Du désenchantement à la résolution

Un long chemin à parcourir, une utopie à renouveler

J’ai éprouvé un curieux concernement à lecture d’un article de Joseph Rouzel, « Pouvoir, Autorité et Décision dans l’action sociale ». Je l’abordais avec une relative méfiance car il s’accompagnait de la mention de l’un de ses ouvrages dont le titre - Le travail social est un acte de résistance - m’inspirait spontanément une réticence. Mais la qualité de l’article m’est apparue évidente, associant les intuitions de la psychanalyse, la profondeur structurante de l’anthropologie et l’expérience professionnelle sous la forme de vignettes cliniques. J’en partage le contenu, y retrouvant notamment des aspects que je développe de aussi et d’autres qui viennent les compléter.
Cet article a cristallisé un questionnement que j’éprouve depuis quelque temps à la lecture de divers textes dont je partage l’essentiel mais qui, par ailleurs, me semblent constituer une dénonciation susceptible de se révéler démobilisatrice là où elle vise une prise de conscience. Et, tout en écrivant cette phrase, je voudrais la contredire car cette dénonciation – résistance – me paraît salutaire, justifiée dans nombre de ses aspect. Pourtant, en même temps… Me voilà de nouveau à l’inverse. Je m’emporte contre une culture du désenchantement qui ne s’accompagne d’aucune résolution .

Je tendrais plutôt quant à moi…

Je tendrais plutôt quant à moi, avec d’autres, à énoncer des repères, des signes, des balises, tout en étant conscient que je pèche peut-être par un optimisme un peu facile, que cela répond au besoin de penser un monde qui ne se délite pas, qui change mais continue de reposer sur une pensée en construction, une raison couplée à une volonté positive, une nature humaine à la recherche de justice et de solidarité. Cela sans doute me rassure.
Pourtant, dans mes articles et mes ouvrages, je suis aussi critique devant certaines inflexions des politiques sociales, des modes de direction artificiels, des représentations professionnelles stéréotypées : inadaptation du contrat de séjour au processus d’éducation, dérive marchande des services à la personne, construction technocratique des CPOM, gestionnaires saisis par le vertige de la concentration du pouvoir, affaiblissement de l’administration centrale, formalisation paperassière, invocation incantatoire de valeurs et indigence technique ou absence d’engagement, désinvestissement du groupe comme médiation pédagogique et éducative au prétexte de la personnalisation, etc.
Mais je ne peux m’associer à un discours qui, de la production législative récente (loi du 2 janvier 2002 sur l’action sociale et médico-sociale, loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades, loi du 11 février 2005 sur le handicap, loi du 5 mars 2007 sur la Protection de l’enfance), n’infère qu’une évolution négative : individualisme, minoration de la mission, démagogisme à l’égard des familles, compensation du handicap ouvrant au consumérisme et au rapport de clientèle, rabattement sur le contrat de la relation d’aide et d’éducation, prévalence des droits sur les devoirs, etc. Etrange compulsion qui n’interprète de nouvelles dispositions qu’en soupçonnant leur positivité de recouvrir des dérives sociétales.
Il ne s’agit évidemment pas de s’exonérer d’une approche critique sur ces dispositions. Pourtant, comment nier l’intérêt – aussi – de l’énonciation des droits de l’usager (écartant le terme de client qui faisait florès dans la littérature professionnelle), de la communication de droit du dossier, de la soumission du projet individualisé à la personne accompagnée, d’une reconnaissance de la responsabilité sociale dans les situations de handicap, d’une affirmation catégorique (enfin !) de la scolarisation comme un droit sans condition, etc. Quelle que soient les insuffisances de mise en œuvre, voire les régressions qu’elles occasionnent – notamment le désengagement de l’Education nationale en matière d’enseignement spécialisé - cela n’invalide pas la valeur principielle de ces dispositions. Et Laurent Barbe rappelle heureusement à propos du projet individualisé et des droits des usagers les avancées qu’elles ont permises : « Les services et structures sont aujourd’hui beaucoup plus attentifs à différencier leurs interventions et à élargir la palette de leurs services. L’accueil des personnes en difficulté sociale a également beaucoup progressé en matière de dignité de ce qui est proposé dans nombre de lieux. »
Le propos de Laurent Barbe témoigne d’une connaissance du secteur social et médico-social qui n’est pas toujours le fait de certaines dénonciations. Soutenues par une brillante rhétorique, elles emportent une adhésion immédiate si l’on n’a pas eu l’occasion d’appréhender dans leur complexité les situations qu’elles simplifient à l’emporte pièce ou si l‘on se laisse aller à la commodité intellectuelle d’idées fortes mais réductrices. Ainsi Laurent Barbe remarque-t-il à juste titre le caractère protéiforme des critiques : dérive à l’américaine de l’appel à la justice, déséquilibre entre droits et devoirs, glissement consumériste, encadrement de l’exercice professionnel, individualisation des réponses sociales consécutif à un abandon des protections collectives… « Si ces critiques ont chacune leur part de vérité, elles passent souvent à côté de l’essentiel, qui est que les diktats des institutions ne sont plus acceptés sans broncher et qu’il est aujourd’hui considéré comme normal et légitime de discuter, débattre ou contester une raison institutionnelle qui a perdu de son aura et de son infaillibilité. Et le potentiel d’émancipation que sous-tend une telle évolution est bel et bien positif. »
Je partage également sa perspective lorsqu’il sollicite la pensée de Marcel Gauchet, qu’on ne soupçonnera pas d’un conformisme lénifiant : « La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. » Et Laurent Barbe de commenter : « Tout cela n’est pas synonyme de chaos, ni ne signifie que tout irait vers le pire, comme certains semblent le penser. » En effet, la nécessité de la critique, l’expression de l’inquiétude, n’empêchent pas le discernement des avancées.

