Les aidants : une catégorie incertaine entre sphère privée et sphère publique

Dans la logique générale de maîtrise des dépenses et des coûts, les pouvoirs publics cherchent de nouveaux modèles d’action afin d’y contribuer dans un contexte où les solutions marchandes ne sont pas opérantes pour jouer un rôle significatif. La question des aidants, pour pertinente qu’elle soit, illustre ainsi la tentation de réactiver un modèle « familiariste », mettant à contribution plus fortement la sphère privée pour répondre aux besoins. C’est dans le secteur des personnes âgées mais aussi dans celui du handicap que cette question occupe une place croissante sur l’agenda des pouvoirs publics.

La question des aidants s’appuie d’abord sur une réalité sociale. Ils seraient aujourd’hui près de quatre millions, et certaines associations, telle France Alzheimer, portent fortement cette préoccupation. Certes de tous temps, les personnes en situation de fragilité, quel qu’en soit le motif, ont bénéficié de l’aide de proches, aides sans lesquelles leurs situations auraient été invivables. Reste que cela s’est fort longtemps joué dans l’espace privé, fût-il parfois élargi à l’entourage hors du cercle familial. C’est son entrée dans l’espace public qui interroge.

La question de l’entourage de la personne s’est déjà posée dès la fin du dix-neuvième siècle à l’occasion de la mise en place des premiers dispositifs d’assistance. Cela s’est manifesté à travers l’obligation alimentaire, contre point de la solidarité au sens où toute prise en charge publique d’une personne démunie ne pouvait être légitime qu’autant que la famille ne pouvait pourvoir à son entretien. Le cas échéant, la charge en revenait alors à  la commune. Cette dimension, qui repose sur un principe de subsidiarité perdure aujourd’hui, notamment dans notre code civil. Ainsi, en matière d’hébergement pour des personnes âgées, par exemple, si la personne manque de moyens, l’on met à contribution ses enfants voire ses petits-enfants.

La reconnaissance de l’existence des aidants, de leur rôle, de leurs apports indispensables, de leurs difficultés multiples est incontestablement un fait positif et une avancée réelle. Pour autant, l’intérêt porté à cette catégorie s’inscrit aussi sur l’idée d’une complémentarité dont les contours restent néanmoins largement flous.

Ainsi, il convient d’abord de questionner ce passage dans l’espace public, d’en décrypter les fondements pour mieux cerner un certain nombre de repères de nature à fonder une action publique d’accompagnement et de soutien pertinente.

  1. Une catégorie incertaine

L’entrée de la catégorie des aidants dans l’espace public, s’accompagne d’un flou qui se manifeste dès que l’on cherche à les qualifier. Tour à tour ces aidants sont qualifiés de familiaux, de naturels (avec ou sans guillemets), de familiers ou d’informels pour reprendre les principaux adjectifs collectionnés dans les écrits officiels ou de recherche. La distinction opérée avec les professionnels, outre que cela induit une qualification « négative » (ce que ne sont pas les aidants), n’est pas aussi évident lorsque l’on examine les discours et les documents produits.

L’aidant, quelle que soit sa dénomination, procède en fait, principalement de la famille tout en pouvant recouvrir un périmètre un peu plus large (voisinage proche, amis…). Mais il n’y a pas de qualification précise, juridique, de l’aidant. La notion vise à reconnaître plutôt des situations, et à les rendre légitimes à bénéficier, sous une forme ou sous une autre, d’une reconnaissance et, éventuellement, d’une aide publique.

La définition qu’en donne, dans son préambule, la Charte européenne de l’aidant familial est éclairante des ambiguïtés entretenues : « Le proche aidant ou aidant familial est donc cet homme ou cette femme, non professionnel, qui, par défaut ou par choix, vient en aide à une personne dépendante de son entourage ».

La notion de « par défaut ou par choix » est significative et mériterait, à elle seule, de vastes débats. Celle de « non professionnel » aussi d’autant que  l’article 1 de cette Charte, dispose que « cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non et peut prendre plusieurs formes : nursing, soins, accompagnements à l’éducation et à la vie sociale, démarches administratives, coordination, vigilance permanente, soutien psychologique, communication, activités domestiques… ». Cela rend réellement perplexe.

En effet, les formes ainsi décrites renvoient quasiment dans les mêmes termes, à un ou plusieurs référentiels métier de professions qui concourent à l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Dès lors l’on peut légitimement se questionner pour savoir où passe la distinction ente aidants et professionnels. Certes une première différence qui saute aux yeux est celle du statut et de la rémunération. Mais l’on sent bien que définir les aidants par des personnes de l’entourage qui effectuent des actes professionnels à titre gratuit et sans statut reconnu soulève plus de questions que cela n’apporte de réponses.

La lecture du guide de l’aidant familial, édité par le ministère est très révélatrice de ces ambivalences[1]. Si l’aidant familial  est défini d’abord comme la personne qui vient en aide « à titre non professionnel », le guide précise dès le paragraphe suivant que cette aide peut prendre différentes formes : « nursing, soins, accompagnement à l’éducation et à la vie sociale, la coordination…. ». Il est d’ailleurs assez logique que ce document insiste sur la possibilité, pour l’aidant, de s’inscrire dans un parcours qualifiant à travers la validation des acquis et de l’expérience (VAE). Plus encore, ce document explique aux aidants, « qu’il s’agisse des aides ménagères ou des aides à la personne vous ou votre proche pouvez vous faire aider dans votre quotidien [en gras dans le texte original] par des professionnels » (p.99 et suivantes).

