Travail social et action sociale : vers une situation de crise ?

Poser la question est en soi délicat tant les risques de catastrophisme, d’analyses unilatérales et/ou superficielles, de points de vue partisans sont légions. Dès lors il convient d’abord de cerner la notion de crise telle qu’elle peut être entendue ici.

Un consensus s’opère pour reconnaître que nous sommes entrés, à partir de la fin des années soixante-dix, dans une période de restructuration et de transformation des repères macro-économiques, sociaux, politiques et environnementaux.

La durée et la profondeur des transformations en cours font de la notion de crise une notion partielle au regard de ce qui se passe et des enjeux réels. Autrement dit, la notion de crise renvoie à des moments particuliers sans pour autant suffire à rendre compte des mouvements de longue période. Au cours de ces quarante dernières années, des situations de crise ont affecté soit tel ou tel secteur (textile, sidérurgie, la ville…) soit ont été plus globales comme en témoignent les chocs pétroliers de la fin des années soixante-dix, celle des subprimes en 2007 et celle de l’euro dans laquelle nous nous trouvons encore. A contrario, il y a des séquences où les choses semblent s’améliorer. Ce fut particulièrement le cas au début des années deux mille, avec, par exemple, une baisse considérable du chômage, plus de deux millions de création d’emplois et un quasi équilibre des comptes sociaux.

Dès lors la notion de crise renvoie à des moments particuliers de remise en cause aigue des repères et des fondements de telle ou telle politique publique, moments qui n’affectent pas forcément tous les secteurs de la même façon. Ces situations de crise se traduisent par des impasses, des ruptures, des pertes de repères. Elles ne sont pas forcément fatales mais produisent des effets significatifs et durables. Il y a une sorte d’irréversibilité des situations de crise, un avant et un après, d’autant que leurs effets se conjuguent avec ceux des transformations structurelles de longue période.

Où en sommes-nous en matière d’action sociale ? La situation, pour contrastée qu’elle soit, révèle des signaux qui pourraient bien annoncer une crise réelle. Certes, l’on constate aussi des signaux contraires mais sans que se dessine pour le moment une alternative solide.

 

Des signes à prendre au sérieux

 

Les pressions financières apparaissent souvent en première ligne de ces signaux. Mais ce n’est sans doute pas là le plus inquiétant. Certes, les restrictions de crédit sont bien réelles au niveau des établissements et services, mais la croissance globale des budgets reste à des taux supérieurs à ceux du PIB, y compris pour 2013. La nouveauté c’est que, pour l’essentiel, les besoins nouveaux tendent à être financés par des économies sur l’existant. C’est la logique des enveloppes globales. Les premières circulaires budgétaires pour 2013 montrent que cette logique perdure malgré  l’alternance politique.

Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut s’intéresser à des signaux qui travaillent en profondeur le secteur de l’action sociale.

Ce qu’il est convenu d’appeler le malaise, ou le burn-out, des travailleurs sociaux en est une première illustration. Quelques études, de nombreuses monographies en témoignent. Il y a une perte de repères, une perte de sens, une désorientation, une démoralisation. L’on perçoit que les tensions entre logiques managériales, gestionnaires, normatives et logiques professionnelles s’accroissent. Certes, les institutions fonctionnent, le travail se fait, les usagers ne sont pas délaissés. Conscience professionnelle, respect  plus ou moins contraint des consignes hiérarchiques, formes de désabusement, habitudes et routines, respect de l’usager, tout cela, à des degrés divers, fait que le système fonctionne. Mais à quel prix et jusqu’où un tel système peut-il réellement fonctionner ? La crise, bien réelle, que traversent les conventions collectives « historiques » mériterait une analyse qui aille au-delà des termes d’un débat employeurs-syndicats engoncé dans des problématiques dominées par les contraintes budgétaires et des paradigmes gestionnaires.

Face à cette situation, les associations, l’esprit associatif, la vigueur citoyenne et la force d’entraînement sont également à la peine et ne parviennent pas à apporter une vision suffisamment cohérente et pertinente de nature à contrebalancer le malaise et le désarroi ressentis par un nombre croissant de salariés. Il y a une perte de substance du fait associatif et des associations au détriment de leur approche politique (au sens large du terme). Les causes en sont diverses, que ce soit une crise du recrutement, une technicisation croissante des problèmes sociaux, un recentrage des responsabilités au profit de directions, générales ou pas, ou une volonté de moins en moins cachée des pouvoirs publics de les instrumentaliser.

Autres signaux, une crise, là aussi bien réelle qui frappe certains secteurs de l’action sociale. Depuis deux ou trois ans, des services à la personne se retrouvent en cessation de paiement, voire déposent le bilan et licencient. Certes une aide de cinquante millions d’euros a été octroyée en 2012 pour pallier les cas les plus criants. Cette aide a été reconduite ne 2013. Mais le traitement, a minima des symptômes cache mal l’incapacité à analyser les causes, ou tout au moins à les regarder en face pour s’y attaquer réellement. Et pourtant le maintien à domicile reste en tête des priorités affichées par les pouvoirs publics.

La situation de la protection judiciaire de la jeunesse est, elle aussi, plus que problématique. Elle semble concentrer des éléments forts annonciateurs de crise, qu’il s’agisse du personnel, des usagers ou des associations. Même les gestionnaires et responsables au sein de l’administration s’épanchent publiquement. Par contre, l’administration centrale reste muette. Interrogée par les ASH dans le cadre d’un dossier sur la PJJ, le ministère refuse de répondre et interdit à la direction de la PJJ de s’exprimer[1]. Le malaise (la crise ?) est néanmoins suffisamment profond pour que cela dépasse les frontières de la presse professionnelle. Dans son numéro daté  des 10 et 11 février, le journal « Le Monde » titre : «  le lent naufrage de la protection judiciaire de la jeunesse »[2].

