De l’efficience plutôt que de la performance

 

 

     La raison d’être d’une organisation de travail est d’organiser les moyens relatifs à une action en vue d’un résultat. Organiser, moyens, action, que supposent ces composants ?

  • Organiser, c’est déterminer des modes d’action, autrement dit des modes de faire (des pratiques et des dispositions) et des modes de coaction (des concertations et des décisions) ;
  • les moyens sont des objets matériels ou intellectuels ;
  • l’action relève de personnes, autrement dit de sujets, qu’on ne peut donc considérer comme des objets et donc comme des moyens.

       Un travail consiste à ce que des personnes – des sujets – mènent ensemble une action requérant des moyens – des objets.

       Ce travail suppose une efficience. Il relève d’une attente :

  • d’efficacité – produire des effets par l’action développée,
  • au regard du coût requis par cette action.

       Le terme d’efficience ne soutient pas la même perspective que celui de performance. L’efficience ne suppose pas nécessairement la recherche du coût le plus bas mais la mesure de l’effort consenti pour un résultat donné. Ce serait angélisme de considérer que le coût n’entre pas en ligne de compte dans la finalité d’une mission relevant de la solidarité nationale, de l’aide à la personne. Dans toute société l’effort consenti impacte les finalités, mais pas toujours, comme on tend à le croire d’abord, dans le sens de la restriction.

       On observe en effet depuis plusieurs décennies que, malgré les discours relatifs à l’impérieuse réduction des coûts de la protection sociale, l’effort financier à l’intention des personnes handicapées n’a pas faibli. Leurs conditions d’accueil en établissement spécialisé s’est améliorée sur le plan matériel et en termes d’encadrement, tandis que l’accompagnement spécialisé en milieu ordinaire bénéficie aujourd’hui d’une pluralité de dispositifs et de technicités sans précédent. Cette capacité d’une société à déployer des moyens aussi conséquents répond sans doute à un besoin de bonne conscience collective. Appréhendé comme un manque par rapport à l’idéal de l’humain sain de corps et d’esprit, en pleine possession de ses moyens, le handicap est conjointement l’occasion pour le corps social de manifester sa sollicitude à l’égard de la vulnérabilité lorsqu’elle n’est pas attribuable à une faute de conduite mais à une malchance de nature.

       L’effort financier sociétal est moindre à l’égard de la protection de l’enfance. La notion de faute y est en effet présente. Certes, pas la faute des enfants eux-mêmes, mais celle des familles dont ils sont issus. Les représentations sociales à l’égard de « l’enfance en danger » sont ambivalentes : apitoiement pour l’innocence d’une enfance malheureuse qu’on adopterait presque, crainte du désordre qu’elle occasionnera ultérieurement par les comportements asociaux en germe dans une carence éducative. L’enfant en danger est potentiellement un adulte dangereux pour l’ordre social.

       Relative à cette ambivalence, la mauvaise conscience sociale à l’égard des familles de condition défavorisée produit une exclusion inavouée : le corps social a conscience d’entretenir cette condition mais il en rejette la responsabilité sur les familles concernées pour mieux s’en distinguer. Cette distinction s’inscrit plus largement dans la distinction entre protection sociale et aide sociale. Le handicap relève de la protection sociale par le biais de l’assurance maladie parce qu’il est susceptible d’atteindre tout un chacun, qu’aucune condition sociale n’en est préservée. La protection de l’enfance relève de l’aide sociale parce qu’elle concerne des familles déméritant de leur autorité parentale, qui appartiennent pour l’essentiel aux catégories sociales défavorisées, dont on se distingue pour mieux se préserver du risque d’y être associé par ses propres fragilités. D’un côté donc une inégalité de nature, de l’autre une inégalité de société, l’une et l’autre n’entraînant pas le même effort collectif en matière de moyens déployés parce que n’occasionnant pas les mêmes effets de conscience.

       En période de difficulté budgétaire, sous la pression du corps social, les pouvoirs publics tentent de contenir le coût de la protection sociale. Cette limitation de l’effort financier devrait mécaniquement  provoquer une perte de qualité dans l’accueil et l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité. Pour se défendre des effets de mauvaise conscience sociale que suscite une telle perspective, les pouvoirs publics – représentants du corps social par le jeu de l’élection dans une démocratie - attendent une efficience supérieure des organisations de travail financées au titre de la solidarité nationale. Ainsi, observe-t-on actuellement la montée en puissance d’un discours sur les avantages des mécanismes du marché pour assurer les missions de protection sociale. Ces mécanismes, mettant les prestataires en concurrence, les inciteraient à réduire leurs coûts pour se voir attribuer des activités conçues comme des parts de marché.

