Quelques réflexions autour des premières mesures de lutte contre les exclusions

Les travaux de la récente conférence relative à la lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale tenue les 10 et 11 décembre à Paris ne suffisent pas à tirer un quelconque bilan ou d’émettre des jugements définitifs sur la politique du Gouvernement en la matière. Mais les résultats qui en ressortent permettent d’illustrer les tensions, voire les contradictions dans lesquelles se trouvent les pouvoirs publics au regard des besoins sociaux et des politiques d’action sociale.

La conférence a mis en lumière deux dimensions, l’une qui est de nature stratégique, quasi conceptuelle, l’autre constituée par un ensemble de mesures de portées disparates. Sur la première, il a été affirmé la volonté de changer le regard et le discours sur les pauvres et notamment de rompre avec toute forme de stigmatisation. Ceci s’est accompagné d’une volonté affichée de promouvoir un pacte de solidarité, le premier ministre estimant que la société était moins solidaire en 2012 qu’elle ne l’était il y a dix ou vingt ans. L’on peut discuter le constat, mais ce qui est à noter c’est la volonté affichée d’inverser la tendance et de renforcer les dimensions de solidarité.

Cette dimension, ce renouveau du discours ont été unanimement salués par les participants et notamment par les associations. Néanmoins elles se sont déclarées déçues quant au second volet qui concerne les mesures concrètes, jugées utiles, significatives pour une partie d’entre elles, mais, dans l’ensemble, insuffisantes.

Néanmoins, les travaux de cette conférence illustrent une volonté de modifier de façon significative les fondements des politiques d’action sociale sans, pour autant que cela ne se traduise dans un ensemble cohérent et programmé de dispositifs et de mesures.

Une amorce d’un changement de paradigme pour l’action sociale…

Les critiques portant sur l’insuffisance des mesures préconisées, pour légitimes qu’elles soient, ne doivent pas escamoter les inflexions sensibles qui peuvent impacter positivement l’action sociale. En effet, il y a des éléments suffisamment signifiants qui indiquent qu’il y a un changement assez net dans les représentations et les principes d’action. Certes cela est fragile, mais pour autant il serait dommage de passer à coté de ce qui peut être un point d’appui à une refondation non seulement de l’action sociale mais de sa place dans la société.

Coté représentations, la rupture est nette quant au  regard porté sur les personnes en grandes difficultés sociales et/ou professionnelles. Cela est loin d’être négligeable lorsque l’on connaît les dégâts produits par les dénonciations des « assistés », de celles et ceux qui se complairaient dans la « culture du RSA ou des allocations », ou des « fraudeurs aux prestations sociales ». Ce type de discours tend en fait à délégitimer l’action sociale aux yeux des citoyens et plus particulièrement de ce que l’on appelle les couches moyennes. Mais il a aussi un impact sur les publics eux-mêmes. Plusieurs études ont montré l’importance des phénomènes de non recours. Pour certaines personnes c’est le manque d’information qui l’explique mais pour d’autres c’est la peur d’être stigmatisé qui en est la cause. L’observatoire du non recours estime même que les « économies » réalisées du fait des non recours sont très largement supérieure aux coûts de la fraude ou des indus[1].

Coté principes d’action, l’on perçoit quelques inflexions significatives. L’affirmation forte du principe de solidarité et, au premier rang, de la solidarité nationale, comme fil rouge des réponses à apporter est incontestablement un point positif. Cela ne vise pas à exclure d’autres formes de solidarité (professionnelle, familiale, de proximité…) mais cette affirmation donne une autre tournure au débat. L’on est dans une problématique de complémentarité, au sein de laquelle, encore une fois, la solidarité nationale apparaît comme l’axe structurant mais non exclusif, et non dans une logique de substitution ramenant la première à un ensemble de dispositifs palliatifs destinés uniquement aux plus démunis des plus démunis.

