Fallait-il moduler les allocations familiales ?
Les allocations familiales sont désormais placées sous conditions de revenus, le gouvernement a tranché, la réforme a été votée.
Des voix contradictoires se sont élevées :
-
Les unes, totalement favorables à cette mesure. En effet, pourquoi apporter une aide à certains parents dont les revenus sont confortables et qui n’attendent pas après ces subsides étatiques pour apporter à leurs enfants tout ce dont ils ont besoin ? D’autant plus que ce principe d’allocation inconditionnelle a été décidé, à la sortie de la seconde guerre mondiale, pour relancer la natalité en France : tout le monde devait s’y mettre ! Cela ne semble plus pertinent aujourd’hui.
-
D’autres voix sont totalement opposées à cette mesure. La famille est un bien sacré de la société, fondateur de l’ordre social, défenseur de valeurs ancestrales. Porter atteinte à quoi que ce soit touchant aux prérogatives familiales revient à menacer tout l’édifice social, symbolique et politique qui fonde notre démocratie. S’opposer à la modulation des allocations familiales est un combat qui a alors à voir avec l’opposition au mariage pour tous, au refus de la PMA et de la GPA…
-
D’autres enfin, se sont également opposés à cette mesure avec des arguments différents. Le principe d’universalité des droits est au fondement de notre cinquième République, le détricoter, c’est remettre en cause le socle idéologique posé par le Conseil National de la Résistance.
Que retenir de ce passionnant débat démocratique ?
La question de fond est celle de l’universalité des aides. C’est la remise en cause de cette mécanique qui peut nous alerter, plus que les justifications économiques ou idéologiques conservatrices, voire même la défense acharnée des orientations posées à la sortie de la guerre et sanctuarisées sans aucun discernement.
Quel est l’intérêt de droits et de prestations universels ? Ne vaut-il pas mieux verser à chacun selon sa situation sociale afin de mieux tenir compte de la réalité des problèmes ? La modulation est, en ce sens, un principe de justice et d’équité. Les riches payent plus et touchent moins. Les pauvres payent moins et touchent plus. C’est le principe de la sécurité sociale où les remboursements sont indexés sur la nature des soins reçus, indépendamment de la situation sociale de l’assuré alors que les cotisations sont prélevées sur les revenus selon la règle de la proportionnalité.
Mais ce système est-il adéquat à toutes les formes d’aide ?
Pour répondre à cette question qui est bien plus complexe qu’il n’y paraît, il est instructif d’analyser ce phénomène peu médiatisé du « non recours » aux droits. Comment se fait-il que des personnes ouvrant droit à telle ou telle prestation, refusent d’en solliciter le bénéfice ? La réponse est à peu près constante et peut se résumer ainsi : « Je ne demande pas cette aide car je ne veux pas être assimilé à cette catégorie de personnes. » La raison qui prévaut est le refus d’être stigmatisé. Toute aide conditionnelle crée des catégories sociales, divise, fracture, sépare, relègue. Qu’on le veuille ou non, le principe d’équité échoue systématiquement sur les hauts fonds de la distinction sociale.
Seul le principe d’universalité lève ce filtre majeur au principe d’égalité. Ouvrir droit aux allocations familiales du simple fait d’être un enfant, quelles que soient ses conditions de naissance, de rang social ou les revenus de ses parents ouvre à l’universalité du statut d’enfant dans notre société. Toute séparation entre « enfants aidés » et les autres brise ce statut en le fragmentant. C’est cela qui donne sens – certes à un plan très symbolique mais ne sont-ce pas les symboles qui font la Nation ? – à notre idéal républicain. C’est pour cela que les Droits de l’Homme ne supportent aucune déclinaison spécifique tenant à la nature des personnes, à leur situation ou à leur position.
A ceux qui regimbent devant ce principe, dénonçant son coût et son inutilité, voire ses effets contre-productifs (encouragement à la passivité, assistanat…), il faut conseiller une comparaison méthodique des effets produits entre les dispositifs conditionnels et les dispositifs universels. Les premiers trouvent tous leurs limites au cœur même de leur raison d’être : discriminations négatives, effets de seuil ingérables, non-recours, etc. Les seconds présentent, qu’on le veuille ou non, des effets vertueux.
L’universalité a un indéniable effet intégrateur. Elle assimile à la citoyenneté, là où les droits sélectifs divisent. Elle donne une image positive des bénéficiaires, là où la conditionnalité tend à dévaloriser. Elle est facteur de reconnaissance, là où la distinction génère des ressentis négatifs.
C’est pour cela qu’il aurait fallu réfléchir à deux fois avant de se précipiter sur ces économies à court terme qui menacent, à moyen terme notre ambition de cohésion sociale.