« Vive la protection sociale ! »

Le titre du dernier ouvrage de Bertrand Fragonard tranche avec les approches dominantes de cette question. Cela pourrait même passer pour une provocation dans un environnement plutôt dominé par des visions d’inspiration néolibérale[1].

En fait, il est révélateur d’un courant qui s’exprime progressivement au sein même de la haute fonction publique et qui tend à faire entendre d’autres positions, fussent-elles, aujourd’hui, encore minoritaires. Conseiller de Simone Veil, ancien délégué interministériel au RMI, ancien directeur de la CNAM puis de la CNAF, ancien président du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie et du Haut conseil de la famille, Bertrand Fragonard fait incontestablement parti de ces experts qui ont su nouer des liens avec le terrain et qui de fait ont fait l’expérience concrète de la force et de l’utilité du système français de protection sociale et de la nécessité de le défendre tout en proposant des pistes de réformes. Au-delà de son contenu, stimulant, l’ouvrage permet d’illustrer la question des rapports entre économique et social.

Un ouvrage vivifiant !

Par son propos même, l’ouvrage se met à distance de deux postures qui existent dans les espaces de controverses relatifs à la protection sociale. Tout d’abord, par son contenu, il défend une vision totalement opposée aux logiques néolibérales même s’il n’en fait pas une critique explicite. Ensuite, en soulignant que globalement les fondements du régime ne sont pas remis en cause, il prend à contre pied des analyses superficielles qui voient dans chaque mesure prise l’ombre portée du néolibéralisme et qui surestiment totalement les coups portés au système.

Bertrand Fragonard met en valeur deux scénarios. Le premier, s’inscrit dans la droite ligne des politiques conduites depuis trente ans, des politiques pragmatiques, combinant mesures d’économies et dépenses supplémentaires pour répondre à de nouveaux besoins sociaux. Ce mode de gestion au fil de l’eau, l’auteur le qualifie de conservateur. Il n’est pas de nature à apporter des réponses face aux problèmes rencontrés, qu’il s’agisse des équilibres économiques, des inégalités qui traversent le système ou de réponses efficaces aux problématiques sociales, anciennes ou nouvelles.

Bien qu’estimant que ce scénario est sans doute le plus probable, il préconise un scénario réformiste qui allie réduction du déficit, économies et redéploiements pour améliorer la couverture des besoins. Il estime qu’avec des économies à hauteur de 2% du PIB (environ 40 milliards), le système pourrait à la fois être pérennisé et amélioré. L’essentiel des économies, selon l’auteur, porterait sur l’assurance maladie, même s’il faut aussi regarder du coté des retraites ou des politiques familiales.

L’on peut discuter des pistes d’économies proposées et des priorités définies. L’on peut regretter que l’auteur n’aborde le problème du réencastrement des politiques sociales qu’au travers du champ du logement. Reste que l’approche et la façon d’appréhender ces questions sont fécondes et représentent une contribution essentielle aux débats. L’on ne peut nier que le système produit des inégalités et que ses dispositifs sont parfois lacunaires. Il y a même un large consensus sur les constats relatifs aux carences du système. Ce qui change c’est les grilles d’analyse, les questions de sens, les mises en perspective qui sous tendent les positions et les postures. La lecture de l’ouvrage de Bertrand Fragonard s’appuie sur la conviction que le système de protection sociale est un fondement de la cohésion sociale et doit être abordé comme un investissement. Les réformes préconisées s’inscrivent dans cette logique.

Economique et social, mariage de raison ou divorce ?

Plus globalement, cette approche renvoie au débat sur les rapports entre l’économique et le social en réfutant le prisme réducteur d’une vision centrée sur la seule dépense. Cette vision semble dominer dans l’espace public. Mais elle s’appuie souvent sur une lecture discutable de la genèse du système de protection sociale.

En effet, l’on entend souvent que le système était viable pendant les Trente Glorieuses mais ne l’est plus aujourd’hui. Certes, nul ne peut nier le changement radical de contexte depuis trente ans. Mais, la situation économique dans la deuxième moitié des années quarante (la sécurité sociale est fondée en 1946) est loin d’être florissante. Le pays est détruit. Les tickets de rationnement resteront en vigueur jusqu’à la fin de l’année 1949. Si les fondateurs s’en étaient tenus à la réalité immédiate, alors jamais ce système n’aurait vu le jour. En fait, c’est parce qu’ils ont pensé la sécurité sociale comme à la fois un investissement et un instrument de développement social et économique que les pouvoirs publics d’alors se sont engagés dans cette voie.

Il fut curieux de voir, en 2008 et 2009, une grande partie des détracteurs du système de protection sociale dire que ce dernier avait permis d’amortir les effets de la crise financière (ce qui est indiscutable) sans en tirer une quelconque conséquence sur le fond.

En fait, sur un plan économique, le système de protection sociale s’inscrit à la fois dans le cadre de la redistribution, de la consommation et de l’investissement. Dès lors il participe tout à la fois de la justice sociale, du soutien à l’activité économique et au développement.

Reste, qu’une telle approche qui tourne le dos à la seule vision des problèmes par la dépense, ne signifie pas que le système serait totalement vertueux, efficace et efficient. En plus cette approche est d’autant plus pernicieuse que la question essentielle n’est pas le volume de dépenses mais le modèle économique dans lesquelles elles se déploient. Si l’on prend l’exemple de la santé, la dépense est plus importante aux Etats-Unis d’Amérique qu’en France. Mais la part de dépenses publiques est notoirement inférieure. Quel est alors le problème ? La privatisation de la dépense permet à des investisseurs d’en capter une partie significative pour aller rémunérer du capital.

Dès lors, l’économique rejoint le politique. La question ne se pose pas non plus en termes d’efficacité de gestion. En France par exemple, les coûts de gestion de l’assurance maladie sont nettement inférieurs à ceux des mutuelles, eux-mêmes très inférieurs à ceux des assurances commerciales. Cette question économique renvoie alors d’une part aux finalités que l’on assigne à la protection sociale dans une approche globale et systémique de la solidarité, et d’autre part, à la formation des coûts pour rechercher les voies d’économie ne remettant pas en cause ses objectifs. C’est bien à ces critères qui faudra être attentif pour apprécier les mesures qui seront prises. Marisol Touraine attend plusieurs rapports sur l’avenir de la protection sociale pour la fin du premier semestre 2013. Leurs conclusions et les décisions qui seront arrêtées à leur suite représenteront un marqueur des orientations stratégiques voulues et des dimensions de sens qui les sous-tendront.



[1] Fragonard B., Vive la protection sociale, Paris, Odile Jacob, septembre 2012.