Le secteur social et médico social managé par les pouvoirs publics

 

 

Le secteur social et médico social managé par les pouvoirs publics

 

 

Un processus de socialisation technocratique

 

Le secteur social et médico-social regroupe des publics qui ont en commun de ne pouvoir subvenir seuls à certains de leurs besoins ou qui ne peuvent, ponctuellement ou de manière plus durable, vivre au sein de la société. Pour être en capabilité au sens d’Amartya Sean[1], c’est-à dire accéder aux bénéfices de la condition humaine en société et déterminer son existence à l’égal de tous, ces publics requièrent la suppléance d’un accompagnement particulier. Aucun qualificatif sociétal ne convient à cet ensemble hétérogène (handicap, enfance en danger, vieillesse dépendante, exclusion sociale…). Il se définit par défaut, par « le manque de », par une insuffisance normative au regard des facultés dont dispose un individu dit autonome (ou en voie d’accès à l’autonomie pour les mineurs), condition sociale de base dans une société démocratique aujourd’hui. Pour éviter le caractère stigmatisant ou réducteur des qualificatifs (dépendance, exclusion, vulnérabilité, etc.), on emploiera donc ici les termes de « personne accompagnée » (sous entendu : personne accompagnée par le secteur social et médico-social), ainsi que de « besoins particuliers ».[2]

Le secteur social et médico-social connaît un processus de rationalisation[3] sur plusieurs décennies au travers d’un ensemble de textes légaux définissant son activité et structurant le fonctionnement de ses équipements. L’évolution est significative entre la loi de juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales et la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé dans ses articles sur le Plan accompagnement global.

La loi de juin 75 ne venait qu’organiser a minima l’articulation entre les pouvoirs publics et les acteurs privés à l’origine de la réponse au handicap. Elle entérinait les initiatives de la société civile ou des instances politiques locales afin de fixer les conditions de la contribution financière de l’Etat.

Mais, à partir des années 2000, les pouvoirs publics se sont positionnés comme organisateurs du secteur social et médico social, de même qu’ils prenaient la responsabilité de délimiter le montant des dépenses relatives à la protection sociale en modifiant la gestion paritaire des organismes d’assurances maladie, vieillesse et famille. Toute une série de textes (Loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, loi du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016 réformant la protection de l’enfance, loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé) sont venus organiser le secteur des personnes handicapées, des personnes âgées et de l’exclusion sociale, tandis que la Protection de l’enfance et la Protection judiciaire des mineurs faisaient l’objet de réformes successives. On est passé :

·       d’un ensemble d’initiatives de la société civile, émanant du caritatif religieux, de l’éducation populaire, du philanthropisme et de l’aide sociale locale[4],

·       à une gestion par les pouvoirs publics définissant les orientations et les modalités organisationnelles de la réponse aux besoins.

On n’assiste pas - jusqu’alors en tout cas - à un processus de marchandisation, mais à un processus de rationalisation sous l’égide de l’Etat. Il ne s’agit pas pour autant d’une étatisation de l’activité dans la mesure où les pouvoirs publics ne l’assurent pas directement au travers d’un corps soumis à ses exigences statutaires et fonctionnelles. Mais s’ils ne traitent pas eux-mêmes la réponse aux besoins particuliers des personnes accompagnées, ils la contingentent financièrement et la définissent normativement, ce qui revient à une forme de bureaucratisation selon la définition de Max Weber[5]. Là où ils s’en tenaient auparavant à subventionner l’initiative privée, ils la soumettent désormais sans négociation à leurs orientations budgétaires[6], fixent les modes organisationnels et déterminent sur un mode relativement consensuel[7] les pratiques par l’intermédiaire de recommandations pour lesquelles il sollicite la participation des acteurs du secteur.

Sans doute s’agit-il de faire traiter le besoin social par des acteurs privés, mais d’une part en maîtrisant leur financement, d’autre part en dictant leur conduite. Toutes les lois précitées visent en effet à organiser la réponse (donc délimiter sa dépense afférente), mais aussi à normer les pratiques : évaluation interne et externe, recommandations de bonnes pratiques, normes performatives, accueil sans condition du public orienté par la MDPH au regard de l’agrément, obligation de contribuer à des dispositifs partenariaux en vu d’un plan d’accompagnement global[8], etc.