D’une double référence

Je me sens d’une double référence : sociologiquement critique dans la perspective de Michel Chauvières, Vincent de Gaulejac, Ehard Friedberg et Michel Crozier, Robert Castel, pour ne citer en désordre que quelques références qui me viennent à l’instant ; professionnellement constructif au côté d’auteurs comme Pierre Savignat, Jacques Papay, Roland Janvier et Yves Matho, Elisabeth Zuckman, Didier Houzel, Paul Fustier, pour ne citer là aussi que des lectures parmi d’autres. Il ne s’agit pas de rechercher un juste milieu ou d’imaginer tenir les extrêmes d’une même main. Mais il me semble qu’on ne peut soupçonner l’envers des choses – la critique de ce qui se présente comme une amélioration innovante – sans considérer leur endroit en ce qu’il constitue une avancée démocratique, une opportunité à saisir, un progrès vécu par les personnes concernées.
Je trouve salutaire l’analyse de Dany-Robert Dufour, sa dénonciation du « divin marché », nouveau dieu de la consommation au plus grand profit d’un capitalisme financier dont nous payons les frasques. Et pourtant, je ne puis m’empêcher de ressentir un malaise lorsque la polémique l’emporte sur la démonstration circonstanciée, devant l’amalgame entre certains auteurs ou certains courants de pensée, devant la généralisation qui semble assimiler notre action professionnelle et notre mode d’existence à une seule dérive sociétale. Si elles n’étaient que cela, notre société devrait avoir sombré dans une absolue déréliction, être à feu et à sang, voire s’être définitivement éteinte. La menace de nouveaux totalitarismes est sans doute en germe dans certaines évolutions socio-économiques, mais notre contemporanéité connaît aussi des avancées qui ne se réduisent pas à des illusions, des trompe-l’oeil ou une déliquescence.
Autre lecture, j’éprouve une adhésion immédiate devant l’ample synthèse qu’offre Jean-Claude Baudrillard sur ce qui menace les fondements du testament occidental . Et je partage sans réserve les principes de la refondation qu’il avance : « l’espérance retrouvée plutôt que la déréliction ou la dérision ; l’égalité défendue contre la raison du plus fort, la politique réhabilitée face aux « fatalités » du marché ; la raison critique – et modeste – mille fois préférée au scientisme comminatoire ; la solidarité et les convictions communes opposées à l’individualisme vindicatif ; la justice substituée à la vengeance sacrificielle. » Mais je ne comprends plus – ma déception est à la hauteur de l’attente suscitée - lorsqu’au final il n’offre comme perspective que la dénonciation – juste en soi – d’idéologies réactionnaires, élitistes et racistes, menaçantes à bas bruit, et que la critique de développements contemporains tels la cyberculture et le droit mondial.
J’apprécie par ailleurs le souci de Jean-Pierre Lebrun « d’éviter aussi bien le mirage des lendemains qui chantent que l'illusion pessimiste de ceux qui voient dans nos changements les signes de notre décadence. » Et je partage jusqu’à un certain point ce qu’il soutient dans la prolongement de Marcel Gauchet : « le passage d'une société hiérarchique - donc consistante mais incomplète, puisqu'elle tire sa consistance de son incomplétude, de la place du chef, du maître, du roi, du père, de l'état, en un mot de la place de l'exception - à une organisation sociale qui, au contraire, prétend à la complétude, mais au prix de l'inconsistance. Une telle mutation n'a été possible que, précisément, parce que nous nous sommes émancipés de la transcendance substantielle - religieuse - et c'est bien dans ce mouvement que s'est accomplie la démocratie. »
Oui, nous avons perdu – ou renoncé à – une transcendance religieuse, mais qui dit que nous n’élaborons pas une autre transcendance ? Et si certains développements actuels – économiques, politiques, scientifiques, religieux – témoignent d’une illusion toute puissante de complétude, nous sommes nombreux à élaborer quotidiennement, modestement mais résolument, notre incomplétude. Je veux dire par ce « nous sommes nombreux » que rien ne permet d’attribuer l’hypothèse d’inconsistance aux êtres que je rencontre chaque jour, aux actions que je vois développées par les uns avec d’autres, pour que la vie continue, pour ce vivre ensemble sans emphase et conscient de son incomplétude.
Et c’est pourquoi j’éprouve un malaise lorsque Jean-Pierre Lebrun nous alerte avec les accents de la seule négativité : « ... à l’heure de l’exigence de parité mise à toutes les sauces, à l’heure de l’égalitarisme qui semble promettre l’égalité sans travail à faire pour en obtenir ce qui ne sera jamais qu’un semblant, à l’heure où tout devrait pouvoir se régler sans discord ni dissymétrie mais au contraire dans le consensus, à l’heure où l’on préfère éviter le conflit plutôt que d’avoir à s’y confronter… » Il me semble alors que l’amalgame entre délitements structurels et volontés positives (ici, le souci de parité, la recherche de consensus) insulte ceux qui s’efforcent à la lucidité sans renoncer à l’action, soutenus par la conviction que d’autres la mènent aussi.

