Evaluer, enfin ?

Dans un contexte de crise mondiale généralisée, de focalisation du débat sur les dépenses publiques, ces dernières années ont semblé consacrer la « performance » comme finalité et horizon de l’action sociale et médico-sociale. Cette politique sectorielle est l’objet de nombreuses interrogations d’ordre économique notamment, son coût est fortement contesté. Dans le même temps des oppositions simplistes sur le « vrai » travail, l’assistance réduite au péjoratif « assistanat », parlent d’une question politique majeure : la permanence de la solidarité comme principe démocratique. Le succès de la notion de performance et la manière dont elle s’impose, parlent de transformations majeures dans les régulations des conflits et des intérêts dans une démocratie en crise. C’est pourquoi la recherche et l’analyse de la performance des établissements sociaux et médico-sociaux ne peuvent être une évidence qui s’impose sans discussion, ni un prétexte pour dénier les évolutions à l’œuvre.

Ces organisations sont sommées de s’adapter dans un environnement instable auquel elles doivent en permanence prêter un sens. Cette incertitude peut relever du fait que les principes mobilisés sont loin d’être stabilisés, notamment les finalités de l’intervention de l’Etat dans l’économie et la justice sociale. Mais il faut constater aussi que les recompositions des politiques sociales en cours ont un principe organisateur quasi unique : la réduction des dépenses publiques. C’est dans ce contexte que la « mesure de la qualité » est devenue un indicateur de la « performance publique » du secteur social et médico-social. L’économique semble réduit de fait à la gestion budgétaire, la participation au consumérisme, la pertinence des politiques sociales à la satisfaction de ses usagers, une simplification qui interroge. Car la consécration de la notion de performance est concomitante du moment où la complexité et la richesse du questionnement évaluatif, commencent à trouver une traduction méthodologique. L’hypothèse soutenue est que cette simplification a pour effet de masquer le rôle de l’assistance dans un processus de production mondialisé, d’affaiblir les capacités d’initiatives des organisations et des acteurs de ce secteur, d’ignorer leur importance dans l’élaboration et la régulation de la question politique des conditions du vivre ensemble. L’évolution des attentes liées à l’évaluation dans ce secteur est ici prise pour un symptôme : la réduction des rapports au sein de cette politique sectorielle à des rapports duels et asymétriques entre autorités publiques et « prestataires de service » est une des manifestations de la coupure entre économique et social au cœur de l’affaiblissement de la démocratie.

Il sera donc rappelé, dans un premier temps, ce qui fonde une politique d’assistance et la légitimité de ses acteurs ainsi que le contexte dans lequel sont apparues les exigences d’évaluation et de mesure de la performance. Dans un second temps, ce sont les avancées des différents acteurs autour de la pratique d’évaluation qui seront exposées avant d’ouvrir quelques pistes de réflexion : comment soutenir la confrontation des points de vue et des intérêts, enrichir et complexifier un débat démocratique appauvri, pourquoi tenir aux ambitions de la pratique d’évaluation ? Ce point de vue est celui d’un acteur associatif qui a par ailleurs participé aux travaux de la Société française de l’évaluation (SFE), de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements sociaux et médico-sociaux (ANESM) sur les questions d’évaluation.