D’une certaine façon on pourrait avancer que la question de l’accompagnement des personnes avec des besoins particulier a été socialisée dans le cadre d’une approche technocratique. De même qu’à la Libération les organismes de protection sociale (santé, famille, travail, vieillesse) ont repris à leur compte l’action des caisses de prévoyance émanant des groupes de population concernés, de même l’Etat a repris à son compte, sous un mode délégateur, les initiatives du tiers secteur ou des instances politiques locales à l’origine du secteur social et médico-social. « Le domaine de l’Action sanitaire et sociale est sans doute caractéristique du mode de gestion que voudrait promouvoir un Etat néolibéral, cette stratégie qui tente de conjuguer la planification centralisatrice et l’initiative privée, l’autoritarisme des technocrates et la convivialités des associations spontanées de citoyens […]. »[9]

Alors qu’il rétrocède au marché la gestion d’entreprises nationalisées, voire de services publics, l’Etat ne se désengage pas dans le domaine social et médico-social. On dira qu’il avait d’autant moins à le faire qu’il ne le gérait pas lui-même. Mais il aurait pu s’en tenir à un contingentement financier en laissant le tiers secteur formuler les contours des besoins et les pratiques conformes aux attentes sociétales. Il aurait pu également favoriser la marchandisation du secteur tant par l’appel aux professions libérales que par le développement du secteur lucratif à l’instar du champ de la dépendance des personnes âgées. Et on se souviendra que la France a défendu au niveau européen la spécificité des services d’intérêt généraux pour éviter qu’ils soient livrés à une concurrence « libre et non faussée ».

Si le secteur social et médico-social est impacté par l’orientation néolibérale, ce n’est donc pas nécessairement (pour le moment en tout cas) sur le mode d’une marchandisation par des incitations en direction d’entrepreneurs lucratifs et un discours sur le caractère concurrentiel d’une rétrocession au marché, mais plutôt sur le mode d’une gestion par les pouvoirs publics selon des principes néolibéraux. En France, sans doute en lien avec la conception d’un Etat central traditionnellement régalien, ceux-ci considèrent nécessaire d’assurer les orientations relatives aux évolutions sociétales telles que les perçoivent les politiques et la haute fonction publique. « L’Etat n’a pas le monopole du bien public, mais il en est le garant. Il lui faut ici jouer un rôle de régulateur, définir les règles générales de gestion et savoir éventuellement consolider, poursuivre ou relayer l’action privée par la gestion publique. »[10]

Financiarisation de l’économie, libéralisation des profits, accroissement des inégalités de revenus, automatisation de la production des biens et des services liée au développement de l’intelligence artificielle, ces facteurs déstructurent le marché du travail et génèrent un volume croissant de surnuméraires au sens de Robert Castel.[11] Pour y faire face, l’Etat s’est investi dans la gestion de l’accompagnement des personnes avec des besoins particuliers. Imprégné des préceptes de l’économie libérale, il y a engagé un processus de rationalisation visant au moindre coût possible, en tout cas à la relative maîtrise des dépenses. L’économisme actuel nécessite que ne soit pas ignoré l’impératif de pourvoir aux besoins spécifiques des populations jugées non productives, sans financièrement peser de façon excessive sur la dynamique productive des biens et des services par le jeu de la libre concurrence selon le credo libéral.

Pour autant, même si elle emprunte certains éléments de discours au néolibéralisme (performance, management, qualité, bench-marking, réduction des coûts de structure, etc.), l’approche technocratique est-elle en soi libérale ? Serait-elle de nature fondamentalement différente dans une perspective dite socialiste qui engagerait un processus de rationalisation ? Avec une visée égalitaire, celle-ci s’emploierait aussi à maximiser la production de richesse et donc à minimiser le prélèvement dédié au renouvellement de la force de travail et au maintien d’une cohésion sociale nécessaire à la production de ces richesses. L’approche technocratique actuelle semble d’abord productiviste au sens où elle vise à produire des services à un coût maîtrisé. Elle administre le secteur social et médico-social comme une variable d’ajustement : répondre aux besoins particuliers du flux de population généré par la dérégulation du marché du travail en vue de la maximisation des profits et de la pérennité du marché, sans que cela entraîne des contradictions majeures avec les attentes sociétales, autrement dit sans heurter frontalement l’opinion publique.

Inutile d’y soupçonner le moindre cynisme. La technocratique n’est pas en soi cynique, elle s’efforce de répondre à un problème avec la meilleure efficience possible. Et l’efficience n’est pas moralement choquante si elle est au service d’un projet, en l’occurrence un projet sociétal, au moins de cohésion sociale.