Témoins concernés

Ce propos de Jean-Pierre Lebrun dans un ouvrage collectif de directeurs de la protection de l’enfance, m’invite à distinguer des champs professionnels qui ne sont pas confrontés de la même façon à la question sociale (et donc à ce qu’elle témoigne d’une problématique sociétale) : les champs de la vieillesse, du handicap, de la protection de l’enfance et du travail social généraliste ou spécialisé (polyvalence de secteur, travail de rue, structures d’hébergement social, etc.).
Les professionnels relevant du champ du handicap et de la vieillesse ne sont pas en effet confrontés aussi massivement que ceux de la protection de l’enfance et du travail social aux fractures consécutives d’une dégradation des conditions de vie, aux processus de désaffiliation, d’exclusion, de déstructuration familiale, de délinquance juvénile, de violences urbaines.
Rien d’étonnant à ce que des directeurs du champ de la protection de l’enfance - et donc confrontés à la question de l’autorité - soient particulièrement sensibles au déclin actuel de l’institution telle que l’a analysé François Dubet . Rien d’étonnant à ce qu’ils témoignent d’un exercice de la direction questionnant, parfois décourageant parce que soumis au malaise et donc à l’insatisfaction récurrente des équipes, à la stérilité de discours inconséquents dans un environnement traversé d’incohérences. Rien d’étonnant dans la mesure où ils sont témoins concernés d’un phénomène massif d’exclusion sociale, d’une désaffiliation de pans entiers de la population et d’une démagogie sécuritaire qui sert à dissimuler un processus de reproduction des inégalités. Comparativement, les professionnels du secteur du handicap et de la vieillesse sont moins assaillis par la question sociale et plus sollicités par le développement de l’enfant ou le bien-être de l’adulte.
Cette distinction une fois considérée entre les champs d’activité professionnels au regard des motifs de préoccupation et donc de la vigueur critique, il me reste un malaise devant une certaine facilité de la dénonciation, devant des généralisations et amalgames entre d’une part démission, démagogisme, ultralibéralisme d’un discours managérial, et d’autre part reconnaissance d’avancées légales, développements pédagogiques de caractère interactif, considération positive d’approches évaluatives ou de pratiques participatives, etc.
Je crains que les acteurs du secteur social et médico-social n’adhèrent sans discernement à cette dénonciation, qu’elle ne vienne justifier une posture de seule résistance, une critique réduite au scepticisme soupçonneux ou à l’abstentionnisme inconséquent. Je crains qu’elle ne contribue à démobiliser les volontés, à épuiser les énergies. Le risque existe de s’entretenir dans un intellectualisme brillamment démonstratif mais vide d’engagement et de perspective. Le risque existe d’une compulsion d’impuissance, d’un sombre catastrophisme qui se défausse d’une exigence d’action ici et maintenant.
Oui, nous sommes témoins concernés d’un processus d’inégalité sociale qui s’accentue. Mais cela ne nous accorde pas de validité particulière dans sa dénonciation. Je ne peux m’empêcher d’une réticence devant ce propos de Joseph Rouzel : « Dans la crise actuelle, les travailleurs sociaux sont aux avant-postes. Accompagnant les plus touchés de nos contemporains, ils témoignent d’une « fraternité discrète » (Lacan) qui se présente comme un véritable acte de résistance. » Je pense le propos concrètement vrai en de multiples occasions mais je me refuse à en faire un argument d’analyse critique et de dénonciation.
Nous devons nous situer devant l’injustice sociale dont nous sommes témoins, notamment pour ne pas projeter notre révolte dans l’interaction avec la personne accompagnée, pour soutenir un engagement relationnel à son intention qui se distingue de la colère . Mais ce n’est pas sur le mode d’une insatisfaction limitée à notre activité professionnelle que notre dénonciation trouvera sa validité. Elle est alors trop mêlée à notre condition professionnelle, trop focalisée sur des enjeux sectoriels, trop simplificatrice d’une question sociale infiniment complexe. Le secteur social et médico-social souffre d’un solipsisme d’exception. C’est en donnant à notre révolte devant l’injustice social une dimension militante différenciée de l’exercice professionnel, éventuellement dans les associations dont nous sommes les salariés, en lui donnant une dimension politique, en assumant des choix citoyens sans prétexter qu’ils ne nous satisfont pas complètement, sans nous réfugier dans un idéal intellectuellement et moralement confortable mais oublieux, pour le coup, de l’incomplétude dont parle Jean-Pierre Lebrun, inconsistant, pour le coup, en matière de responsabilité.

