Les dimensions politiques de l'action sociale : un exemple venu du Maroc
Lorsque le protectorat français sur le Maroc fut instauré, en 1941, une caisse de compensation destinée à subventionner un certain nombre de produits de première nécessité (farine, sucre, bonbonne de gaz…) a été créée. Ce système de subvention publique perdure jusqu’à aujourd’hui. Il s’adresse à tous les habitants sans critère de sélection, et il permet de maintenir des prix accessibles mais aussi la paix sociale. Pour autant, quelles que soient les intentions sous jacentes, notamment lors de sa création, ce programme public participe aussi d’une politique de solidarité basée sur le principe de redistribution puisque financé par l’impôt.
Aujourd’hui, un projet de réforme de cette caisse provoque de nombreux débats. Ce projet vise à recentrer l’action de la caisse sur les plus démunis en transformant la subvention aux produits en une forme d’allocation monétaire aux personnes, sous conditions de ressources.
Une réforme qui semble s’imposer
Deux raisons sont avancées pour sous-tendre ce projet de réforme. La première est économique. La caisse de compensation coûte un peu plus de 50 milliards de dirhams, soit près de 6.5 % du PIB, mais surtout avec une croissance rapide atteignant près de 30% annuel elle tend à peser de plus en plus sur les finances publiques. La seconde renvoie à une dimension que l’on pourrait qualifier d’éthique. En effet, la caisse subventionnant les produits, ses effets profitent à tous, quelque soit le revenu. De fait ce système profite donc plus à celles et à ceux qui consomment le plus, et donc au plus fortunés.
Cette évolution se déroule dans un contexte de hausse du déficit du budget de l’Etat mais aussi d’une augmentation significative de certains prix (carburants notamment) même si l’inflation reste plutôt maîtrisée (2% environ).
Une réforme qui comporte néanmoins de nombreuses inconnues
Techniquement, la réforme ne présente pas de difficultés particulières. Cela devient plus compliqué lorsque l’on aborde ses dimensions politiques, au sens large, c'est-à-dire les effets qu’elle risque de produire au-delà de son objet direct.
La première inconnue réside dans ses impacts sur ce que l’on appelle les classes moyennes, c'est à dire celles et ceux qui vont se retrouver au-delà du seuil d’attribution de l’aide sans pour autant disposer d’un niveau de vie suffisant pour amortir sans trop de difficultés les conséquences de la réforme. En effet, la suppression des subventions pour un certain nombre de produits, rappelons le, de base, c'est-à-dire globalement indispensables, va provoquer une inflation significative qui va entamer assez brutalement le pouvoir d’achat d’une majorité de la population.[2] Or, la notion de couche moyenne est un agrégat un peu fourre-tout (comme en France d’ailleurs) qui se définit en l’espèce négativement (ni les plus pauvres, ni les plus riches) mais couvre un panel de situations très différentes qui impliquent d’affiner les analyses. Reste qu’une bonne partie d’entre elle serait touchée significativement voire assez durement par cette réforme.
La seconde, est plus directement politique avec un risque électoral pour l’actuelle majorité (formée par une coalition) qui pourrait conduire à une déstabilisation institutionnelle dans une démocratie jeune et fragile. Or les décideurs sont sensibles à cette dimension qui parfois peut différer la prise de certaines décisions jugées pourtant comme utiles voire indispensables.
La troisième renvoie à la paix sociale, un certain nombre de commentateurs marocains soulignant les risques d’explosion, non seulement de la part d’une partie de la population qui deviendrait des « nouveaux pauvres » mais aussi des couches défavorisées dans l’hypothèse où se produirait un décrochage entre une aide monétaire et une inflation réduisant de fait de façon sensible leur pouvoir d’achat. Notamment, une libéralisation du prix de la farine aurait immédiatement un impact sur le prix du pain, sujet extrêmement sensible.
