Malades d’Alzheimer : « Hors je » ou « hors-jeu » ?
La maladie d’Alzheimer est complexe. Elle mêle les peurs de chacun face à la dégénérescence du vieillissement, les angoisses de certains face à la mort, l’incompréhension de tous face à la désorientation. Cette pathologie renvoie nos sociétés hypermodernes à leurs limites. Celles de la science, incapable d’identifier clairement les causes de ce mal et surtout de trouver un traitement efficace. Celles de notre économie, impuissante à investir les moyens à la hauteur des besoins. Celle des groupes humains qui restent désemparés devant les manifestations des personnes atteintes.
La désorientation confronte chacun de nous à une énigme. Elle réactive l’image du fou qui ouvre la porte vers un autre monde possible, sans lien avec nos repères, insensé mais pourtant réel. Elle sème le doute dans les certitudes forgées par nos perceptions de l’univers dans lequel nous évoluons et qui, finalement, pourraient nous tromper. Elle pose une question anthropologique majeure en interrogeant les limites et les conditions de l’humanité.
En effet, si c’est la raison qui fonde le principe d’humanité, que reste-t-il à celui qui a perdu la possibilité de raisonner selon nos normes ? Quel statut donner alors au malade d’Alzheimer qui a perdu tout contact avec notre réalité ? Ces questions sont redoutables parce qu’elles introduisent à toutes les dérives eugéniques, les logiques discriminatoires, voire les sélections euthanasiques…
Si, au contraire, il est réaffirmé que le principe d’humanité est éthiquement lié au simple fait d’être humain, quelles que soient les conditions dans lesquelles vivre cette humanité, alors se trouve réhabilité le droit de chacun de vivre dignement.
Mais cette voie ouvre toute une série d’exigences dont il n’est pas sûr que nous en ayons mesuré toutes les conséquences. La personne atteinte de la maladie d’Alzheimer ne peut alors être traitée seulement comme un individu désorienté. S’il est, en partie, un « hors je », nous devons aussi l’envisager comme quelqu’un qui est mis « hors-jeu ». C’est-à-dire une personne qui, ne fonctionnant pas selon les codes sociaux classiquement admis, se trouve mise à part du jeu social : accompagnement adapté, tutelle, prise en charge en unité spécialisée, etc. Si cette mise à l’écart pour répondre au mieux aux besoins du malade est incontournable, il convient d’interroger cette situation d’exception. Personne n’est « hors » de la société parce que c’est la « société-qui-fait-l’homme-qui-fait-la-société ». Même inadapté aux règles sociales, tout homme est dedans et contribue à la former.
C’est le sens même du travail social et médico-social : permettre aux personnes qui sont éloignées des normes du « jeu » social d’y jouer leur rôle, avec ce qu’elles sont et en tenant compte de ce qu’elles y apportent (le meilleur comme le pire). Cette règle s’applique aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer : « hors je », elles ne sont pas « hors-jeu » social. Tout projet d’accompagnement – y compris en limitant leur liberté dans des espaces dédiés et protégés – doit comporter cette dimension : valoriser ce qu’elles sont, ce qu’elles vivent, ce qu’elles apportent à notre regard sur nous-mêmes, sur notre société, ce qu’elles enrichissent de la compréhension de l’humain.