Supposer des mouvements hétérogènes

Qu’est-ce qui nous amène à nous penser aux avant-postes d’une société qui se délite ? N’y a-t-il pas quelque sombre complaisance à supposer le pire ? Quelle configuration nous agit ?
Que nous en disent les images-types qui la composent ? Celle du psychanalyste qui incarne le savoir annonciateur du délitement social ? Celle de l’intervenant consultant formateur qui participe des évolutions en cours, les valide et/ou les critique à partir de son bagage en sciences humaines ? Celle du directeur impliqué, combatif, inquiet, déçu par les travailleurs sociaux qu’il s’efforce de mobiliser ? Celle du professionnel de terrain témoin de l’injustice social, révolté, résistant ?
De quel jeu sommes-nous les acteurs malgré nous ? Quelle impuissance nous paralyse, quels enjeux nous conditionnent ? Dans quels antagonismes nous débattons-nous ?
Quelle que soit la gravité des dangers qui menacent aujourd’hui l’équilibre de notre société, quelle que soit l’injustice sociale au fondement du système politico-économique actuel, quelle que soit la nécessité de nous en préoccuper - et l’impérieuse obligation de nous engager pour la combattre – je me demande ce qui nous conduit, acteurs du secteur social et médico-social, à développer les termes d’une résistance. Je me demande si nous ne renouvelons pas une échappatoire.
Pour que cette dénonciation ne soit pas une échappatoire à notre désillusion, à notre impuissance, à la mauvaise conscience dont le politique nous charge par l’évocation à l’envie de la maltraitance , il nous faut laisser ouvert le paradoxe de la dénonciation et de la construction ici et maintenant, dans les simples réalités que nous rencontrons. Il nous faut développer une pensée moins univoque.
Ainsi, par exemple, si je reconnais l’intérêt de l’article de Céline Jung sur l’évolution de la pensée relative à la protection de l’enfance, sa conclusion me semble relever d’un amalgame entre d’une part droits des individus et d’autre part responsabilité des difficultés de vie assignée aux personnes et réactivation de la sanction . Elle s’appuie sur l’analyse d’Elisabeth Chauvet relative à l’évolution des représentations : «… les désordres de la société [proviendraient] d’un défaut de responsabilité des individus, trop souvent liés à un sentiment d’impunité. Il [conviendrait] de restaurer et développer sanction et répression à titre de réponse « responsabilisante » de la société à tout acte antisocial. » Je partage l’hypothèse, mais elle n’induit pas la conclusion qu’en tire Céline Jung : « En somme, l’appel incantatoire aux droits de la personne serait surtout un renvoi aux devoirs de la personne. La question de la responsabilité serait renvoyée de la sphère publique à la sphère strictement privée, l’autorité publique se réduisant à la sanction. »
La question des doits des usagers est ainsi réduite à une manipulation, participant de l’assignation aux familles de la responsabilité de leurs difficultés et justifiant une politique sécuritaire. L’assertion n’est pas soutenue par un développement circonstancié, une logique argumentaire sans rupture. Et j’y vois une difficulté à appréhender les processus actuels dans leur hétérogénéité, à les penser conjoints mais différenciés, peut-être interdépendants mais non nécessairement réductibles à un mouvement unique, à une visée cohérente déterminée par une idéologie dominante.
En l’occurrence, la pensée de Jacques Adoirno nous est utile parce qu’elle nous invite à la multiréférentialité. Nous éprouvons spontanément le besoin de former une pensée globale, de dégager un sens général aux événements, de supposer une rationalité d’ensemble aux processus observés. Nous tendons alors à développer une pensée univoque, peu attentive aux contradictions phénoménales et à la diversité de leurs ressorts. Peut-être nous faut-il accepter la perspective de poussées contradictoires, de tensions différenciées, de mouvements hétérogènes, affrontement de forces antagonistes mais aussi entremêlement d’aspects sociétaux qui se délitent et d’autres qui se composent sans remplacer terme à terme les précédents. La recomposition d’un ordre passe par l’entrechoquement de forces en désordre. S’il est un ensemble, c’est peut-être celui de plaques tectoniques.

