Politiques de l'emploi, assurance chômage et action sociale

Récemment, la Cour des Comptes a rendu un rapport relatif aux politiques d’aide au retour à l’emploi[1]. Elle s’inquiète notamment des difficultés rencontrées par l’assurance chômage, par l’UNEDIC, dont elle juge la situation suffisamment préoccupante pour justifier des mesures fortes en vue de son redressement.

Globalement, le rapport note d’abord que le « financement de l’indemnisation du chômage est difficilement soutenable ». La Cour juge, entre autres, que « la France figure parmi les pays d’Europe offrant l’un des accès les plus ouverts à l’indemnisation du chômage » tout en déplorant que la part des chômeurs indemnisés soit passée de 48.5% en 2009 à 44.8% en 2011. Elle dénonce aussi « des dispositifs peu efficaces face à la hausse du chômage » et souligne les difficultés de Pôle emploi quant à l’accomplissement de ses missions.

Reste que le rapport n’aborde pas vraiment la question des impacts de ses propositions sur les personnes concernées comme sur d’autres politiques publiques et plus particulièrement sur les dispositifs d’action sociale. Il y a là une vision de l’assurance chômage comme un « système fermé ».  Le fait que la première recommandation du rapport soit de « réviser l’ensemble des paramètres permettant de rétablir la situation financière du régime » l’illustre. Or, cette approche n’est pas nouvelle et ses implications ont déjà pu être constatées.

Depuis trente ans…

Un phénomène de déversement joue au sein du système de protection sociale, entre le champ assurantiel et le champ de l’action sociale, qu’il s’agisse des aides ou des dispositifs d’accompagnement. Plus précisément, l’action sociale est régulièrement convoquée pour pallier les limites et les difficultés rencontrées par le système d’assurance sociale. Cette mécanique fut inaugurée par les réformes de l’assurance chômage de 1982-1984. Elles ont été essentiellement marquées par le durcissement des conditions requises pour bénéficier d’allocations chômages, la limitation de leur durée et leur diminution relative. La conséquence fut assez rapide et radicale : un processus d’exclusion massive et croissante de bénéficiaires d’indemnités du système d’assurance chômage.

C’est à cette époque que fut créée la notion terrible de « fin de droit ». Pour en pallier les effets, une nouvelle aide sociale, l’allocation spécifique de solidarité (ASS) fut mise en place. Elle avait comme particularité, au regard des mécaniques d’autres aides sociales, d’être aussi conditionnée à des périodes travaillées et d’être limitée dans le temps. C’est cette situation de « fins de droits en cascade » qui entrainât la création du RMI en 1988, allocation dont les pouvoirs publics reconnurent, avec quelques difficultés, qu’il s’agissait en fait du troisième niveau d’indemnisation du chômage[2].

Dès lors, pour régler (ou plutôt tenter de régler) les problèmes de l’assurance chômage, le déficit de l’UNEDIC, les pouvoirs publics ont à la fois précarisé  plus fortement des situations de non-emploi et déplacé de la dépense publique avec la création d’aides sociales nouvelles et de dispositifs dédiés d’accompagnement relevant de l’action sociale. 

C’est cette mécanique de déversement qui arrive aujourd’hui à bout de souffle, à la fois parce que ces politiques n’ont pas apporté de réponses aux situations d’exclusion, de pauvreté et de précarité, qui n’ont fait que se développer, et du fait des tensions croissantes sur les finances publiques. Le rapport de la Cour des Comptes n’en est qu’une illustration. Devant cette incapacité de fait à pouvoir répondre de façon structurelle aux problèmes posés, la question du ciblage des politiques apparaît comme l’une des solutions possibles. Elle n’est pas sans risque.

Les risques d’un ciblage de plus en plus serré

Lors de la présentation du rapport le 22 janvier dernier, le président de la Cour, Didier Migaud, précisait que « dans une période de chômage élevé et de ressources budgétaires contraintes, la seule possibilité  pour améliorer les résultats de cette politique est de mieux cibler les instruments disponibles sur les demandeurs d’emploi qui en ont le plus besoin ».