Des organismes comme les centres communaux d’action sociale, des fédérations comme la FNARS tirent la sonnette d’alarme à propos des impacts des processus de précarisation économique et sociale et des situations, croissantes, de précarité et de pauvreté. Celles-ci accroissent les pressions qui s’exercent sur l’action sociale et le travail social quasiment sommés de réparer des dégâts sociaux massifs ou tout au moins, de les rendre sociétalement supportables, voire moins visibles. Mais ces phénomènes de précarisation et de précarité touchent aussi une partie des intervenants sociaux eux-mêmes.

Certes décrit ainsi le tableau, fort incomplet au demeurant, est plus que sombre. Reconnaissons que cette présentation est quelle peu unilatérale. Le trait est grossi mais c’est juste pour donner un effet de loupe, de la visibilité à des problèmes bien réels qui, si l’on n’y prend pas garde, peuvent, par leur simple développement conduire à une  (ou des) situation(s) de crise(s).

Reste que si la situation est, en réalité, contrastée, les réponses apportées sont encore à la peine.

Des résistances non négligeables mais qui peinent à dessiner une alternative

Il y a des résistances. Il y a une foultitude d’expériences, d’innovations qui malheureusement sont loin d’être suffisamment connues et surtout capitalisées. Des associations, comme l’Unapei, mettent en chantier une refondation de leur projet associatif. D’autres comme l’Uniopss ou la Fnars sont en recherche et formulent des orientations et des propositions d’ordre stratégique. Un groupement professionnel comme le GNDA n’hésite pas à engager des analyses et à ouvrir des perspectives. L’initiative des trente directeurs généraux de services des départements a, au printemps 2012, ouvert un espace de réflexions, de confrontations mais aussi de regroupement, d’action et surtout d’espoir.

La question centrale est de savoir comment ces multiples initiatives, les idées qui les  accompagnent, peuvent aujourd’hui se fédérer d’une part et peser ensuite dans les sphères de la décision publique. Ces deux enjeux sont majeurs et si les défis qu’ils comportent ne sont pas relevés, tous ces mouvements, protéiformes, riches mais éparpillés, risquent de ne pas produire les effets espérés.

Ceci est d’autant plus nécessaire que du coté des pouvoirs publics l’on ne voit pas vraiment se dessiner des politiques de nature à répondre aux enjeux posés par l’ampleur des transformations socio-économiques, par les processus de précarisation qui agissent au cœur du fonctionnement de la société, par la massification des problèmes sociaux.

Au plan gouvernemental, s’il y a une volonté indéniable de tracer une vision de moyen terme, ces tentatives butent sur le réel et deviennent plus que minces lorsque l’on passe aux mesures concrètes et à l’articulation entre un court terme qui impose des réponses tangibles et ce moyen terme de nature à leur donner un sens. Au plan des départements, si quelques uns sont à la recherche concrète de ces articulations, ce n’est ni encore la majorité mais surtout il n’y pas de discours politique commun au plan national sur les questions sociales. L’essentiel des prises de positions porte sur les équilibres financiers. Mais les réponses ne sont sûrement pas réductibles à une meilleure répartition des charges et des ressources même si cela est une vraie question qui appelle des réponses précises et équitables.

Dès lors les deux enjeux, construire un positionnement collectif, à une échelle significative, et peser dans les processus de décision publique, sont clefs pour les acteurs.

Difficile à dire aujourd’hui qui serait légitime à opérer ce travail fédérateur. Sans doute personne a priori. Aucun regroupement ne peut prétendre, par nature, à ce rôle. Mais, a contrario, cela ouvre un réel espace d’initiative. Des tentatives de rencontres, de croisement des positions, des expériences ont été faites récemment. Mais cela ne suffit pas. La formalisation d’un pôle fédérateur et d’initiative reste en devenir. Cela devient une impérieuse nécessité.

C’est à partir de cela que les acteurs pourront s’imposer dans l’espace de la décision publique. Par le passé, des hauts fonctionnaires, qu’ils soient au sein de l’appareil d’Etat, à la présidence de grandes fédérations ou les deux à la fois, ont joué le rôle d’interface. Ils le font parfois encore mais l’Etat est aujourd’hui moins réceptif à leurs positions et propositions du fait d’un logiciel qui n’est plus celui des Trente Glorieuses. Ce canal, peut sans doute rendre encore quelques « services » à l’action sociale. Mais il n’est plus le moteur de la négociation, de l’interface, de la co-production de politiques publiques sociales.

Conclusion

Les transformations structurelles qui ont affecté l’ensemble du fonctionnement de la société n’ont impacté que tardivement le champ de l’action sociale. L’on peut dire, approximativement que les années 2005-2007 ont marqué un tournant et une accélération de ces tendances certes préexistantes mais beaucoup moins aigues. C’est juste un repère, mais ce caractère récent explique en partie aussi la difficulté à bien saisir ce qui se passe. Le risque de crise, car aujourd’hui il s’agit d’un risque, est néanmoins bien réel. Plus que dans d’autre domaine, ici l’anticipation s’impose.



[1] Les ASH N°2798 du 22 février 2011.

[2] Pour cet article, le directeur de la PJJ a été autorisé à s’exprimer.