Survivre au changement

Ma pensée en tout cas s’éprouve en désordre. Nouveau retournement, je ne suis pas loin de penser comme Dany-Robert Dufour que l’argent, en tant qu’instrument de consommation indéfini, tend à devenir une transcendance qui modèle progressivement les comportements. Est-ce le « divin marché » qui met à mal aujourd’hui l’autorité démocratique, éducative, l’autorité qui permet de réguler les relations au sein d’une organisation de travail ? Sans qu’il soit ouvertement énoncé comme ce qui fait autorité, l’argent confisqué sur la force de travail du plus grand nombre semble permettre à certains de dominer en se distinguant par un mode de consommation ostentatoire. Par mimétisme à ce modèle, la capacité d’accéder à des biens de consommation socialement valorisés devient le support déterminant de l’intégration sociale, le signe de la participation à la civilisation d’abondance et, à l’inverse, de la marginalisation, de l’exclusion d’un mode de possession aujourd’hui constitutif de reconnaissance sociale. Vecteur non plus seulement de la reproduction mais de l’amplification des inégalités.
Alors, faut-il conjointement penser avec Jean-Pierre que Lebrun que « quand vient à manquer collectivement la reconnaissance de l'incomplétude, c'est évidemment la légitimité de sa transmission qui est remise en question, et c'est alors l'éducation elle-même, dans sa tâche spécifique, qui risque de passer à la trappe. »
Ou au contraire faut-il supposer que se renouvelle une transmission dont nous discernons mal les contours pour l’instant, une transmission qui trouble notre conception de l’autorité. Ainsi que l’évoque Myriam Revault D’Allones , « en s’inscrivant dans la transmission, nous pouvons faire basculer la notion d’autorité du substantif (l’autorité que l’on détient, qui est instituée) vers le verbe autoriser, c'est-à-dire vers une dynamique où des « générations appelantes » (Péguy) sont autorisées à commencer à leur tour à renouveler le monde commun. » ?
De son côté, Jacques Adoirno avance la perspective du passage, d’une « autorité-attribut » à une « autorité-relation » (qu’il nomme « autorité négociée »). J’aime assez ce qu’il avance autour de la posture d’accompagnement : se tenir au côté de l’accompagné dans son projet d’être « le même mais autrement », développer à son intention « une palette de manières d’aider… écoute, reprise en écho, reformulation, proposition, accueil critique des allant de soi, conseil, etc. » Je souligne : le même mais autrement que « ce que son milieu naturel, son milieu d’adoption et lui-même ne l’avaient pensé possible. »
Adopter des attitudes telles que l’accompagné se sente autorisé à devenir autre, me paraît une conception motivante pour les pédagogues, éducateurs, soignants qui forment les métiers du secteur social et médico-social. Une conception revitalisante pour nous qui éprouvons de justes inquiétudes devant les évolutions en cours. Chacun de nous va survivre au changement, nos proches vont y survivre, dit en substance Jacques Ardoino. Le changement n’est pas que perte, délitement, source de désespoir. Il nous bouscule mais c’est aussi un remaniement susceptible d’un nouvel état constitué avec à la fois « de la cohérence et de l’hétérogénéité « vivable». »