       Pour penser l’organisation de travail qui assure l’accompagnement de personnes au titre de la solidarité nationale, en l’occurrence les jeunes en difficulté dans leur développement, il faut appréhender ce qui justifie cette organisation et les attentes consécutives à la commande sociale qui la finance. Les établissements et services spécialisés sont requis d’une efficience. Cela ne signifie pas que les résultats qu’on en attend doivent être présupposés mais que leurs effets doivent être évalués pour justifier leur financement. Celui-ci se justifie en effet à la hauteur de son utilité pour les personnes accompagnées. Le corps social, au travers des pouvoirs publics, détermine un niveau d’effort financier dont il entend à juste titre évaluer les effets. Ce qui est l’évaluation des politiques publiques.

       On ne peut soutenir que ce financement peut être sans limite et s’exonérer de toute comparaison d’un gestionnaire à l’autre. C’est un mauvais combat de se défendre contre la comparaison des coûts d’une organisation de travail à un autre pour un même besoin, un même public. Toutes choses égales par ailleurs, rien ne justifie des disparités. Le refus de la convergence tarifaire est une erreur car il occasionne la surenchère par la performance visant à déstabiliser la gestion non lucrative du secteur social et médico-social par l’introduction des mécanismes du marché, de la concurrence entre les acteurs. Et ceux-ci sont mal fondés de défendre leurs avantages acquis tout en se disant motivés par l’utilité sociale, qui par nature ne suppose pas la concurrence mais la coopération.

       Il n’est pas nécessaire de soupçonner un groupe de décideurs hauts placés pour comprendre ce qui se joue au travers de cette montée en puissance de la notion de performance. Dans un processus d’inégalisation sociale, tel que les indicateurs économiques et de stratification sociale l’identifient aujourd’hui, la redistribution des richesses consiste à réduire la richesse collective (la protection sociale) au profit de la richesse individuelle (dédiée aux supposés les plus performants, donc les plus méritants, en réalité ceux qui disposent initialement du capital financier et culturel le pus élevé). Cela passe par la mise en cause des justifications de la protection sociale et par la suffisante déstabilisation de ses mécanismes actuels en arguant de leur coût excessif et des gains de productivité qui découlerait de la mise en concurrence des acteurs. Certains défendaient il y a peu la convergence tarifaire comme la dernière chance avant la marchandisation du secteur social et médico-social. S’il y a des raisons de supposer qu’elle dissimule aussi une volonté de nivellement des moyens, les gestionnaires non lucratifs ont peut-être affaibli leur légitimité en s’en défendant sans discernement. Pour la restaurer, ils seraient bienvenus de s’accorder à ce principe de convergence, retrouvant par la-même les moyens d’en ajuster les modalités d’application.

       La prescription de performance est d’ordre économique mais aussi normatif. Nous l’abordons ici au regard de ce qu’elle induit dans l’organisation de travail.

       On notera d’abord que l’argumentaire la justifiant n’ajoute rien à la définition de l’efficience « réaliser des services de valeur, aux meilleurs coûts. »[1] Mais quand elle introduit le postulat « d’automatisation de certaines tâches. »[2], sans préciser lesquelles, supposant donc une extension indéfinie, elle soutient une vision essentiellement techno-logique de l’organisation de travail, le postulat d’une rationalité de l’action sans latitude, strictement définie et prévisible.

       Si l’efficience de l’action par l’évaluation des effets n’est pas contradictoire avec un dessein élevé d’utilité sociale, la performance soutient quant à elle une logique étroitement techno-logique, supposée favoriser l’excellence par le jeu de la concurrence, niant le fait que l’organisation de travail est d’abord un organisme vivant porté par la motivation de ses acteurs. Michel Crozier et Erhrard Friedberg ont pourtant montré qu’un système conçu dans une rationalité idéale produit l’inverse de ce qu’il ambitionne parce qu’il ignore les hommes, leurs intérêts et leurs investissements.

Dans une perspective de caractère techno-logique, la réalisation de la mission conférée et des orientations du gestionnaire est envisagée sur le modèle d’une impulsion centrale censée réduire les résistances des acteurs, mobiliser les volontés pour entreprendre, développer de nouveaux chantiers, valoriser un patrimoine ancien, revitaliser une organisation de travail atteinte par l’usure du temps. Sous la bannière de l’adaptabilité et de l’innovation, la dynamique du changement est appréhendée sur le mode du remplacement des modalités organisationnelles, des habitudes de coopération et de pratiques jugées insatisfaisantes au motif de leur ancienneté.

       Au nom de la performance, se déploie une infrastructure d’apparence rationnelle, souvent sophistiquée, qui prétend déterminer les comportements des acteurs et suppose que le service à la personne obéit à des rapports de cause à effet là où il constitue une interaction nécessitant des coopérations relevant de l’interdépendance et non d’une clivage entre conception et exécution. Supposée optimiser les effets de l’action, en réalité la performance stérilise l’engagement des professionnels, détruit la souplesse et la contextualité organisationnelle nécessaire à la dimension humaine de l’action en imposant sans concertation et ajustement des modalités sèchement procédurales, des organigrammes abstraits parce qu’issus de théories organisationnelles oublieuses de la singularité de chaque contexte de travail et de la nécessité, tout particulièrement dans les activités de service à la personne, que chaque acteur soit auteur avec d’autres de son exercice professionnel.