LE METIER D’EDUCATEUR SPECIALISE A LA CROISEE DES CHEMINS[*]
En mai 2005, la revue « Lien Social » publiait des « Portraits d’éducs » [1]. Des éducateurs spécialisés font part de leurs sentiments sur l’évolution de leur profession, témoignant de leurs « difficultés à concilier attentes et réalités de terrain ». Ils apparaissent finalement « partagés entre espoir et désillusion ».Extraits :
« Roland, dénonce “une technicisation de la profession qui fait de l’éducateur un exécutant et non plus un agent”, et accuse le poids des procédures de les enfermer dans “une démarche réductrice qui normalise la profession”. Pour lui, les procédures “formalisent la profession”, et “tendent à rompre avec la volonté de prise en charge individuelle personnalisée”. Christian affirme à son tour : “Avant, on était maître sur le terrain, on travaillait sur de l’humain, alors qu’aujourd’hui, l’essentiel de notre travail est plus de rendre compte, que de faire et d’imaginer”. Ce constat est repris par Didier : pour lui, la nouvelle génération d’éducateurs s’inscrit dans une culture de l’écrit, en opposition à la culture orale qui a longtemps dominé la profession. Il précise que “les étudiants sont formés au travail écrit”, et que sur le terrain, les éducateurs “ont à rendre des comptes, laisser des traces, et donner une forme écrite à ce qu’ils mettent en œuvre”. »
Ce thème d’une dénaturation du travail éducatif sous l’effet d’une technicisation normalisante est récurent dans les revues professionnelles. Les ASH de la semaine dernière[2] publient une tribune de Didier Bertrand intitulée : « Les éducateurs spécialisés à l’épreuve de la normalisation. » Extraits :
« Le métier d’éducateur spécialisé s’est technicisé, professionnalisé et en a oublié son pouvoir d’imagination. Une nouvelle culture a progressivement envahi ce champ professionnel. (…) L’éducateur spécialisé, désormais formaté, voire modélisé, n’aurait plus qu’à attendre une rénovation de la convention collective pour enfin bénéficier d’une reconnaissance professionnelle que promettent élus, hauts fonctionnaires et autres gestionnaires en chef pour saluer une normalisation de ce champ professionnel. »
Résumons cette rhétorique illustrée dans ces deux exemples (mais nous aurions pu en prendre de nombreux autres) :
- Sous l’impact de l’évolution législative, économique et technocratique, nous assistons à une technicisation de la profession d’éducateur ;
- De ce fait, l’éducateur est enfermé dans une normalisation de sa profession ;
- La normalisation passe par une traçabilité de l’action, au détriment du rapport humain ;
- C’est l’imagination qui fait les frais de ces évolutions.
Il me semble que ces expressions révèlent quelques traits saillants d’une culture professionnelle en plein remaniement :
- Les termes « avant » et « après » situent l’idée d’un âge d’or perdu de la profession ;
- La dénonciation du pouvoir normalisant de la technique se réfère à une vision clivée du monde ;
- Le regret du poids de l’écrit (les traces, le rendu-compte) dans le travail éducatif indiquent un attachement à une culture orale fondatrice du métier.
A partir de ces trois dimensions (l’âge d’or perdu, le rapport technique au monde et la culture orale), je vous propose de partager quelques remarques qui éclairent la géographie actuelle du métier d’éducateur spécialisé.
.1. L’âge d’or perdu d’une profession
François DUBET, dans son livre « Le déclin de l’institution », assimile les lieux du « travail sur autrui » à de véritables « sanctuaires » (hôpitaux, écoles, tribunaux…) qui portent dans leurs pierres une dimension « sacrée » qui manifeste que « Ce qui se déroule là n’est pas de l’ordre commun des relations sociales. Le programme institutionnel doit être abrité par un monument marquant sa distance d’avec le monde trivial. » (Dubet, 2002, p.29).