Je ne veux pourtant pas ignorer ce sur quoi Jean-Pierre Lebrun nous alerte, à savoir que ne pas reconnaître l’incomplétude de nos constructions humaines remet en question la nécessité de la différence des places. Cette différenciation nous permet à la fois de vivre en société et de vivre par nous-mêmes en tant qu’être singulier, de vivre en interdépendance et en indépendance. Mais je suis beaucoup plus réticent devant la perspective développée par Jean-Pierre Lebrun d’une place d’exception qui devrait assurer un rôle particulier d’autorité.
Parler de place d’exception renverse l’ordre principiel entre la transcendance et son incarnation. C’est la transcendance partagée par une société qui fait autorité et non une place particulière au sein de cette société qui témoigne de cette transcendance.
Je parlerai, quant à moi, de place d’autorité, au sens d’autorisée par une autorité supérieure, d’autorité au service des autres, autorisée à exercer une action au bénéfice de la collectivité ou de certains de ses membres. « La démocratie repose sur le principe du Contrat social qui lie des personnes se reconnaissant réciproquement comme des fins en soi. Ce Contrat social est concrétisé par des lois, celles-ci référées à des valeurs partagées. […] Autoriser quelqu’un à une action, c’est lui en attribuer l’autorité, c’est-à-dire lui transmettre la légitimité d’en devenir son auteur, cette légitimité restant liée à l’autorité supérieure qui l’a autorisée. »
La démocratie ne peut reposer sur le seul intérêt commun à la possession de biens, elle nécessite une transcendance, la référence à des valeurs partagées. Sous la poussée d’un capitalisme financier débridé qui tire son profit de l’argent confisqué à la force de travail et prêté pour générer une dette supérieure au prêt, principe même de l’usure, nous sommes peut-être en train de reproduire sur le registre de la consommation le clientélisme de la république romaine décadente. L’ultra libéralisme a oublié qu’Adam Smith développait la perspective de la main invisible en lien avec la nécessité de règles morales . J’accorde donc volontiers à Jean-Pierre Lebrun que notre système démocratique est bien malade, mais cela ne signifie pas que, les uns et les autres, nous ne travaillons pas pour qu’émergent d’autres formes de transcendance. Je pense à celle de la solidarité, à celle de notre planète à sauver – et pour le coup il s’agit bien d’une transmission à nos enfants. Alors, oui, conduire au sens d’e-ducere, éduquer au sens de conduire vers. Oui, définir l’autorité conférée par l’éducation. Mais celle du directeur ne relève pas d’une place d’exception , elle relève d’une place différente parmi d’autres, d’une autre responsabilité que celle du travailleur social en interaction avec la personne qu’il accompagne, d’une autorité différente.