Les propositions de mieux cibler les prestations et les actions sont très présentes dans le rapport de la Cour, qu’il s’agisse, par exemple, des emplois aidés dans le secteur non marchand ou de la formation professionnelle.  Elles s’appuient sur le constat que « le système français réserve le plus haut niveau de protection aux salariés les mieux insérés dans l’emploi ». Ceci n’est pas totalement faux. Mais il convient d’y regarder de plus près.

Il est évident que les personnes qui rencontrent le plus de difficultés, qui sont en situation de grande précarité, ne trouvent pas  dans le système d’indemnisation du chômage tel qu’il est, des réponses suffisantes, que ce soit au plan des indemnisations ou au plan de l’accompagnement et des aides non monétaires. De nouvelles réponses, plus adaptées, plus efficaces,  doivent leur être apportées. Mais cela ne signifie pas que celles et ceux qui se trouvent dans des situations un peu moins difficiles en fonction de la formation, de la qualification, de l’environnement socio-économique, disposent des ressources suffisantes pour faire face par eux-mêmes, ou avec leurs proches. Dès lors tenter de mieux cibler, ce qui est sans doute utile, en redéployant des crédits au détriment d’autres publics qui ne sont pas seulement les très hauts niveaux d’indemnisation pose problème.

Pour justifier une telle orientation, très souvent est pointé le fait que le plafond d’indemnisation (un peu plus de 6.000 euros) représente « un record en Europe » ou du fait que le taux de remplacement (rapport de l’indemnisation au dernier salaire) est plus élevé à mesure que le salaire antérieur est haut. Néanmoins, les personnes concernées ne sont pas très nombreuses et une baisse de ce plafond, qui peut être discutée, ne rapporteraient pas des sommes considérables.

En fait la question du ciblage pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, il y a le risque de frontières trop strictes faisant apparaître des zones grises entre les publics réputés les plus défavorisés et ceux qui, éventuellement, pourraient pourvoir plus ou moins directement à leurs besoins d’aides. L’on a constaté cela lors de l’apparition, il y a quelques années, de la catégorie des travailleurs pauvres. Ensuite se posera tôt ou tard la question du rapport entre contribution et prestation. Mêmes ciblées les aides devront être financées. Mais jusqu’où sera-t-il possible d’imposer à une partie croissante de la population de continuer à cotiser pour des prestations en baisse, voire supprimées ? Cette contradiction représente le fond de commerce du Tea party aux Etats Unis d’Amérique dans leur lutte contre toute forme de protection sociale reposant sur la solidarité nationale.

Ceci ne veut pas dire que tout recentrage d’aides ou de dispositifs doit être proscrit par principe. Certaines propositions faites dans cette direction sont intéressantes comme mieux cibler les contrats aidés ou les efforts de formation professionnelle. Mais le ciblage ne peut pas représenter la stratégie centrale de redressement des comptes du système d’assurance chômage. Cela entrainerait incontestablement une éviction de personnes en situation de fragilité, un risque de non acceptabilité sociale sans pour autant garantir une efficacité au regard de la réduction de la prévalence du chômage qui reste quand même la cause principale de la situation dénoncée par la Cour.

Conclusion

Ce mouvement de déversement de l’assurantiel vers l’aide et l’action sociale, est un phénomène de longue période. Il se constate, sous des formes différenciées, dans de nombreux domaines. C’est le cas, par exemple, face à un accès aux soins devenu particulièrement inégalitaire. Afin d’en pallier les causes dues à une insuffisance de ressources, les pouvoirs publics sont contraints d’accroître les aides à l’acquisition d’une couverture complémentaire, notamment avec la CMU-C dont le nombre de bénéficiaires devrait être élargi de façon significative (quelques centaines de milliers de personnes supplémentaires) suite au plan national relatif à la pauvreté et ce pour un coût de plus de un milliards sur cinq ans.