Une politique sectorielle au cœur des enjeux de la régulation sociale

La légitimité politique de l’assistance

À sa naissance, l’assistance est explicitement fondée sur le principe d’égalité et la reconnaissance que les salaires ouvriers sont trop bas, elle est stratégie de compensation et d’inclusion démocratique, d’intégration de la société : la première loi d’obligation assistancielle, l’aide médicale gratuite, fait de ses bénéficiaires des citoyens électeurs et éligibles (Bec, 1994). Au cours du XXe siècle, systèmes assistanciel et assuranciel vont se développer, modèles annoncés comme antagonistes, l’assurance doit faire disparaître l’assistance. Ils s’avèrent pourtant très complémentaires dans la manière d’assurer une intégration la plus large possible : les visées de l’assurance sont extrêmement ambitieuses, protéger des risques sociaux et réduire les inégalités par un système de redistribution. Elles trouvent des limites, notamment catégorielles, à laquelle seule l’assistance, à visée universaliste, peut pallier en s’inscrivant dans un ensemble de politiques promotionnelles et intégratrices. Les textes réglementant l’assistance sociale sont intégrés en 1956 au Code de la Famille et de l’aide sociale, et, en 1957, elle prend le nom d’aide sociale dans une tentative de diminuer la stigmatisation de l’assistance. Il pèsera toujours sur les assistés, le soupçon « d’usurpation » porté sur celui qui ne travaille pas, dans un système de protections attachées au travail. La loi du 30 juin 1975 « relative aux institutions sociales et médico-sociales » consacre une organisation sectorielle de l’assistance liée au développement de l’Etat providence dans une perspective de redistribution à visée intégrative. La loi du 2 janvier 2002 qui la remplace est un axe majeur de la politique sectorielle qui envisage les réponses de l’État aux problèmes de dysfonctionnements sociaux et psychiques à travers l’organisation d’actions menées notamment par les établissements ou les services.

Une multiplicité d’acteurs et de logiques

La redistribution ainsi organisée a permis d’assurer la solidarité face aux risques et aux aléas de la sphère de production selon les principes d’universalité et d’égalité. Une organisation confiée en particulier aux associations et services publics qui ont trouvé les compromis leur permettant de mettre en synergie des compétences d’une mobilisation solidaire et les ressources financières issues de la redistribution (Sainsaulieu, Laville, 1998). Leur institutionnalisation dans le secteur social est donc le résultat d’une longue histoire. C’est en tant qu’institutions qu’ils sont fortement interrogés et mis en échec par le nombre grandissant de personnes fragilisées ; la précarité dissout les liens sociaux générateurs de solidarité et la logique conduit l’aide sociale à prendre le relais d’une société salariale de plus en plus sélective. La loi du 30 juin 1975 consacrait un type d’organisation basée sur un jeu complexe de force entre l’État, les collectivités locales et les organisations à but non lucratif qui conduisaient à une reconnaissance des besoins sociaux et la construction des réponses constitutives d’une politique publique. La large place laissée aux dispositifs intermédiaires de la société était consacrée dans son titre : loi relative aux institutions sociales et médico-sociales. Dans un premier temps, la décentralisation, réalisée sous la contrainte d’une maîtrise des dépenses sociales, a opéré un recentrage de la conduite des politiques sociales et de leur définition sur les collectivités locales. Sur l’argument du rapprochement du besoin et de la décision, la légitimité des élus locaux à identifier les besoins se confronte alors à celle de ces organisations au point de ne plus les solliciter que sur leur compétence d’opérateurs. La coopération établie entre les administrations publiques et notamment les associations sur la base d’une reconnaissance civique et professionnelle se transforme et se déplace sur le registre de prestations de service public marquant la rupture d’une forme de coopération. Le champ de la protection sociale s’ouvre dorénavant à une multiplicité d’acteurs et de logiques. Par ailleurs, sa qualification de secteur protégé investi essentiellement par des institutions à but non lucratif est remise en cause[1] ce qui est entériné dans la loi du 2 janvier 2002. Il se transforme en marché, l’objectif de maîtrise financière induit la solvabilisation des besoins, la qualité des services constituant désormais des éléments d’appréciation des opérateurs. Avec 36 000 structures, le secteur social et médico-social peine depuis longtemps à être représentée et en capacité de négocier de manière unie, notamment  face aux pouvoirs publics. De fait, les structures à caractère non lucratif, côtoient les établissements du service public et des entreprises du secteur marchand. Face aux profondes modifications du statut des conventions collectives, du mode d’attribution des parts de marché, à la raréfaction des ressources, c’est une multitude de syndicats employeurs, de fédérations, d’unions, qui doivent aujourd’hui se regrouper pour assurer leur fonction de lobbyiste. Autant de prétexte à des jeux d’acteurs parfois très tendus.