Résolution

Je fais le pari d’un chemin – encore long à parcourir - d’un partage des responsabilités sur une horizontalité dont se détachent pour chacun des champs d’autorité, des champs de contribution différents à la transcendance. C’est un long chemin d’éducation que de penser nos organisations de travail en répartissant les responsabilités plutôt qu’en clivant entre des directions surchargées d’autorité, arbitres et animateurs de projets au prix d’acrobaties managériales ou participatives, et des acteurs de terrain, instrumentés, se déchargeant de leurs responsabilités sur la figure d’autorité supérieure et la chargeant de leurs insatisfactions.
Oui, notre transcendance sociétale – cette solidarité de l’humain - est fragilisée par une idéologie du seul intérêt individuel. Oui, nos raisons de vivre sont menacées. Oui, la transmission – et donc le procès d’éducation - en est rendue difficile, oui notre démocratie est fragilisée. Mais, pour continuer de la défendre, faut-il rappeler les crimes et dominations des sociétés fondées sur la transcendance divine, faut-il rappeler les guerres de religion, l’infériorisation de la femme, l’esclavagisme et le procès de Valladolid – « Les Indiens du Nouveau Monde ont-ils une âme ? ». Pour justifier la démocratie, faut-il invoquer son envers, relativisant ainsi sa validité ? Ou ne doit-on pas plutôt la considérer dans la transcendance de son incomplétude – moins mauvais système possible - et donc en souligner les avancées autant qu’en dénoncer les dérives ? Et, s’il y a quelque naïveté à croire dans la volonté positive de ceux que je côtoie au long de mon activité professionnelle, alors je revendique cette salutaire illusion.
Dany-Robert Dufour rappelle que l’action éducative spécialisée s’est fondée sur ce qu’il appelle le « grand récit de la Résistance » et que cette utopie en a soutenu le dynamisme pendant des décennies. C’est effectivement un grand récit, un grand dessein, qu’il nous faut de nouveau former au sein du secteur social et médico-social. Une utopie renouvelée. Toute utopie comporte une part d’illusion et celle de la Résistance n’était pas sans zones d’ombre, simplismes doctrinaires et rapports antagonistes. L’existence du secteur social et médico-social repose sur l’utopie de la solidarité d’une communauté humaine. Illusion salutaire si nous voulons continuer de vivre avec et pour les autres au sein d’institutions justes, comme le propose Paul Ricoeur.
Cela exige de ne pas nous penser en place de témoin privilégié du délitement social, encore moins en alliance victimaire avec les victimes de l’injustice sociale. Cela exige de nous penser en effort continu de développer un professionnalisme réfléchi, rigoureux dans sa technicité, solide dans ses références conceptuelles et méthodologiques, concret dans le rendu-compte de son action. Nous ne recréerons pas de la transcendance en nous repliant sur un corporatisme défensif ou en soutenant un discours incantatoire sur des valeurs que nous serions les seules à incarner. Nous la recréerons à partir d’un esprit de solidarité qui implique un professionnalisme exigeant, investi par ailleurs dans un militantisme qui bouscule les logiques gestionnaires et renouvelle la vitalité associative. Cela exige évidemment des combats pour s’opposer à la marchandisation du secteur qu’entreprend aujourd’hui une certaine politique, cela suppose de la protestation et de la résistance, mais à condition qu’elles ne nous détournent pas d’une exigence interne au professionnalisme, qu’elles ne soient pas le prétexte de la plainte et d’une dénonciation univoque.
Mon propos est ici lapidaire, parfois polémique, parfois de l’ordre d’un éprouvé auquel il manque un argumentaire circonstancié. Je prends ainsi le risque d’une semblable critique, peut-être de l’incompréhension et du malentendu. J’attends en tout cas la contradiction du débat. Elle me dira si, entre les lignes, j’ai laissé l’espace du dialogue.
Je viens de redécouvrir le double sens du terme de résolution : celui d’aboutissement d’une crise et de dépassement, ce qui ne signifie pas sa solution définitive et sans reste mais le dénouement (dé-nouer) qui permet de reprendre le mouvement ; celui d’une volonté qui se fixe un effort, une visée, une action au-delà du doute envahissant. Les résolutions supposent toujours des renoncements mais elles témoignent d’une vitalité qui se renouvelle en acceptant l’incertitude de l’avenir, elles prennent le risque de l’incomplétude contre l’impuissance de l’irrésolution. A nous de ré-enchanter le monde de croyances qui ne soient pas des illusions sans effets.