L’on voit un début de concrétisation sur ces nouvelles approches autour de la politique du logement, par exemple. Il se dessine une stratégie qui articule trois plans : des réponses immédiates (augmentations des places d’hébergement d’urgence…), des réponses visant à éviter les ruptures et à faciliter des accompagnements sur la durée (gestion coordonnée de la sortie des dispositifs d’urgence et/ou saisonniers…), une politique plus active de construction de logements sociaux. L’on perçoit là les prémisses d’une volonté de ré-encastrer des objectifs sociaux aux fonctions structurelles d’intégration, c'est-à-dire de mobiliser les politiques publiques ordinaires à la fois pour pallier les difficultés sociales et pour les prévenir.

L’on peut aussi percevoir une volonté de rompre avec les politiques de « plans d’urgence hivernaux », qui durent depuis 1984 afin d’éviter les ruptures de prise en charge à la fin de l’hiver[2]. Chaque préfet devra d’ici le 15 février finaliser des projets territoriaux à cet effet. L’intention est plus que louable. Les mesures, et surtout la logique qui les sous-tend, sont significatives de la volonté d’une réorientation des politiques d’action sociale. Reste que la circulaire précise comme l’un des critères la « soutenabilité budgétaire des propositions dans la limite des crédits notifiés » sans plus de précisions (et surtout pas de données chiffrées). Là encore il faudra apprécier les réalisations sur pièce et dans la durée.

Néanmoins, cette inflexion forte dans les représentations et les principes d’action est reconnue par les acteurs. Le comité national de lutte contre l’exclusion dans un communiqué en date du 8 janvier souligne notamment « l’impression d’un dialogue avec le Gouvernement mais aussi une dynamique et d’une approche différente ».[3] Le communiqué poursuit en soulignant que « un discours nouveau a été tenu par rapport à l’exclusion et à la défense des droits fondamentaux ; il dénote un changement de cap, une orientation de qualité ». En outre la volonté affichée d’associer directement des personnes en situation de pauvreté et/ou d’exclusion à la conception, la décision et l’évaluation de ces politiques va dans le même sens.

…des mesures en deçà des intentions

Il y a des mesures concrètes qui accompagnent ces déclarations, et l’on ne peut pas dire que le Gouvernement se contente de simples effets d’annonce. Reste que la logique générale des priorités n’est pas forcément évidente. Bien sur tout n’est pas possible d’emblée, des choix doivent être faits, la pleine effectivité de certaines mesures requière du temps. Les acteurs n’en disconviennent pas. Mais il manque néanmoins la détermination d’objectifs précis appuyés par une planification  s’inscrivant dans la volonté de réorienter les politiques au vu des principes affichés. Dans ce sens, le collectif Alerte réclame, à juste titre une loi de programmation qui sanctionnerait une volonté politique forte, permettrait de donner une lisibilité aux mesures partielles et les inscrirait dans une problématique interministérielle, mobilisant l’ensemble des politiques publiques.

En effet, c’est moins le fait que telle ou telle mesure soit limitée, même si la question se pose pour certaines, que l’absence de lisibilité de moyen terme qui interroge. L’on retrouve là une tension forte entre la volonté de  réorienter les politiques d’action sociale et des mesures éparses dont l’on a parfois du mal à lire la cohérence dans un contexte où pèse une contrainte financière[4]. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier que l’on ne peut compenser des années de crise sociale, l’ensemble des difficultés engendrées pour des millions de personnes en quelques mois. Par contre il serait dommageable de s’abriter de fait derrière cela pour esquiver le besoin de déterminer une stratégie, des objectifs et les moyens nécessaires pour les années qui viennent.

 

Néanmoins, ces considérations étant prises en compte, certaines mesures interrogent. Par exemple,  la revalorisation du revenu de solidarité active de 10% d’ici à 2017 à raison de 2% par an n’est manifestement pas à la hauteur des besoins, même si son coût global est estimé, au final, à environ 1 milliard d’euros (à nombre d’allocataires constant). Ce n’est pas le principe de l’étalement qui est en cause mais l’objectif au regard des besoins. Peut être faudrait-il d’abord une réflexion de fond sur le RSA dans sa version « socle » (en gros l’ex RMI) et dans sa version « activité » (complément de bas salaire). Mais sur ce plan rien n’est envisagé.