Une régulation complexifiée

Dans le contexte de globalisation qui transforme le rôle et la place des États–nations, sont donc apparus de nouveaux territoires, lieux stratégiques, enchevêtrements d’acteurs agissant en fonction de logiques différentes. La difficulté de construire la cohérence de cet espace constitué de multiples réseaux économiques, institutionnels, corporatistes, associatifs a participé de la complexification des modes de régulation d’une société de plus en plus complexe elle-même. Il y a dix ans, lois et textes réglementaires ont généralisé les principes de l’évaluation des politiques publiques dans le champ de l’aide sociale et de l’action sociale comme contributifs de la régulation de cette politique. L’évaluation, conçue comme une confrontation pluraliste des intérêts en présence, n’est en effet pas seulement une méthode mais aussi un enjeu social, un enjeu de pouvoir (Muller, 1994). Or, l’intégration généralisée dans un système économique mondialisé, la crise de la centralité de l’État et des formes de participation politique donnent une indéniable charge polémique à cette confrontation.

De l’exigence d’évaluation à l’exigence de performance

Des textes ambitieux et contradictoires 

La production législative s’est accélérée au cours des dix dernières années : affecté par les lois sur la décentralisation, le secteur social et médico-social est aussi directement concerné par l’application d’au moins trois lois cadres, complétées par des textes de portée sectorielle, la LOLF en 2001, la loi du 2 janvier 2002, et la loi Hôpital Patients Santé Territoire (HPST) en 2009. Ces textes constituent, au moment de leur parution, des défis essentiels pour l’évaluation en semblant lui accorder une consécration législative et réglementaire. L’évaluation des politiques et des pratiques sociales trouve son fondement dans les textes de 1998[2] qui ont pour objectif d’améliorer l’efficacité des administrations et des services publics, et font référence aux ambitions démocratiques de l’évaluation inspirées du rapport Viveret. Cependant, au-delà des conditions pratiques du succès de l’implantation de l’évaluation, la question du sens que, le législateur comme les commanditaires, donnent à l’évaluation, restent entière au regard de l’expérience française. Dans un entretien de juin 2004, Stéphane Bouler[3], soulignait, à propos de l’évaluation, qu’une pratique « qui sollicite à ce point la vertu autocritique, réversibilité de la décision face à l’échec, transparence et publicité de l’erreur, ne se décrète pas ». La culture du résultat suppose que le décideur soit d’abord jugé sur les effets concrets de sa politique, effets pour le destinataire final en particulier. La LOLF est, elle, en application depuis 2006. Dans son principe, elle a pour ambition de réformer la gestion de l’État afin de faciliter la mesure de la performance, la prise de décision et la responsabilité. Dès sa parution, il était important de noter que « l’évaluation de l’efficacité de la décision publique » inscrite dans les textes de 1998, trouvait une forme de réduction dans ce texte qui fait explicitement référence à « l’évaluation de l’efficacité de la dépense publique », qui relève, elle, des seuls critères d’efficience et d’une rationalité gestionnaire.

Le mouvement de promotion de l’évaluation dans le secteur médico-social est anticipé par un autre qui concerne le secteur sanitaire. Celui-ci connait ce type de préoccupation depuis la loi du 31 juillet 1991. La loi du 30 juin 1975 avait fait émerger un nouveau champ institutionnel celui des établissements d’accueil et d’hébergement de prise en charge de personnes en situation de handicap. Elle consacrait ainsi les différences, longuement débattues, dans les représentations : un secteur sanitaire requérant une régulation de l’offre de soins par le haut, avec des instruments de planification contraignants et des procédures de financement étroitement contrôlées, et un secteur médico-social avec des besoins forts d’adaptation constante et d’innovation, supposant davantage un appui aux initiatives (Lafore, 2009). Une consécration qui allait se révéler réversible.

