Y-a-t’il réellement « un » ennemi dans ces évolutions constatées de nos sociétés développées ? Où se trouve le siège du complot et contre qui est-il manigancé ? Qui seraient les hommes à abattre ?
Une approche plus attentive des phénomènes nous montre que les chambardements qui emportent les valeurs sont plutôt la résultante de forces qui ne sont le fait de personne en particulier. C’est de rapports de forces dont il s’agit, de conflits sociaux, d’oppositions d’intérêts, de lutte des classes et des places, pas de complot ! Comment les visées d’un seul ou d’une unique communauté auraient-elles le pouvoir d’infléchir le cours d’un monde aussi complexe ? Trop complexe pour être maitrisable. Trop complexe pour être simplifié dans des oppositions entre « bons » et « méchants ».
La première propriété d’un système complexe c’est son ouverture. C’est-à-dire le fait que rien n’est joué d’avance et que toute prospective est soumise aux aléas de l’imprévisibilité, à une ouverture incontournable, à l’inédit. Tout système complexe contient au moins un élément qui ne peut être réduit à ses interactions dans le système mais qui relie à un autre ou à d’autres systèmes[4]. Le propre de l’approche systémique – manière qui semble la plus adaptée pour comprendre les phénomènes qui secouent le monde d’aujourd’hui – c’est de prendre en compte toutes les interactions de tous les éléments du système en refusant toute simplification.
Si donc il n’est pas sérieusement soutenable de retenir la thèse du complot (au sens de l’intention de nuire d’un seul ou d’un seul groupe d’intérêt) et s’il apparaît que tout phénomène est marqué par la complexité, que tout fait système (au sens ou tous les acteurs sont pris dans les interactions), alors se pose la question de la responsabilité personnelle.
En effet, l’ennemi apparaît alors, non pas comme une entité extérieure, mais comme une diffusion de forces dont chacun peut en être le vecteur, voire le complice. L’enjeu est alors de mettre au travail sa part de responsabilité dans les phénomènes. Cette analyse, qui place chacun comme acteur de l’évolution du monde, présente l’énorme avantage d’éradiquer la figure de la victime (« Ce n’est pas moi, ce sont les autres ! ») au profit de celle du sujet, auteur de son destin et de l’avenir collectif. La résistance n’est plus « contre l’autre » mais aussi opposition à ses propres compromissions dans un système qui ne laisse personne indemne. Résister est un acte qui s’ouvre également à une vigilance par rapport à soi-même.
.3. Trouver des motifs d’indignation
L’opuscule de Stéphane Hessel nous invite à trouver dans nos vies des motifs d’indignation : « Regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation – le traitement fait aux immigrés, aux sans-papier, aux Roms. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ![5] » Dans son invitation à résister, ce membre du conseil national de la résistance transcende le concept : « Créer c’est résister. Résister c’est créer.[6] »
Cette « résistance-création » n’est pas le refus de bouger, ni l’opposition par l’inertie, encore moins une force qui ralentit et freine. Alors que résistance, en physique, désigne entre autres un composant qui s’oppose à la circulation du courant électrique, pouvant éventuellement le transformer en chaleur, « la » résistance d’Hessel désigne une attitude proactive qui vise le changement.
La perspective ouverte ainsi ne se fonde pas sur un rejet du monde contemporain et de ses mutations, ni sur la dénonciation d’un complot fantasmé qui dédouane chacun, pas plus que sur une posture de victime qui tenterait de résister à ses bourreaux, encore moins sur celle d’un peuple envahit par un occupant. La perspective est de s’appuyer sur ses propres indignations pour trouver, en soi, les forces qui engagent une action de changement du monde.
L’indignation permet d’être soi-même pris à partie dans les conflits sociaux. Elle convoque une mise au point de ses propres valeurs : ce que l’on veut – pour soi et pour autrui – et ce que l’on refuse – y compris en soi. L’indignation ne se contente pas de désigner un mauvais objet ou un bouc émissaire, chacun sait qu’un tel processus sert surtout à dédouaner le groupe des responsabilités personnelles de ses membres[7]. L’indignation réhabilite le sujet en lieu et place de l’individu balloté par les évènements qu’il subit. Il s’agit d’un sujet qui dit « je » en s’élevant contre l’inacceptable, qui s’affirme auteur en élevant sa voix contre l’ignominie, qui assume son humanité en prenant sa part dans la construction d’une société de justice, qui prend la parole dans les débats de société.
Cette indignation là nous invite à adopter une posture stratégique telle que la décrit Suzan George : « Ca ne sert à rien d’être “contre“ si on ne peut ni l’expliquer à d’autres ni taper au bon endroit. Autant se taper la tête contre les murs. Donc il faut apprendre, aider d’autres à apprendre, organiser, faire des alliances.[8] »
Il s’agit d’une indignation qui vise la transformation du monde.
.4. Œuvrer à la transformation
Œuvrer à la transformation du monde, c’est entrer dans un mouvement complexe qui ne se limite pas au refus ou à l’opposition. Il s’agit de définir une position beaucoup plus stratégique. L’art de la transformation, c’est la capacité à saisir les opportunités ouvertes par les situations, les propensions qu’elles offrent[9].