Les questions posées par l’hébergement d’urgence sont aussi significatives. Le constat est que malgré une augmentation des places, l’on est loin de pouvoir répondre totalement aux besoins. Mais il est intéressant d’affiner l’analyse à partir d’une enquête réalisée récemment par la FNARS, qui témoigne dans un bilan réalisé récemment d’une réalité contrastée. D’une part, le taux de « non-attribution », c'est-à-dire d’absence de solution suite à un appel, a baissé sensiblement suite aux premières mesures d’urgence mais le nombre de sollicitations à cru de façon significative (plus de 20%) ce qui fait que globalement, 57% des demandes n’ont pas pu être satisfaites. Cela montre bien les limites de mesures de court terme, certes indispensable, si elles ne prennent pas en compte la réalités des besoins.

D’autres mesures méritent aussi de s’y arrêter, moins pour ce qu’elles sont que pour ce qu’elles révèlent. C’est le cas du relèvement du plafond de ressources pour accéder à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), soit 1,250 milliards (250 millions par an sur 5 ans) et qui pourrait concerner environ 800.000 personnes. Or, ce besoin résulte directement des difficultés d’accès aux soins, non pas du fait d’une offre insuffisante, mais d’un système économique qui, pour une partie croissante de la population,  en limite l’accès pour des raisons financières. L’échec des discussions sur les dépassements d’honoraires à l’automne 2012 n’a pas apporté de réponse à la question des inégalités d’accès aux soins. Construire des solutions durables et efficaces en terme d’égalité à ce problème implique effectivement de remettre en cause une partie du fonctionnement économique du système de santé et donc certaines situations acquises. L’incapacité à trancher, conduit le gouvernement à accroître une mesure palliative et donc les finances sociales.

Conclusion

Les annonces faites et les mesures prises laissent un goût d’ambiguïté et d’inachevé. En outre, les secondes ne semblent pas vraiment à la hauteur des premières. Encore une fois cela ne veut pas dire que ces mesures sont insignifiantes ou que tout serait possible tout de suite. De même il convient de ne pas sous-estimer l’importance d’un changement de discours et d’une volonté affichée d’infléchir les principes d’action.

Mais une lecture critique laisse à penser que les pouvoirs publics n’ont pas encore pris totalement la mesure de la situation. Manifestement, l’équipe gouvernementale n’est pas arrivée aux affaires avec une perception claire, avec des réflexions solides sur la situation de l’action sociale, les problèmes rencontrés (autres que financiers). Le découpage d’ailleurs du champ entre différents portefeuilles (personnes âgées, handicapés, enfance, famille) est d’ailleurs révélateurs d’une forme d’impensé de l’action sociale dans son ensemble. 

La réorientation prendra du temps, raison de plus pour la mettre en place dès maintenant à partir d’une vision politique de moyen terme clairement conçue, affichée et exprimée. C’est pour cela, entre autre, que l’action sociale nécessitera encore des moyens financiers qui ne pourront diminuer qu’autant que les grandes fonctions d’intégration sociale s’organiseront pour limiter les effets d’éviction, et que la  réorientation des politiques publiques comme la mise en jeu des différents niveaux de solidarité commenceront à produire des effets.

 


[1] Observatoire du non recours : www.odenore.msh-alpes.fr

[2] Circulaire n°DGCS/SD1/DGALN/DHUP/DIHAL/2013/02 du 4 janvier 2013.

[3] Le CNLE regroupe notamment des élus, des représentants d’administrations, des institutions spécialisées sur ces questions et des principaux acteurs impliqués. (www.cnle.gouv.fr).

[4] Soulignons qu’il y a certes, dans ces contraintes financières, des aspects objectifs mais aussi des conséquences de choix politiques comme celui de ramener coûte que coûte le déficit budgétaire à 3% du PIB fin 2013 malgré un contexte de récession ou l’absence d’une réforme fiscale d’ampleur permettant des dégager des moyens supplémentaires dans une logique d’égalité.