Le repérage et l’analyse des enjeux spécifiques à l’introduction généralisée de l’évaluation dans le secteur de l’action sociale permettaient, dès leur parution, de mettre à jour quelques questions : censée induire une interrogation sur la pertinence et le sens d’une politique, la participation de ses destinataires et l’élaboration de référentiels pour l’action, l’évaluation pouvait aussi être limité à une appréciation de l’efficacité et de la conformité sans mise en évidence des normes. Sa mise en œuvre pouvant ouvrir d’opportunes scènes nouvelles de confrontation des intérêts et donc alimenter le débat démocratique sur l’action publique, tout autant que constituer un alibi à la participation.

Des textes récents très cohérents : les volets de la « RGPP » 

Avant d’évoquer les pratiques et les initiatives qui ont suivi ces textes, constatons que les plus récents sont porteurs de beaucoup moins d’ambivalences : ils s’inscrivent dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) qui consiste en une analyse des missions et actions de l’État, suivie de la mise en œuvre de réformes structurelles. Lancée le 10 juillet 2007, cette réforme est l’instrument d’un objectif annoncé « le retour à l'équilibre budgétaire ». Elle s’inscrit dans un paysage administratif déjà profondément remanié par la mise en place de la LOLF. La loi HPST, en juillet 2009, réorganise le secteur médico-social et les services sociaux de l’État. Conduite dans ce cadre, elle a en particulier pour conséquences la création des Agences régionales de Santé (ARS), une nouvelle planification sociale et médico-sociale, une nouvelle procédure de délivrance des autorisations des établissements médico-sociaux, la création d’une Agence nationale d’appui à la performance (ANAP). Le secteur social et médico-social, par le biais de ces textes, est totalement impliqué dans ce mouvement de mesure de la performance du secteur public, dont les problèmes de méthodes sont pourtant  loin d’être résolus[4]. C’est ainsi que la mesure de la performance et le benchmark, démarche d’observation et d’analyse des performances atteintes et des pratiques utilisées dans le même secteur d’activité, sont entrés de plain-pied dans le vocabulaire et la réalité du secteur. Est-ce en lieu et place de l’évaluation de leurs activités ?

 

Les pratiques d’évaluation entre 2002-2010 : théorie, pratiques et hésitations

Les conséquences de la critique de l’État social

La raréfaction des ressources a mis à mal la logique d’extension de l’offre à partir des initiatives associatives. Les « enveloppes fermées » introduites par la loi de financement de la sécurité sociale et la loi de finance ont renforcé la sujétion du secteur social qui a été aligné progressivement sur le secteur sanitaire, jusqu’à la loi HPST, la création des ARS et des procédures d’appel à projet qui consacrent et inscrivent dans la loi cet état de fait. La légitimité du cadre institutionnel et professionnel affaiblie, l’obligation d’évaluer les activités et la qualité des prestations délivrées et de définir des repères pour les pratiques professionnelles, est devenu un enjeu de ces transformations : les acteurs s’en sont saisis. Ce secteur représente historiquement un conglomérat d’institutions et de structures mises en face de publics flottants et en définition constante (Lafore, 2009). Il a été réuni sous un cadre juridique unifié et soumis à des contraintes communes, ce qui n’en fait pas un secteur homogène pour autant. C’est pourtant l’ensemble du secteur qui s’empare de ces questions sur le plan conceptuel, notamment à travers les travaux du Conseil national de l’évaluation médico-sociale. Une démarche qui connait des aléas : en 2007, l’Anesm succède au Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale dans un contexte de vives tensions (Savignat, 2009) notamment sur les questions de normalisation des comportements professionnels et de rationalisation budgétaire (Janvier, 2010). Ses travaux sont cependant fortement investis par les acteurs professionnels et institutionnels, expression de l’intérêt, pour un secteur professionnel exposé à de profondes mutations, de participer à l’élaboration de repères communs.