Mais le projet sociétal actuel n’est pas de l’ordre de la justice sociale, il ne vise pas à réduire les inégalités d’existence, à favoriser la capabilité de chacun devant les événements de la vie (enfance, handicap, vieillesse, maladie, perte d’emploi). Il priorise le respect des choix individuels, même si c’est au détriment de l’égalité des conditions devant ces événements. Le projet de protection sociale initié à la Libération était tout aussi technocratique dans son mode de réalisation. Mais ce qui le distingue de la gestion actuelle des besoins particuliers, c’est qu’il était animé d’une visée solidaire. Cette évolution du projet sociétal n’est d’ailleurs pas de la seule responsabilité d’un personnel politique imprégné de références néolibérales. Elle a les faveurs de l’opinion publique, il est largement lié à des attentes en faveur de la réduction des prélèvements sociaux au bénéfice d’un pouvoir d’achat conditionné par le mode consommatoire dominant de l’offre et de la demande

Par ailleurs, une approche productiviste conçoit prioritairement le contrôle d’efficience sur un mode quantitatif à partir d’indicateurs statistiques. Elle ignore le mouvement de la vie, les affects des acteurs, l’investissement des professionnels, l’aspiration militante, le vécu des personnes accompagnées, le caractère interactionnel et non causaliste de la relation d’aide ou d’éducation, les motivations nécessaires à la mise en oeuvre de pratiques professionnelles bientraitantes, les équilibres toujours à rechercher dans les dynamiques individuelles et collectives induites par le travail auprès d’autrui[12] etc. Elle contrôle en vain[13] car ses indicateurs ne mesurent que de l’abstraction comme en témoigne le caractère artificiel des tableaux statistiques informatisés qu’il faut aujourd’hui renseigner pour justifier d’un financement ou être autorisé à exercer une activité.

Elle repose sur une représentation et donc une conception de l’action humaine qu’on peut qualifier d’objectale ou de mécaniste (sans y mettre de connotation péjorative). Elle est animée par la conviction d’une maîtrise des processus en jeu, supposés corrigeables et améliorables par des normes de qualité et une prescription de performance, au lieu de considérer qu’ils nécessitent une concertation et une co-construction avec les acteurs concernés. D’une certaine façon, c’est le paradigme de la manufacture du 19° siècle : agir sur la matière pour en tirer des produits. L’approche technocratique pense la rationalisation de la réponse aux besoins particuliers comme la manufacture pense son fonctionnement pour produire des objets. Même si elle met en œuvre des modalités d’exploration des besoins, notamment par l’intermédiaire de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, (CNSA), elle pense elle-même la réponse aux besoins au lieu de l’élaborer avec les acteurs concernés, à savoir les publics, les professionnels à leur contact et les gestionnaires des équipements sociaux et médico-sociaux.

Cela n’implique pas le mépris de ces acteurs, seulement que ceux-ci sont l’objet de l’action technocratique et non les interlocuteurs d’une question sociale à élaborer de façon partagée. Ils ne sont pas pensés comme un sujet social, collectif, composite, traversé de contradictions mais aussi animé de volontés et d’attentes, d’initiatives, de motivations propres, qu’il ne s’agit pas de  gérer  selon des principes managériaux et prescriptifs mais de considérer comme le moteur même de l’action.

 

 

Un discours idéal sociétal

 

Il y a tout lieu de penser que la rationalisation mécaniste de l’activité du secteur social et médico-social est liée à la dérégulation du marché du travail. Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari la libération des contraintes pesant sur la production et l’échange de biens, l’accumulation financière et le flux des richesses, cette dé-régulation (le libre échange contre le corporatisme, le capitalisme contre les économies dirigées) s’accompagne d’une régulation sociale accrue[14]. On ne peut en effet manquer d’observer la multiplication des textes légaux et réglementaires dans le secteur social et médico-social depuis le début des années 2000, puis l’inflation des prescriptions relatives aux bonnes pratiques[15], à l’approche qualité et à la performance[16]. Et, plus récemment, on relèvera le caractère minutieux, pointilliste, du projet de nomenclature Séraphin[17].

