La solidarité dans l'espace public, le renouveau d'un principe d'action
Incontestablement la question de la solidarité prend une place importante dans les forums de débats qui touchent à tout ou partie de l’action sociale. En fait, il faudrait plutôt parler des solidarités. Mais le pluriel s’impose moins par les positions que par les angles de vue et les niveaux d’action concernés.
Certes, la notion de solidarité a toujours été plus ou moins présente dans le répertoire de l’action sociale mais elle avait perdu de sa force dans l’espace public et notamment dans la définition des politiques publiques. L’on parlait plus, récemment, de gestion, d’efficience, de maîtrise, de performance, cette dernière notion devenant le signe de celles et ceux qui voulaient afficher une vision moderne de l’action sociale…
Mais avant de réinvestir l’espace public, c’est dans le contexte de déploiement des politiques de luttes contre la pauvreté, contre les exclusions que la notion de solidarité a retrouver une forme de centralité dans le champ de l’action sociale.
Des politiques de lutte contre la pauvreté à l’ensemble des secteurs de l’action sociale
Cela est d’abord le fruit des positions d’acteurs investis dans ce secteur. Mais, ce n’est pas là toute l’explication de ce qui semble se passer. Les problématiques de pauvreté, de précarité, d’exclusion ou de relégation, tendent à traverser tous les domaines, sous des formes différentes, des politiques d’action sociale. Qu’il s’agisse des politiques de la famille, de l’enfance, du handicap, des personnes âgées, de la ville ou de l’immigration, toutes sont impactées par ces thématiques même si, bien sûr, elles ne s’y réduisent pas.
Pour revenir aux politiques spécifiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, elles ont placé, dès le départ, leurs principes d’action sous le signe de la solidarité. Les premières initiatives issues de la société civile en témoignent comme celle des restos du cœur ou l’action d’ATD-Quart Monde[1]. Rappelons la chanson des enfoirés : « ce n’est pas vraiment de ma faute s’il y en a qui ont faim, cela le deviendrait si l’on ne change rien ». Ces deux associations, mais il y en a d’autres bien sur, ont dès le départ allié actions concrètes de solidarité et interpellation des pouvoirs publics[2]. Solidarité immédiate et solidarité nationale se sont ainsi trouvées inextricablement liées.
Cette approche de la solidarité a un autre effet que l’on constate au travers des pratiques et qui concerne directement les représentations portées sur les usagers. Là aussi des expériences anciennes avaient déjà mis en lumière l’intérêt et l’importance de la parole de l’usager. ATD-Quart Monde a incontestablement été pionnière en la matière et bien seule dans cette pratique pendant de longues années. La FNARS s’est, par la suite, emparée de cette problématique[3]. Aujourd’hui, le gouvernement réaffirme sa volonté d’impliquer les usagers dans la définition, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques qui les concernent. Il y a là un principe démocratique et un principe d’efficacité, les usagers disposent d’informations et de positions utiles à l’action. Mais au-delà, il y a une forme de reconnaissance qui procède de la solidarité. Leur reconnaître le droit à la parole et leur parole elle-même témoigne d’une posture d’altérité et de solidarité : « je t’écoute car, quelles que soient nos situations, nos postures, nous sommes semblables et liés par une communauté de destin ». Une telle orientation n’est certes pas aisée à mettre en œuvre. Mais c’est un élément de cette approche renouvelée de la solidarité.
Reste que pour se déployer pleinement, les logiques de solidarités doivent trouver à s’inscrire dans les tendances lourdes qui travaillent la société.
La solidarité existe toujours, elle se transforme
La première chose est de se départir d’un certain nombre de représentations un peu rapides qui ne rendent pas vraiment compte du réel. La plus importante de ces représentations est celle qui considère que nous serions entrés dans l’ère d’un individualisme forcené diluant toute forme de solidarité ou, au mieux, les cantonnantà la seule sphère privée et encore.
La réalité est plus complexe. La solidarité renvoie aux modes de lien entre des individus vivant ensemble. Dès lors, la clef c’est d’abord d’apprécier les liens entre individu(s) et société. Or, si l’on prend le soin de ne pas en rester à des approches superficielles, l’on constate qu’il n’y a pas de rupture des liens de solidarité quels qu’ils soient, mais un ensemble de transformations, de réévaluations.
Autrement dit, les rapports de la personne au groupe, à la société, à l’environnement se diversifient et se complexifient. Ils ne disparaissent pas. Ceci a, notamment, trois conséquences.