Une doctrine fragile

La première publication sur ce sujet a été le « Guide de l’évaluation interne » du Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale (CNESM) en 2006. Le décret du 15 mai 2007[5] est paru ensuite. L’Anesm a produit, en 2009, une recommandation méthodologique sur la conduite de l’évaluation interne, développant les éléments structurants de la démarche : centrer le questionnement sur les activités qui concernent directement les usagers, le cœur de métier : dépasser l’analyse du fonctionnement et de la conformité pour poser la question de l’adéquation de la réponse aux attentes et besoins des personnes accueillies, associer toutes les parties prenantes, fonder la démarche sur des références méthodologiques internationales. Quatre étapes principales sont ainsi distinguées : la validation des critères d’évaluation, la collecte des informations disponibles et pertinentes et les données supplémentaires sur les résultats et les effets, l’analyse et l’interprétation des informations obtenues, les propositions d’amélioration. Ce texte a semblé trop directif à de nombreux acteurs. Au vue des pratiques, variées, développées depuis la parution de la loi, aborder de front certains incontournables méthodologiques était pourtant indispensable. Le défi de la méthode était de soutenir simultanément à travers l’évaluation, la nécessité d’un niveau de rationalisation des pratiques (parmi lesquelles démarches qualité et certification) et une réflexion collective sur leur pertinence.

La parution de la loi HPST en 2009 a eu plusieurs conséquences : les pressions pour la généralisation d’indicateurs de pilotage opposables sont devenues parfaitement explicites sans que soient tirées toutes les conséquences d’un double discours sur la méthode d’évaluation et le rôle des indicateurs dans cette démarche. Pour exemples, la Secrétaire d’État aux ainés déclare le 3 juin 2010 en introduction à la journée nationale de l’Anesm : « J’ai décidé de rendre certains indicateurs de qualité obligatoires afin que ces derniers puissent être connus de l’ensemble de nos concitoyens». « Tout comme j’ai officialisé les indicateurs dans les hôpitaux, je vais mettre en place des indicateurs de qualité dans les établissements pour personnes âgées....», a déclaré la ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, Roselyne Bachelot, dans une interview publiée dans l’édition du 26 mars 2011 du quotidien Le Parisien. Dans le même temps l’ANAP, conformément à ses missions, mène un chantier visant à faire émerger un nombre limité d’indicateurs de pilotage pour les différents acteurs du secteur médico-social afin de « les aider à décrire leur activité et leurs structures et d’aider les gestionnaires dans le pilotage de leurs entités, enfin d’accroître la transparence dans le partage d’information » (source site de l’ANAP, 2011). Ils doivent aider au dialogue de gestion des établissements accompagnant les personnes âgées et les personnes handicapées avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, les Conseils Généraux, l’État, les Agences régionales de Santé. Ces outils ont pour finalité « une meilleure utilisation de l’information au service du décloisonnement sanitaire / médico-social, une amélioration du parcours des personnes, une plus grande transparence au sein du secteur médico-social dans la perspective de la mise en place d’outils d’aide à la décision ». (même source). Il s’agit donc bien de réguler l’activité du secteur médico-social, territorialement et nationalement, sur la base des indicateurs sélectionnés pour leur capacité à la comparaison.

L’examen des démarches et des méthodes mises en œuvre avant comme après la parution des recommandations reflète une très grande hétérogénéité. Tous les points nodaux font l’objet d’écarts considérables d’interprétation : l’implication des usagers, le périmètre et le niveau d’analyse, l’objectivation des pratiques, l’appréciation des effets. Les opérateurs du secteur ne sont pas seuls en cause, cette hésitation peut s’entendre comme une conséquence de l’extrême incertitude institutionnelle dans laquelle ils agissent. Une incertitude organisationnelle qui n’est pas une incertitude politique : les orientations des politiques sociales sont désormais toutes inscrites dans une réforme globale qui vise à limiter les dépenses publiques. Les contradictions dans la doctrine de l’État qui émergent de l’ensemble des textes, et les tensions ainsi créées, ne sont ni exposées, ni débattues. Une remarque s’impose toutefois : le secteur aussi hétérogène soit-il, s’est emparé de l’enjeu et a proposé des orientations ambitieuses, en phase avec la nécessité de rendre compte par des moyens audibles, son action, sa capacité d’intervention et d’innovation.