L’évolution de notre société, y compris quand elle régresse dans son humanité, y compris quand elle affaiblit sa propre force démocratique, nous présente des occasions pour infléchir le cours des choses. La stratégie consiste ici à repérer les lieux et les moyens de l’action. Non pas dans de grands plans de bataille, mais dans des actes signifiants qui peuvent irrémédiablement modifier les choses. L’image du vol du papillon pouvant provoquer une tornade à l’autre bout du monde correspond bien à cette idée d’opportunité stratégique. Tous les enfants en ont fait l’expérience, un caillou, judicieusement placé dans le lit d’un torrent peut transformer son cours, modifier les courants, changer le débit. C’est de cela qu’il s’agit.
Personne n’a rien à gagner à regretter le temps d’avant, supposé moins dégradé que celui de maintenant, ni à attendre un improbable grand soir, ni même de rêver à un âge d’or en regardant passer les évènements. Œuvrer à la transformation, c’est prendre place dans le lit de la rivière, s’inscrire dans le courant qui passe pour y jouer un rôle. Si minime soit-il, ce rôle participe de la transformation en infléchissant les choses autrement.
C’est ainsi que l’on peut comprendre le piège que représente le concept de résistance car, dans le flux du changement, il ne s’agit pas de rester immobile mais de s’y inscrire pour l’influencer. La résistance serait ce mur que l’on tenterait de construire pour empêcher le cours des choses. L’œuvre de transformation sera, au contraire, inscrite dans l’eau elle-même : « …l’eau n’a pas de forme propre : elle ne cesse de se conformer, elle évolue en s’adaptant, et c’est même parce qu’elle s’adapte toujours qu’elle est portée à progresser.[10] » Ceux qui ont observé les effets de l’érosion sur les minéraux savent bien qui de l’eau ou du rocher est le plus fort…
Être l’eau ne signifie pas se laisser couler avec l’ère du temps mais être « dans le bain » pour peser de toute sa détermination selon son dessein propre. L’avantage de cette posture, éminemment stratégique, est qu’elle ne situe pas un ennemi en totale extériorité du sujet. Il n’y a ni bon ni mauvais mais des forces qui traversent des acteurs, y compris soi-même, et qui produisent des effets. Ce sont ces forces là, les siennes, celles des autres, celles qui résultent de tous ces rapports, qu’il faut tenter d’orienter vers le progrès du monde, vers la justice.
C’est là que l’expression de Gandhi prend tout son sens « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde. » Comment, en effet, envisager d’agir sur son environnement sans déjà – d’abord ? – engager en soi et pour soi le processus de transformation. C’est de cohérence qu’il s’agit. Cohérence entre l’intra-subjectif et l’intersubjectivité, ces deux dimensions qui caractérisent l’humain. Cohérence entre l’être « soi et pour soi » et l’être « avec et pour les autres[11] ».
Cette œuvre de transformation, intégrant l’intime et le public dans un même mouvement, ne s’attache donc pas à la seule partie visible des choses. Un piège se présente à tout apprenti résistant : celui de n’intervenir que sur ce qui se voit, de limiter ses indignations aux éléments les plus évidents, de ne s’opposer qu’à ce qui saute aux yeux. Or, dans l’évolution du monde, le plus important des transformations se passe en dessous du niveau de la mer. C’est à la partie immergée de l’iceberg que nous devons nous attacher parce que c’est là qu’est la masse des mutations du monde. Les « transformations silencieuses[12] » sont les transformations les plus radicales, les plus définitives, celles qui affectent le plus notre univers. S’il faut prendre un exemple, il n’est qu’à citer le réchauffement climatique : quasiment insensible à échelle humaine, ses conséquences sont redoutables pour l’avenir de notre planète.
Les travailleurs sociaux, par la nature même des missions qu’ils assument, sont au cœur de ces transformations silencieuses, ils peuvent en percevoir le déroulement sombre et silencieux. S’inscrire consciemment comme étant en mesure d’agir sur ce cours apparemment immuable d’une évolution, c’est participer à sa transformation, peser sur son destin. L’avenir commun des hommes ne dépend pas des grandes dénonciations, d’actes de résistance spectaculaires. Il dépend de la capacité de chacun à s’indigner des mutations qui ne servent pas à faire grandir l’humain. Il dépend de la capacité de chacun à prendre toute sa place dans l’œuvre de transformation. Ne s’agit-il pas là des savoir faire fondamentaux que les travailleurs sociaux ont toujours mobilisé ?
Roland JANVIER
[1] Z. Bauman, L'Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/Chambon, 2004.
[2] Cf. Revue Lien social, N°1000-1001 du 13/01/2011, Le travail social aujourd’hui, comment résister ? – J. Rouzel, Le travail social est un acte de résistance, Dunod, 2009…
[3] Cf. M. Chauvière, Trop de gestion tue le social, essais sur une douce chalandisation, La Découverte, 2007.
[4] E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Le Seuil, 2005.
[5] S. Hessel, Indignez vous ! Editions Indigène, 2010, p.16.
[6] Ibid. p.22.
[7] R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972
[8] Rue 89, N°7, février 2011, « 258 ans de réflexion… action ! », débat entre S. Hessel ; E.Morin et S. George.
[9] F. Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996.
[10] Ibid. p. 211.
[11] J. Généreux, La dissociété, Le Seuil, 2006.
[12] F. Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset, 2009.