De plus, sur le plan économique, les choses, en pratique, ne sont pas aussi évidentes que cela, certains experts estimant que cette réforme conduirait sans doute à un bond significatif de l’inflation qui pourrait atteindre 7% contre 2% aujourd’hui. Or, cela pourrait impacter le volume de consommation au moment où cette dernière représente 50% du PIB et tire une croissance qui s’est établie, en 2012, à un peu moins de 5%. Une reforme brutale pourrait générer un effet récessif assez conséquent.
Dès lors, le sujet de la caisse de compensation apparaît, au Maroc, comme un sujet complexe et à haut risque.
Des leçons à tirer de cette illustration
Dans ce débat, la dimension politique de l’action sociale apparaît très clairement et, l’intérêt dans ce qui se passe au sein de l’espace public marocain, c’est que celle-ci n’est pas occultée et occupe quasiment le devant de la scène.
Or, force est de constater que cette approche globale est rare dans le débat français dans lequel les dimensions politiques sont trop souvent occultées ou reléguées au second plan au profit d’une vision privilégiant soit les dimensions plus « techniques », soit cherchant à solutionner un problème sans le contextualiser (en amont et en aval), soit les deux.
Or cela a deux conséquences. La première est que les choix qui seront faits ne sont pas vraiment éclairés. La seconde renvoie au fonctionnement démocratique car cette technisation ou cette occultation partielle des termes du débat rendent difficile la participation des citoyens (et même des usagers) qui n’ont pas tous les éléments pour se forger une opinion voire pour influer, sous une forme ou sous une autre, sur la décision.
Les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse de la question des retraites, de celle du financement des services d’aide à la personne, des politiques de lutte contre la pauvreté ou de la couverture d’assurance maladie, pour ne rester que dans une actualité immédiate. L’on se préoccupe peu des impacts des décisions au-delà de leur objet même (augmentation des situations de pauvreté chez les personnes âgées suite aux réformes de retraites, fragilisation des aidants et pression à des entrées non souhaitables en établissement du fait de la disparition de services d’aide à la personne…).
Ces questions d’impact sont particulièrement sensibles dans le débat entre prestations universelles ou prestations sous conditions de ressources. La question est posée pour certaines prestations familiales mais la préoccupation est plus générale[3]. Le ciblage des aides et des actions sociales peut apparaître, à court terme, comme une solutionner pour diminuer sensiblement les dépenses sociales. Reste que ne pas en étudier les autres impacts conduirait à d’inévitables retours de bâton.
Or la logique de déversement qui caractérise la posture de fait de la société vis-à-vis de l’action sociale, devrait, au contraire, conduire à développer des approches articulées dès lors que l’on examine un dispositif en place ou que l’on réfléchit à la couverture d’un besoin nouveau. Récemment, un dessin de Plantu dans le monde illustrait cette impasse. Il mettait en scène un maire qui montrait à un médecin un village où la poste, l’école, le poste de police étaient barrés d’une grande croix rouge et qui lui disait : « aller mon pote, il faut montrer l’exemple ».
Conclusion
L’action sociale en France relève à la fois du maquis, du mille feuille et du bricolage. Certes, réformer est un exercice complexe. Il n’y a pas de solutions qui ne présenteraient que des impacts positifs. Toute décision emporte des risques. Mais le cacher est sans doute une très mauvaise solution. La pleine exposition des risques est un élément essentiel d’un débat démocratique. Cela permettrait aussi de mettre en lumière les responsabilités politiques et sociétales de l’augmentation des bénéficiaires de l’action sociale et donc de ses coûts. La méthode de la réforme est tout aussi importante que son contenu. C’est aussi en ce sens que l’action sociale est une question politique.
[1] Ce billet est largement inspiré par l’éditorial de Karim Boukhari dans le numéro n°559 de l’hebdomadaire marocain TELQUEL (22 au 28 février 2013).
[2] Certains économistes marocains, favorables à la réforme, plaident pour son étalement dans le temps pour justement éviter un choc trop important. Reste que les effets d’une montée e charge progressive n’aurait pas l’impact attendu en termes d’allégement des finances publiques.
[3] Nous y reviendrons dans un prochain billet.