Des réformes pour quelles pratiques de régulation ?

Les contradictions du référentiel libéral

Il induit que la mise en forme des politiques publiques induit se fait par l’intermédiaire de partenariats de plus en plus complexes entre organisations publiques et entre organisations publiques et privées, le contrat devenant la technique de gouvernement adéquat pour ces partenariats (Muller, 2000). La « gouvernance », paradigme de la nouvelle régulation de l’action publique part du principe qu’il est possible d’agir sans s’en remettre au pouvoir ou à l’autorité de l’Etat : le résultat des échanges doit être déterminé par les ressources des participants, les règles du jeu et le contexte (Duran, Thoenig, 1996). Mais cette définition renvoie à une vision d’une société vertueuse où les acteurs n’auraient d’autres soucis que de s’entendre entre eux pour faire tenir ensemble leurs « finalités vécues » (Massardier, 2003).. Une euphémisation, voire une négation problématique des conflits et des rapports de force existants. Car, dans cette hypothèse, comment appréhender les phénomènes de recentralisation observés à travers la réforme territoriale de 2010 et la loi HPST dans le même temps que sont très clairement affichés les enjeux de régulation du dispositif ? Contrairement à ce que peut laisser entendre une lecture souvent dominante, l’offensive politique contre l’État providence ne s’est pas traduite par un désengagement ou un recul de la puissance publique. Elle a révélé un mouvement autrement plus complexe. La thèse du retrait se heurte à la réalité des chiffres : les dépenses publiques n’ont, au moins en France, pas connu de régression ces dernières années. Elle se heurte aussi aux constats faits ici pour le secteur social et médico-social, une recentralisation des lieux de décisions. Ce qui apparait finalement à travers les évolutions récentes c’est une posture de l’État qui tente de disposer de toute l’information utile sur les besoins et leur évolution, sur la productivité et la performance, les coûts et la qualité des services. Pour cela une panoplie impressionnante est déployée. Or les raisons des échecs antérieurs dans le secteur de la santé pour, simultanément, réduire les dépenses, améliorer la qualité et la sécurité de la prise en charge, responsabiliser les acteurs, rationaliser l’allocation des ressources, sont bien documentés : vision pyramidale de la gestion publique, sous-estimation de la quantité et du coût et des informations à traiter, présentation d’un Etat bienveillant quand il est en permanence soumis à des groupes de pression et poursuit des objectifs multiples et contradictoires (Le Bouler, 2007). Sur le plan méthodologique, les risques de remplacer l’évaluation par le renseignement d’indicateurs sont aussi bien identifiés. Un système d’indicateurs ne saurait résumer un travail d’évaluation, il ne fait que l’entamer. D’autre part, constat est fait que les indicateurs globaux demeurent très frustres ; les mesures de performance devraient donc être utilisées seulement en tant qu’indicateurs, et non pas en tant qu’outils de gestion. Les auteurs du rapport « Performance, incitations et gestion publique » du Conseil d’analyse économique le rappellent : les objectifs de l’action publique sont complexes, multidimensionnels et évolutifs… Ils rappellent aussi que les régulations publiques s’exercent toujours en situation d’asymétrie d’information, que des indicateurs partiels conduisent à une focalisation excessive, les acteurs délaissant ce qui n’est pas comptabilisé. La production publique reste difficile à mesurer autrement que par son coût et non par ses résultats. La publicité d’indicateurs tenants lieux d’information du public aboutit à des simplifications. En tout état de cause, la régulation du dispositif social et médico-social emprunte bel et bien les voies ouvertes par l’approche de la performance : renforcement de la culture de la mesure chez les professionnels, renforcement de l’efficacité économique, les incitations comme nouvelle forme d’action publique ; ceci dans un cadre conceptuel non stabilisé, en particulier sur les rapports entre les échelles macro et micro économiques, les conséquences de l’instauration de la concurrence, la notion de qualité et ses liens avec le niveau de ressources.