Suis une énumération dans laquelle l’on trouve l’aide ménagère, le médecin, l’aide soignant, l’orthophoniste…Le fait que les professionnels soient dans une relation d’aide avec la personne concernée ne soulève pas de question. Mais qu’ils soient présentés dans un rôle d’aide aux aidants mérite réflexion. A première vue, rien à dire, c’est aussi leur rôle. Mais en y regardant de plus prêt, il apparaît une logique où l’aidant devient le pivot du dispositif d’aide, où il lui est, de fait, confié le rôle principal. Si l’on rapproche de la définition de l’aidant retenue au début de la brochure, c'est-à-dire une personne qui peut intervenir sur plusieurs champs de type soin ou coordination mais à titre non professionnel, la question apparaît alors pour le moins ambiguë. L’on peut même se demander si, dans une telle approche, l’action des professionnels ne deviendrait pas tendanciellement subsidiaire.

La lecture globale du document produit par le ministère nous conforte dans cette ambiguïté. En effet, nous y trouvons un planning de tâches relatif à la présence des professionnels et incluant une zone de commentaires ainsi qu’un carnet qui retrace les activités de l’aidant, assorti de  ses observations (page 69 et suivantes). L’aidant est donc positionné comme coordonnateur voire comme manager.

Très clairement, le fait d’entretenir une forme de zone grise entre l’aide, qui procède de relations privées, affectives et l’intervention des professionnels qui opèrent sur d’autres registres est patente. Consciemment ou inconsciemment, ce processus tend à introduire des éléments d’un modèle familiariste, très présent en Europe du sud, de nature à pallier les insuffisances de l’offre professionnelle en matière de maintien à domicile.

           II) Clarifier l’action publique d’aide et d’accompagnement

Pour autant il ne s’agit pas de disqualifier toute politique d’aide aux aidants. En effet, le premier mérite de cette mise dans l’espace public réside dans la possibilité offerte aux personnes concernées, d’exprimer quelque chose, de les libérer du poids des non dits, de formes de culpabilité quant aux relations de toute nature ou à l’investissement professionnel.

La première question à discuter est celle du choix et des conditions dans lesquelles les usagers et leur entourage peuvent exercer librement des choix. Le choix relève d’abord de l’espace privé qu’il s’agisse de celui de la personne concernée, de l’entourage, ou des deux. Ce choix est tributaire de plusieurs facteurs de natures différentes. L’histoire familiale et personnelle, les facteurs socioculturels, les capacités contributives, l’environnement (accessibilité aux services, ressources du tissu urbain…), l’habitat…jouent un rôle important. S’y ajoutent des facteurs plus intimes, qui peuvent renvoyer à la reconnaissance, au devoir, à la culpabilité.

Les actions publiques annoncées sont ambivalentes en cherchant à répondre aux conséquences des choix réalisés, sans regarder les conditions dans lesquelles il est réalisé. Elles s’accompagnent  d’une forme de compassion. Au travers des notions de ruptures, de répit, de conciliation, de l’affirmation d’une sorte de « droit » à la vie ordinaire et professionnelle, les actions publiques visent autant à aider les aidants qu’à conforter ce modèle familiariste comme complément, voire substitut, à l’action publique, en jouant sur des cordes sensibles.

C’est d’abord cette question qu’il faut clarifier avant toute chose. En fait, la question des aidants et de l’aide à leur apporter est totalement liée avec celles du maintien à domicile. Et c’est de cela qu’il faut partir pour bien définir les contours de cette catégorie d’aidants et des aides éventuelles à leur apporter.

Or, si la priorité au maintien à domicile fut inscrite en bonne place dans le rapport Laroque, remis en janvier 1962, sa réalisation reste aujourd’hui encore, cinquante ans après, parcellaire et lacunaire.

Cette approche est indispensable si l’on veut combattre les effets pervers des politiques aujourd’hui conduites en direction des aidants et, de façon indirecte, des usagers eux même qui pâtissent des ambiguïtés du discours et des actions qui en découlent. En effet, il convient de bien saisir ce qui dans le fait de devenir aidant modifie voire bouleverse les rapports au sein de la famille, à la fois entre l’aidant et l’aidé mais aussi entre l’aidant et les autres membres de la famille qui ne sont pas, soit par choix soit pour des raisons matérielle (éloignement, propres difficultés…). L’aidant se voit ainsi bousculé tant dans sa vie professionnelle que dans son positionnement familial et donc dans l’image qu’il a de lui-même (culpabilité...).

Dès lors, la question est moins de créer un statut, comme le propose certains,  que de construire (enfin) une politique publique des services à domicile, de rechercher ensuite les éléments de nature d’une part à favoriser la présence de l’entourage et, d’autre part, à accompagner et aider les aidants tout en respectant leur particularité et donc en précisant clairement les frontières avec l’action des professionnels.

Conclusion

            Cette volonté, non clairement assumée, de revitaliser un modèle familiariste, témoigne de l’impasse dans laquelle sont les pouvoirs publics devant la tension entre des problèmes sociaux croissant et des moyens qui tendent à se resserrer.

            La promotion de cette thématique des aidants et les formes qu’elle prend découle d’abord des fragilités des politiques publiques, qu’elles soient de solidarité (maintien à domicile, accès aux soins…) ou qu’elles soient transversales (habitat, transports…).



[1] Le guide de l’aidant familial, Paris, La Documentation Française, septembre 2007