L’instauration de ces instances, l’édiction de prescriptions normatives, ne sont pas injustifiées en soi. Elles ont d’ailleurs l’intérêt de structurer, consolider, légitimer, un secteur d’activité jusque là peu assuré de sa valeur technique, fortement autocritique de son professionnalisme, de son efficience et donc de sa légitimité sociale. Mais, ce qui interroge, c’est l’illusion de quantifier les processus d’un secteur reposant sur l’interaction humaine et fondé sur le principe de solidarité. Ce qui interroge, c’est la rationalité même d’une conception mécaniste, dominée par la préoccupation de performer et de normer sans reste. Rien n’est moins adapté à la dynamique nécessaire d’un secteur dédié au service de personnes avec des besoins particuliers.

Pourtant; ce processus technocratique ne paraît pas sans âme. Il développe un discours en prise avec les évolutions sociétale, il énonce des orientations et soutient des priorités dont on ne peut nier la pertinence : le souci de la bientraitance, la considération de l’usager dans son parcours de vie et l’évolution de ses besoins, la nécessité corolaire de penser les équipements en termes de dispositifs et non plus d’établissements ou de services cloisonnés, la tarification à partir d’une approche diagnostique des besoins de compensation (SERAPHIN), l’inclusion des enfants handicapés dans leur école de proximité, la notion de besoins éducatifs particuliers, le maintien à domicile, l’aide aux aidants, les droits des parents dans le cadre de la protection de l’Enfance, un projet d’accompagnement immédiat coordonné par un référent pour les personnes sans solution immédiate (Réponse accompagnée pour tous), etc.

Faut-il alors dénoncer une hypocrisie manipulatoire : sous un discours idéalisant, les intentions néolibérales étendent leur emprise ? Ou faut-il conclure à un hiatus schizophrénique, un grand écart entre les intentions et les actes, entre le discours politique et les contraintes budgétaires ?

Ou, plus simplement, peut-on penser que cette aporie[18] n’est qu’un paradoxe ordinaire, propre à toute entreprise humaine : le processus technocratique a besoin d’âme, de justification idéale. Inutile d’imaginer une caste sociale manipulatrice et cynique, un Big Brother à la Georges Orwell, une étape préalable à la marchandisation du secteur social et médico-social. Cessons de penser que la technocratie est un processus qui dissimule ses intentions réelles. C’est un mode de pensée et d’agir qui a sa propre cohérence. La technocratie rationalise les questions sociales mais ne les ignore pas. Dédiée au politique, elle est attentive à l’opinion publique, à ce qu’elle considère comme la formulation des attentes sociétales[19], quitte à ne prendre en compte que certains de leurs aspects.

Elle nécessite donc de tenir un discours sur le sens conféré à l’action sociale et médico-sociale et tout autant d’évaluer si ce secteur d’activité est adapté à l’attente sociétale. Car les personnes avec des besoins particuliers (pensées par certains comme des clients plutôt que comme les citoyens usagers d’un service d’utilité générale) ne sont plus aujourd’hui une frange de la société, mais vivent des situations qui traversent tous les groupes sociaux, toutes les familles, tous les environnements amicaux et professionnels et qui donc constituent aujourd’hui une question politique même si elle n’est pas nommée comme telle.

Il n’y ni caractère a priori manipulatoire, ni décalage, ni contradiction, entre un processus technocratique se réclamant de la performance en vue de la maîtrise des dépenses, et le discours sociétal idéal qui l’accompagne. Quel que soit son degré de cohésion, son mode de gouvernement et son niveau de solidarité et de justice sociale, quel que soit ce qui la meut principalement (aujourd’hui un économisme consommatoire et financier), une société doit énoncer un sens, tout simplement pour… faire société. Elle doit produire un système de références faisant suffisamment consensus pour obtenir l’adhésion à son fonctionnement, aux exigences qu’elle comporte, aux efforts qu’elle demande, aux prélèvements financiers qu’elle nécessite.

 

 

Déficit participatif et perte de sens du tiers secteur

 

L’Etat est aujourd’hui en position de tenir un discours gestionnaire et idéal même si celui-ci comporte une contradiction interne : s’adapter aux évolutions sociétales et démographiques sans y consacrer plus de moyens, ou, plus réaliste, en maîtrisant l’évolution de la dépense en sorte de maintenir le niveau de plus-value requis par la mondialisation des échanges. Comment préserver un modèle social à moindre frais avec le consensus d’une opinion publique dont on ne peut s’exonérer en démocratie ?

L’Etat n’a plus aujourd’hui besoin de l’initiative de la société civile, telle qu’elle s’est développée au cours de la seconde moitié du 20° siècle. Il gère le secteur social et médico-social au travers de grandes associations, mutuelles ou collectivités locales, les unes et les autres dépendantes de ses financements.