Soutenir la confrontation des légitimités, oser évaluer

La recherche d'efficience pour offrir aux citoyens contribuables un service de qualité convenable sans pour autant laisser exploser les budgets, est tout à fait légitime. Cependant les questions soulevées par les divergences dans les objectifs assignés à l’évaluation et à sa mise en œuvre montrent qu’elles relèvent de préoccupations et d’attentes très différentes, parfois contradictoires, le plus souvent peu explicitées. La légitimité des décisions publiques en matière d’action sociale tient-elle d’abord à leur efficience (value for money), à leur pertinence (adéquation d’un problème et de la réponse) ou encore à leur effectivité (conformité dans sa mise en œuvre) ? Où ce débat est-il porté aujourd’hui ? Pour les acteurs de l’action sociale et médico-sociale œuvrant dans des organisations à but non lucratif, il s’agit d’autant moins de s’enfermer dans un débat idéologique stérile sur la nécessité de conduire des évaluations de l’efficacité gestionnaire qu’elles ont tout à y gagner : la transparence totale à laquelle elles sont désormais assujetties, le nombre de contrôle dont elles font l’objet, les efforts de rationalisation et de rigueur dans la gestion conduits depuis plusieurs années en font de bien meilleurs « élèves » que nombre d’entreprises publiques ou marchandes. Mais y-a-t-il encore la place pour un autre type d’évaluation ? La légitimité des organisations du secteur est de mettre au travail et au quotidien, sur des territoires singuliers, cette question au fondement des engagements des professionnels comme des bénévoles : Comment travailler au maintien dans l’échange général de population vulnérable ou fragilisée économiquement et socialement et renouveler les pratiques de la solidarité ? Le maintien ou le développement de l’autonomie, la protection et la prévention des risques liés à la vulnérabilité des personnes, l’accès aux droits et à la citoyenneté sont autant de finalités inscrites dans les textes dont les paradoxes font la richesse et la difficulté de l’intervention sociale. L’élaboration de ces contradictions est réalisée dans des approches personnalisées, adaptées à la situation de chaque personne ; les établissements et services sont des lieux de vie, leur insertion se fait dans des territoires définis, ils doivent intégrer les ressources locales et centrer la perspective sur les usagers, leurs besoins et leurs attentes, sur l’impact de leurs activités sur les parcours et sur ce territoire, c’est à dire travailler au maintien dans l’échange général de personnes vulnérables, à une échelle cohérente, c’est le sens de leur projet. Le questionnement évaluatif permet de rendre compte de cette complexité : quelles sont les références et les normes qui ont conduit à une représentation d’un problème social, quel est le rapport entretenu entre ces normes et les processus réellement observés, l’adéquation de l’intervention dans ses objectifs et les moyens mis en œuvre, que dire des relations entre le projet d’intervention et l’évolution de la question sociale traitée ? Autant de question sur la pertinence, la cohérence, l’efficacité, l’efficience et l’impact d’une action que l’évaluation va devoir traiter pour rendre compte de sa valeur : il ne peut y avoir de réponse univoque, on peut cependant lui en donner une, en référence à un contexte social et politique donné, dans lequel des acteurs légitimes ont fait valoir des intérêts, exprimé des préférences et des finalités concernant les coûts et les effets de cette intervention. L’élaboration de ce questionnement est un enjeu politique et méthodologique majeur. La confrontation pluraliste de ces intérêts en présence fait que l’évaluation n’est pas seulement une méthode : c’est une démarche dynamique de production du débat et du changement sur des arguments de toute nature.

