Vous avez dit « crise » ?
Ce mot a-t-il encore du sens ?
Il se passe rarement une journée où, écoutant une émission politique, économique ou simplement informative sur un média quelconque sans que ce terme ne vienne systématiquement expliquer une situation actuelle, remplacer une analyse un peu élaborée, envisager le monde autrement que sous l’angle d’un évènement magique ou exceptionnel.
Depuis les années 70 ce substantif est devenu une évidence de pensée comme si l’ensemble des évènements, en particulier nationaux, ne viennent empêcher de replacer le fait dans l’histoire en marche.
L’usage réitéré de ce terme pour décrire les difficultés de l’époque actuelle participe à la pensée unique qui veut qu’il n’y a pas d’autres solutions que celles proposées, principalement sur le mode économique, pour toute évolution sociale.
La vulgarisation d’un concept, non défini, repris la plupart du temps dans le vocabulaire des milieux financiers, est devenue, non seulement une facilité de parole, mais une paresse intellectuelle lourde de conséquence.
Le monde n’a jamais été aussi riche. La nation Française aussi ! Le choix des politiques publiques n’est donc pas guidé par un appauvrissement général mais par des options politiques issues d’une évolution des rapports de force. Le pouvoir politique n’a plus la main sur les grandes orientations puisqu’il n’a plus la main sur les ressources financières et dépend des superpuissances financières, lobbyings auprès des élus qui définissent les politiques publiques mises en œuvre. Le pouvoir de l’argent, qui a toujours détenu les rênes décisionnelles sans être pour autant omnipotent, impose dorénavant les lois du marché comme seule option du vivre ensemble.
Le terme de « crise » est bien aisé dans cette évolution masquée du pouvoir de l’argent sur la construction sociétale. Le débat d’idée élaboré, situé dans une vision historique, ne passe plus comme postulat de base pour construire l’avenir.
Cette expression parvient à détruire tout projet, tout espoir d’une société en panne de rêve.
Comment dès lors s’étonner devant le fondamentalisme religieux, la montée des xénophobies, le radicalisme des discours politiques, le rejet de l’autre (qui vient « manger le pain des Français » comme disait Fernand Reynaud que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaitre…) ?
Poser le terme de « crise » comme explication aux évolutions actuelles revient à radicaliser les discours puisque personne ne peut avoir en main les leviers de changement qui puissent faire rêver.
Cette explication facile de l’histoire actuelle pousse les citoyens à penser « à côté », vers le repli sur soi, vers les espaces sur lesquels chacun peut avoir l’illusion de peser, vers la libération de sentiments refoulés d’une haine ordinaire et d’un chacun pour soi qui serait la seule voie de sortie d’un mieux - être à construire. Les hérauts de ces discours, à défaut d’être des héros tout court, viennent rafler les bénéfices de ce désenchantement individuel diffus.
A quoi bon élaborer une vie collective dans laquelle le conflit est porteur d’élaboration des points de vue et le compromis l’issue positive de la prise en compte des avis divergents.
Le secteur social et médico-social est porteur d’idéaux, d’idéologies (au sens noble du terme), de sens du collectif, de tolérance et de projets sans cesse en mouvement. Comment se fait-il que ces valeurs qui sont portées avec tant de force et d’engagement par tant de professionnels au quotidien soient absentes du débat politique ? Comment se fait-il que ces actions déployées auprès des personnes socialement, physiquement ou psychiquement différentes, ne donnent pas lieu à des discours plus offensifs sur la richesse de penser et de vivre avec « l’autre différent » ?
Le secteur a vécu depuis plusieurs dizaines d’années des transformations fondamentales sur la conception des actions. Ces mutations, souvent complexes à gérer ont développé des capacités adaptatives et des adaptations créatives, la plupart du temps passionnantes pour les acteurs, sans être pour autant aisées. Le secteur n’a pour autant jamais prétexté la crise pour s’empêcher de penser et d’agir.
Pourquoi ne nous autorisons-nous pas la prise de parole dans le débat public ? La légitimité de la parole est validée par les actions et par la capacité à accompagner l’histoire du vivre ensemble dans notre pays.
Le monde sera toujours en crise. L’histoire en est témoin !
Seuls nos engagements viennent témoigner de la légitimité de nos discours. Ils ne valent pas moins que les sirènes défaitistes et sont porteurs d’espoir pour ceux qui sont à la recherche de sens à leur vie.