Ces processus de déversement sont de moins en moins soutenables. Rapports après rapports ce constat devient un leitmotiv inquiétant quant à l’avenir de l’action sociale. En effet, il est loisible ensuite, à ses contempteurs de dire que l’action sociale coûte trop cher. Il est aussi difficilement soutenable au regard des processus de relégation qui touchent un nombre croissant de personnes dans des registres et des situations très différentes. Les problèmes récurrents rencontrés par et au sein de certains quartiers ou de certaines banlieues montrent qu’à un moment du processus de délitement du lien social l’on est bien au-delà de questions financières même si le problème des moyens alloués reste entier.

 Il n’y aura pas de réponses durables, soutenables et pertinentes, que ce soit au regard des dimensions humaines, sociales, politiques ou financière sans un réencastrement de ces questions dans le fonctionnement ordinaire de la société. Certaines des propositions du rapport comme une utilisation plus importante du chômage partiel ou la  pénalisation des recours trop importants aux CDD et aux missions d’intérim vont dans ce sens car elles visent à peser en amont des situations. Mais elles sont insuffisantes et surtout elles ne s’intègrent pas dans une stratégie visant à agir profondément sur les causes structurelles et pas seulement à en pallier les conséquences.

 

Addendum. Le débat sur le chômage des intermittents : un exemple de déversement de l’économique vers le social

Un des points qui apparaît de façon récurrente dans les débats relatifs à l’assurance chômage est celui des intermittents du spectacle. A priori ce débat ne concerne pas l’action sociale ou alors de façon très indirecte Mais la situation en question est très révélatrice d’une forme particulière de déversement de l’économique sur le social. C’est en cela qu’il est intéressant d’y regarder de plus près. Sur le principe, de par une activité par nature irrégulière et un mode de rémunération spécifique basé sur le cachet, il est logique que soit assurée une couverture chômage dès lors que les intermittents cotisent et sous conditions d’un temps de travail minimum.

Mais en fait, le système a été détourné par bon nombre d’employeurs (pour ne pas dire une grande majorité) qui l’utilisent soit pour faire payer par l’UNEDIC les périodes de répétition, en ne déclarant, comme périodes travaillées, que le strict minimum, ou comme alternative au contrat de travail de droit commun. C’est particulièrement le cas des grandes chaînes de télévision (y compris publiques !) qui rémunèrent au cachet des techniciens, qui relèvent du statut d’intermittent, alors même qu’ils sont employés parfois à temps plein. Mais les charges ne sont pas les mêmes. En outre, dans ce cas il n’y a pas  de procédure de licenciement ce qui génère de la flexibilité et beaucoup de précarité. Par ailleurs, beaucoup d’employeurs ont été jusqu’à embaucher du personnel administratif sous ce statut bien commode.

Dès lors, ce régime, dont les finances sont retracées dans une annexe spécifique, ce qui permet de les isoler, est structurellement déficitaire (plus d’un milliard et demi selon la Cour des Comptes). La posture du patronat est pour le moins ambiguë voire hypocrite, car d’un coté il critique vertement le système des intermittents mais ne dit mot sur les détournements auxquels il fait face. Accessoirement, l’annexe qui retrace l’indemnisation des intérimaires montre elle aussi une situation déficitaire conséquente, mais le patronat reste pour le moins silencieux compte tenu des bénéfices de l’usage de ce type de contrat.

Peut être qu’il faut réformer le système des intermittents du spectacle, mais faire cesser les abus et détournements représente un préalable indispensable avant tout. Les outils juridiques existent. Reste la volonté politique. Mais de ce fait l’UNEDIC est le premier sponsor du spectacle en France, et au-delà le système de protection sociale. Il y a là un manque à gagner de plusieurs centaines de millions d’euros pour les finances sociales qui trouveraient largement à être mieux utilisées. Le déversement de l’économique vers le social n’est pas un vain mot.

 



[1] Cour des Comptes, Marché du travail : face à un chômage élevé, mieux cibler les politiques, janvier 2012, disponible sur le site www.ccomptes.fr.

[2] Au moment du vote de la loi, le RMI fut salué comme une grande avancée sans qu’il y ait de réflexions sur le pourquoi de la situation à la base du dispositif.