Conclusion

L’évaluation est une démarche au service des projets en tant que ceux-ci sont au croisement de trois pôles d’un système en tension au sein duquel chaque acteur peut faire valoir une légitimité : élective, assise politique et institutionnelle, une légitimité d’usage, le public qu’ils touchent, une légitimité technique, les références professionnelles. Un travail important n’a fait que débuter qui donne des repères pour des pratiques institutionnelles et professionnelles de qualité, fonde une approche rigoureuse des informations à recueillir pour apprécier les activités, les moyens déployés et les effets, oblige à analyser précisément le profil des personnes effectivement accompagnées, leurs besoins, leurs attentes, permet de décrire les pratiques effectives et les conditions de leur déploiement. Ce travail est loin d’être approprié, il n’a pas produit encore ses effets sur le renouvellement de l’implication des usagers, la mise en valeur de l’innovation sociale et de l’amélioration des réponses, la régulation des dispositifs territoriaux voire globaux, la production d’espaces publics délibératifs et temporaires sur les problèmes publics. Quel que soit l’avenir du dispositif institutionnel, mener et faire mener des évaluations rigoureuses, dans toute leurs dimensions, est, pour le secteur, un levier pour innover et renouveler les pratiques de solidarité, au fondement de son existence.

Article publié dans  la revue du GEPSO : 2002-2012 Performance, sens et usure dans les pratiques des professionnels en travail social, sous la direction de Vincent Meyer, les Etudes Hospitalières, septembre 2012.

Références 

Bec C., 1998, L'assistance en démocratie, la politique assistancielle dans la France des XIXème et XXème siècles. Paris, Belin.

— 1994, Assistance et République. La recherche d'un nouveau contrat social sous la Troisième République, Paris, Éd. de l'Atelier.

Conseil d’Analyse Économique, 2007, Performance, incitations et gestion publique, Paris, La documentation française.

Duran P., Thoenig J.-Cl., 1996, « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de science politique, 46 (4), pp. 580-623.

Janvier R., 2010, « Recommandations de bonnes pratiques professionnelles : entre positivisme et systémie, l’irruption de la complexité », Communication & Organisation, n°38/2010, pp.193 à 205.

Lafore R., 2009, « Le travail social à l'épreuve d'un environnement institutionnel en recomposition », Informations sociales, 2009/2 n° 152, pp. 14-22.

Le Bouler S., 2007, Evaluer les services publics : l’exemple de la santé, Regards croisés sur l’économie, 2007/2, Éd. La Découverte, pp.206-215.

Massardier G., 2003, Politiques et action publiques, Paris, A. Colin.

Muller P., 2009, Les politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France.

— 2000, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique 2000/2 n°50, pp. 189-208.

Sainsaulieu R., Laville J.-L., 1998, Sociologie des associations, Paris, Desclée de Brower

Savignat P., 2010, Conduire l’évaluation externe dans les établissements sociaux et médico-sociaux, Paris, Éd. Dunod.

Site de l’ANAP, 2011, http://www.anap.fr/

Site du MEDEF, www.medef.fr/fr/A/Anav/AFrame.htm



[1] Cf. « Concurrence : marché unique, acteurs pluriels. Pour de nouvelles règles du jeu » (mai 2002), publié en juillet, site du Medef.

[2] Décret du 18 novembre 1998 réformant la procédure d’évaluation des politiques publiques et la circulaire du 28 décembre 1998 relative à l’évaluation des politiques publiques.

[3] Ancien responsable de l’évaluation des politiques publiques au Commissariat général du Plan, entretien publié sur le site internet de la documentation française.

[4] Cf Performance, incitations et gestion publique, rapport du Conseil d’Analyse Economique, la documentation française, Paris, 2007.

[5]Décret n°2007-975 du 15 mai 2007 fixant le contenu du cahier des charges pour l’évaluation des activités et de la qualité des prestations des établissements et services sociaux et médico-sociaux.