On pourrait rétorquer qu’il est obligé de recourir à ces acteurs pour accompagner les publics avec des besoins particuliers, sauf à assurer directement cette mission. Mais ces acteurs n’envisagent pas de se retirer, ils continuent de trouver une raison d’être dans leur action auprès de leur public, tandis que, imprégné d’une idéologie du désengagement, l’Etat ne voit aucun intérêt à s’en charger. On peut évidemment faire l’hypothèse qu’à force de moyens contingentés, de contraintes règlementaires et de prescriptions déclaratives ou évaluatives, le tiers secteur risque de se désinvestir. Mais rien ne le laisse penser aujourd’hui et les pouvoirs publics se préoccupent de l’immédiat, leur perspective est celle d’une gestion de l’actuel. Ils raisonnent prioritairement dans un registre qui écarte une autre perspective que celles qu’ils projettent eux-mêmes sur un mode proactif (et non prospectif), essentiellement à leur initiative. Ils n’envisagent que l’adaptation à la marge de leur projection gestionnaire, en fonction d’aléas tels que les disfonctionnements ou les contraintes émergentes des acteurs qu’ils financent pour accompagner les publics avec des besoins particuliers.

Les gestionnaires du tiers-secteur contribuent d’ailleurs désormais à la logique concurrentielle initiée par l’Etat au travers des appels à projet. Certaines grandes associations fonctionnent sur un mode mercantile en se lançant dans des opérations d’implantation sur de nouveaux territoires ou dans de nouveaux champs d’activité, jusqu’au dumping sur des appels à projet qui comportent un plafonnement drastique des coûts impliquant une baisse significative des ratios d’encadrement ou des qualifications.

Les pouvoirs publics ont pris la main sur l’organisation du secteur social et médico-social depuis les années quatre-vingt, mais ils produisent désormais aussi la pensée sur le fonctionnement de ses équipements et les pratiques professionnelles. Qui est inventif aujourd’hui en termes d’initiative et de conception relatives aux évolutions sociétales et aux pratiques ? Les gestionnaires privés du tiers-secteur ou les pouvoirs publics au travers de l’ANESM, la CNSA, les MDPH ? Qui tient aujourd’hui le discours de la bientraitance, de l’inclusion, de l’accompagnement à domicile, de la dés-institutionnalisation, du parcours et de la personnalisation, des droits et de la participation des usagers ?

On ne fera pourtant pas le procès aux pouvoirs publics de ne pas avoir consulté ce tiers secteur, d’avoir déterminé les pratiques eux-mêmes, alors qu’ils se sont inspirés de la pensée des acteurs du secteur. Mais ce sont eux désormais qui, au travers de la CNSA, des agences régionales de santé, des plans autisme et Alzheimer ou des plans d’accompagnement global, sont désormais à l’initiative de l’expérimentation pour répondre aux attentes sociétales, ce sont eux qui, comme en Ile de France, lancent des « Appels à manifestation d’intérêt » pour expérimenter des modes d’accompagnement innovants.

Ils n’ont pas eu besoin de mythifier une innovation indéfinie dans une phraséologie auto-justificative sans consistance et la poursuite d’une approche qualité qui ne s’attache qu’aux apparences. Ils n’ont qu’entretenu la trouble attirance d’un secteur d’activité en mal de légitimité pour l’idéologie du secteur industriel et commercial.

Mais la production notionnelle (évitons de penser qu’il s’agit de concepts fondés scientifiquement) porteuse du sens de l’action du secteur social et médico-social est aujourd’hui assurée par les pouvoirs publics et non plus par le tiers secteur comme émanation de la société civile au contact des besoins. On peut incriminer les pouvoirs publics des évolutions actuelles et de son paradigme de référence (l’individualité autonome plutôt que la solidarité socialisée) tant le contingentement des dépenses et la libéralisation du marché du travail semblent devenus des priorités au détriment de la protection sociale et des mécanismes de redistribution[20]. On peut aussi s’interroger sur l’asthénie du tiers secteur en matière de participation des usagers et d’approche inclusive.

 

[1] Ethique et économie, PUF 2012. Economiste, Amartya Sen constate que, l’économie s’est affranchie de toute morale. Elle fonde sa règle dans l’immanence, sans se soucier de principes extérieurs pour sa propre légitimation.

[2] Cf. notamment le terme européen de « besoins éducatifs particuliers » pour les enfants avec un handicap ou exclus du système scolaire.