Tout d’abord ces évolutions s’imbriquent avec des mouvements d’émancipation de groupes et de personnes qui s’inscrivent dans des transformations de longue période. Les jeunes et les femmes en sont à la fois les principaux bénéficiaires et des marqueurs essentiels. Ce mouvement s’est accéléré après la seconde guerre mondiale. Les jeunes ont voulu exister par eux-mêmes et ne plus s’identifier par leur seul statut de fils ou de fille. La situation des femmes renvoie à une même logique en se détachant particulièrement du statut d’épouse comme seul trait d’identité.
Pour autant, les appartenances à des groupes n’ont pas disparu, pas plus que les engagements et les solidarités. Certes c’est moins visible et sûrement moins lisible. C’était plus facile lorsque l’identité de la personne était largement définie et absorbée par l’appartenance à la famille, le village, le quartier, le syndicat, la corporation, l’église…Pour autant les liens perdurent dans un contexte où l’individu veut les réévaluer (et non les rompre) pour exister et être reconnu aussi en tant que personne[4].
Enfin, il faut néanmoins souligner que ces évolutions produisent aussi de la fragilité. L’appartenance en devenant plus libre, moins « totalisante », atténue, au moins en partie, les effets des systèmes de protection issus du groupe. Cette fragilisation face aux aléas de la vie est bien entendu accentuée dans un contexte de crise économique et sociale.
C’est dans ce cadre, dans un contexte où la précarisation sociale frappe un nombre croissant de personnes, où les grandes fonctions d’intégration dysfonctionnent que l’on doit chercher à réévaluer nos approches des solidarités de proximité qui ne sont pas sans impacter le travail d’action sociale.
La solidarité se joue aussi dans la proximité
Pour éviter tout malentendu, il n’est pas de propos ici de nier l’importance de la dimension nationale de la solidarité, considérée, au-delà des discours convenus, comme l’intégration de critères concrets qui permettent de la matérialiser (et notamment de lutte contre les inégalités et les exclusions de toute sorte) dans toutes les politiques publiques. Une inflexion forte de dans ce sens s’impose, elle est indispensable.
Néanmoins, n’envisager la solidarité que dans sa dimension nationale est non seulement réducteur mais porteur d’inefficacité. En effet, les impacts des politiques publiques ne peuvent pas se jouer que dans leur conception initiale ou leur affichage, quelles qu’en soient les nécessités. Les conditions et les modes de déploiement concrets de ces politiques jouent un rôle clef pour atteindre les résultats souhaités.
Dès lors, les objectifs opérationnels de la solidarité qui intéressent tous les secteurs de l’action sociale, impliquent aujourd’hui de regarder ce que sont (et sans doute aussi ce que ne sont pas) les solidarités de proximité.
La première chose à souligner c’est que la proximité n’est pas d’abord une dimension d’espace. Plus encore, nous devons partir de l’idée que c’est d’abord une construction humaine qui, bien sûr, a besoin et utilise des dimensions spatiales pour se déployer mais ne peut s’y réduire.
Trois dimensions méritent notre attention pour essayer de définir la proximité. Tout d’abord l’on peut l’approcher comme un ensemble de réseaux entremêlés : familiaux, amicaux, professionnels, de loisirs, d’engagements… Ensuite, c’est aussi un ensemble de relations protéiformes, mouvantes, évolutives, les personnes appartenant souvent à plusieurs réseaux avec des degrés d’inclusion divers. Enfin, c’est un ensemble de jeux d’acteurs qui animent ces réseaux, au double sens de faire bouger et de donner une âme (faire sens).
Ces ensembles concourent à définir les lieux et modes de construction et de développement des liens sociaux. Néanmoins, si nous constatons le développement de différentes modalités de solidarités de proximité, il ne faut pas nier les situations d’éviction renvoyant les individus à eux-mêmes, dans des processus essentiellement subis, ni celles de repli ou de rejet de l’autre qui relèvent plutôt de postures plus ou moins conscientes, plus ou moins volontaires voire assumées.
Reste que ces effets contestables ne doivent pas nous conduire à sous estimer la réalité voire la vitalité de nombreuses solidarités de proximité sur lesquelles l’on peut s’appuyer pour déployer les actions sociales.
Action sociale et solidarité
Parmi les objectifs assignés à l’action sociale, il y a le maintien (ou la reconstruction) du lien social, la prévention des exclusions ou la correction de leurs effets[5]. L’énoncé est ambitieux, la mise en pratique plus compliquée.
En effet, l’action sociale s’adresse à des personnes qui non seulement rencontrent des difficultés importantes dans leur vie mais, en plus, ne disposent pas par elles mêmes ou dans leur entourage (par fragilité ou absence), des ressources de toute nature nécessaires pour y faire face. Globalement, du moins aujourd’hui, l’action sociale est plutôt curative que préventive.