[3]  Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Pion, 1995. Économie et société, Pion, 1995. Histoire économique, Gallimard, 1991.Francité.

[4] Par commodité d’écriture, on désignera dans l’article ce conglomérat d’initiatives par le terme de tiers-secteur.

[5] Au début du xxe siècle, Max Weber observe que les sociétés occidentales évoluent vers une rationalisation de leur organisation sociale. Auparavant fortement dépendantes des choix d’un petit nombre d’individus – le bon vouloir du prince – ces sociétés développent un modèle d’organisation caractérisé par des décisions relevant de normes générales, traduites en règles systématiques, impliquant un rapport impersonnel et une répartition des responsabilités à base de compétences. Le rapport de l’Etat aux citoyens est médiatisé par un appareil qui traduit les orientations de la puissance publique dans un processus rationalisé. Max Weber qualifie de bureaucratique cette administration des questions sociales à partir de règles qui, du côté des usagers, visent à l’équité et l’explicitation rationnelle de ce qui motive les décisions, du côté des gouvernants, visent à la gestion économiquement efficiente et socialement acceptable des ressources de la nation. (Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Pion, 1995.)

[6] Cf. La réduction voire la disparition des mécanismes d’opposabilité qui autorisaient auparavant une négociation et des recours.

[7] Non sans déraper parfois comme pour la première recommandation sur l’autisme, orientée selon les attentes d’un lobbying professionnel et parental actif.

[8] Articles 89 à 91 de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

[9] Robert castel, La gestion des risques, De l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse, p.136, Editions de Minuit, Le sens commun, Paris, 1982.

[10] (René Lenoir, Associations, démocratie et vie quotidienne, le Monde, 17 juin 1975.)

[11] Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris Fayard 1995

[12]  Cf. François Dubet, Le travail sur autrui, Le Seuil, 2002.

[13] « La direction du budget part du constat que les prestations sociales constituent « un poids croissant », représentant 26 % des dépenses publiques en 2016 (soit près de cinq points supplémentaires en une quinzaine d’années). » Les pistes explosives de Bercy pour réduire les aides sociales, Bertrand Bissuel, Le Monde du 18.05.2018.

[14] L’économie de marché libère les flux vitaux : flux de l’argent contre flux des marchandises, flux des hommes pour leur force de travail et leurs capacités créatrices (la libre circulation des biens et des personnes). L’actuelle mondialisation de l’économie est un processus de dérégulation – terme employé par les économistes eux-mêmes – nécessaire à la revitalisation du profit, moteur de l’économie libérale. Cette libération des flux est aussi libération du désir, l’argent étant le média qui permet l’appropriation des biens, le vecteur de l’assouvissement des désirs que les normes sociales servent à réguler. Ces normes recodent les flux libérés. (L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1980).

[15] Tant au niveau de la Haute autorité de santé (HAS) que de l’Agence nationale de l’évaluation sociale et médico-sociale (ANESM).

[16] Edictées par l’Agence nationale de la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP).

[17] Le projet SERAFIN-PH (Services et Etablissements: Réforme pour une Adéquation des FINancements aux parcours des Personnes Handicapées), lancé en janvier 2015, vise à mettre en place une tarification des établissements et services médico-sociaux selon des modalités renouvelées. La démarche nécessite de se doter d’un référentiel tarifaire qui sera utilisé lors de l’allocation de ressources aux établissements et services médico-sociaux concernés.

[18] Contradiction absolue au sein d’un raisonnement logique.

[19] Reste à savoir s’il s’agit d’attentes majoritaires ou consensuelles ou s’il s’agit surtout des attentes d’une classe sociale proche des instances du pouvoir en démocratie.

[20] « Plusieurs approches [sont] possibles pour maîtriser la dynamique », écrit-elle [La direction du budget] : ne plus indexer (totalement ou partiellement) la progression des aides à l’évolution des prix, « revoir les règles d’éligibilité », mieux prendre en compte le patrimoine des personnes dans le calcul de l’allocation, encourager le retour à l’emploi – par exemple en conditionnant l’octroi de certains minima sociaux « à des démarches actives de recherche » d’un poste, etc. » Les pistes explosives de Bercy pour réduire les aides sociales, Bertrand Bissuel, (Le Monde du 18.05.2018). « Le ministre de l’économie a indiqué que, « à partir du moment où nous réussissons à créer des [postes] dans le secteur privé, (…) il peut être légitime de réduire la politique sociale sur l’emploi ». (Le Monde du 22.05.2018).