Reste, que les objectifs fixés, nécessitent à la fois des modes opératoires propres au travail social et des modes d’actions visant à (re)tisser des liens avec le milieu ordinaire. C’est tout le sens des thématiques d’accessibilité, d’intégration, d’accès de tous aux droits de tous que l’on retrouve dans de nombreux textes législatifs ou réglementaires.
Dès lors, approcher la question des solidarités de proximité est un incontournable de toute politique d’action sociale. Cela nécessite une approche à travers plusieurs registres :
- La connaissance : il faut d’abord repérer ces solidarités, comment elles fonctionnent. Souvent elles sont invisibles, souterraines. Il faut donc se défier d’approches par trop rapides ou surdéterminées par des a priori. Par exemple, il y a aujourd’hui plusieurs millions de personnes qui vivent avec moins de 950 euros par mois. Elles ne survivraient pas sans relations, formelles ou informelles, sans réseaux, sans formes d’entraide. Ce travail d’observation doit aussi se déployer pour les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, les familles… L’idée est de ne pas s’intéresser qu’aux problèmes, qu’aux dysfonctionnements, qu’aux difficultés. Regarder comment ces personnes vivent est essentiel pour trouver les ponts, les liens, les interstices permettant de démultiplier l’impact du travail d’action sociale.
- La ressource : par ailleurs, ces réseaux, ces relations, les groupes qui se forment ainsi génèrent souvent des leaders, des médiateurs, des facilitateurs. Les reconnaître, les conforter et les aider, permet de les inclure efficacement dans la mise en œuvre de politiques sociales locales. Au-delà, l’idée est de mettre à jour l’ensemble des ressources disponibles, quelles que soient leurs caractéristiques, issues de la société civile et qui peuvent utilement concourir à la réalisation des objectifs d’action sociale.
- L’accompagnement : à partir de ce travail l’on peut définir des actions ciblées, des modes opératoires pertinents de nature à contribuer aux objectifs collectifs et personnalisés de l’action sociale. L’on peut, dans ce sens, s’inspirer des expériences d’interventions sociales collectives, du travail social communautaire, des expériences d’intégration dans la cité, notamment celles déployées dans le champ de la politique de la ville… Cela permet de situer ces problématiques en prolongement, en amplification, en démultiplication du travail d’action sociale et non en rupture ou en substitut.
Pour être pleinement efficace, cela implique de :
- Multiplier les espaces de rencontres avec la société civile, animer des forums afin de partager les problématiques d’action sociale avec celles des acteurs qui la traversent et la structurent.
- Reconnaître à ces acteurs une capacité de proposition et d’action, favorisant ainsi des formes d’hybridation avec les actions développées par les travailleurs sociaux et les collectivités publiques. Cela implique d’écouter leurs idées et de regarder avec attention les initiatives prises.
- Reconnaître les usagers à la fois dans leur situation dans les dispositifs de l’action sociale mais aussi comme partie prenante de cette société civile même s’ils s’en trouvent plus ou moins exclus. Cela implique particulièrement de leur reconnaître une capacité d’expertise sur leurs situations, sur les solutions préconisées mais aussi sur les pratiques développées, les façons de faire.
Conclusion
Trois remarques peuvent être faites en guise de propos conclusifs :
- Les enjeux que recouvre l’action sociale impliquent de s’inscrire dans des dynamiques qui vont au-delà de ses frontières et de ses propres cultures. La pertinence de l’action ne peut se déployer que dans une vision plus large, plus sociétale. En ce sens, l’action sociale est d’abord une question politique avant d’être des règlements, des dispositifs, des professions et des pratiques ;
- Si la question de la proximité et des solidarités qui s’y développent doit s’inscrire dans un cadre politique et stratégique d’ensemble qui lui permet de faire sens, elle est une dimension incontournable pour rendre opératoires les objectifs ambitieux impartis à l’action sociale ;
- Pour avancer plus concrètement encore nous avons besoin de deux choses. Tout d’abord il est nécessaire de construire des outils méthodologiques et conceptuels pour préciser le cadre de déploiement des axes fixés et établir des modes de capitalisation permettant leurs évaluations et la généralisation des bonnes pratiques[6]. Ensuite il convient de reprendre les expériences, nombreuses, qui sont ou ont été conduites, pour les apprécier à l’aide de ces outils d’analyse partagés et pour en développer d’autres.
[2] On se souviendra de l’amendement dit « Coluche » qui permet de déduire de ses impôts une partie des dons faits à une association caritative.
[3] www.fnars.org
[4] On pourrait se rapprocher sur ce point du courant d’idées qu’est le personnalisme (Emmanuelle Mounier et la revue Esprit)
[5] Voir l’article L.116-1 du Casf
[6] « bonnes » au sens de bonae famae, c'est-à-dire de bonnes réputations, qui ont fait leurs preuves et qui sont largement reconnues par les pairs.