Fondés sur la matrice chrétienne du modèle charitable, le travail social en général et l’éducation spécialisée en particulier se sont construits sur un mode particulier de rapport au sacré. Les terminologies qui accompagnent la profession d’éducateurs sont significatives : vocation, mission[3], etc. Dans ce rapport au sacré, l’intervenant est assimilé à un clerc : « Longtemps les enseignants ont été des prêtres, les ordres charitables ont mobilisé des religieuses pour en faire des infirmières, les premiers éducateurs étaient des militants plus que des experts en psychologie de l’enfant. » (Dubet, 2002, p.31).
Ce mythe fondateur des métiers du « travail sur autrui » va instaurer un rapport original de l’acteur à l’institution. En effet, c’est encore François Dubet qui nous éclaire, le travail social peut être considéré comme un cas spécifique : « celui d’un travail sur autrui dans lequel c’est le travailleur lui-même qui fait office d’institution ou, en tout cas, qui se pense comme tel. » (Ibid. p.232).
Quand, dans l’article cité en introduction, Christian déclare : « “Avant, on était maître sur le terrain, on travaillait sur de l’humain, alors qu’aujourd’hui, l’essentiel de notre travail est plus de rendre compte… » il ne dit rien d’autre que la perte d’une part de la dimension sacrée qu’il projette sur son travail (« l’humain ») et d’autre part, l’affaiblissement de sa position « d’éducateur institution » qui se suffisait en soit et n’avait donc pas à rendre compte.
Cette posture sacralisée introduit finalement un clivage selon une vision magique du monde qui sépare le pur de l’impur, le sacré du profane. Dans ce système de représentation :
- Le pur serait le colloque singulier de la relation d’aide (nous noterons ici l’influence du modèle psychanalytique qui a servi de socle à la construction d’une partie de l’identité professionnelle des éducateurs) ;
- L’impur serait tout ce qui vient polluer la dimension immatérielle de la relation (ce mot est employé pour ne pas utiliser l’expression « dimension spirituelle ») ;
- Le sacré serait ce que Didier Bertrand au début de l’article des ASH nomme « la part d’indicible » du métier d’éducateur spécialisé ;
- Le profane serait l’obscénité de la technique qui oblige à tout montrer, à tout « tracer » (formater, formaliser, normaliser).
Dans cette vision magique, les médiations relationnelles utilisées par les professionnels ne sont que des supports à la relation. Maurice Capul et Michel Lemay, dans leur ouvrage « De l’éducation spécialisée » introduisent ainsi leur chapitre relatif à la relation éducative : « Peu de personnes mettent en doute l’idée que l’éducateur appuie essentiellement ses interventions sur l’établissement d’une relation avec les gens qui viennent à lui ou qui lui sont confiés. » (Capul & Lemay, 1996, p.115). Ils citent Paul Fustier qui montre que ce terme de « relation » oppose deux postures : « amour-vocation pour les uns, profession-technicité pour les autres. [4]» Dans cette perspective, exclusivement finalisée par l’établissement d’une relation, l’activité est conçue soit comme médiation de la relation de face à face entre l’intervenant et l’usager, soit comme « médiatrice de la relation individuelle et groupale. » Le risque, souligné par les auteurs, est, dans la première perspective, d’enfermer l’activité dans sa fin propre – ou dans les fins imposées par l’intervenant – au détriment des dimensions autonomes de l’activité. Autrement dit, les techniques éducatives peinent à être pensées en tant que telles et pour les effets qu’elles produisent. Une sorte de téléologie les enferme dans leur mission sacrée : soutenir la relation.
.2. Un rapport particulier à la question technique
C’est donc un rapport singulier à la technique qu’introduit la culture originelle des éducateurs spécialisés. Ne les a-t-on pas un temps dénommés comme des « techniciens de la relation » ?
Cette expression ne signifie-t-elle pas en fait que c’est l’éducateur lui-même qui est support de la relation, indépendamment de toute médiation technique ? Finalement, c’est le corps de l’éducateur qui ferait office de technique relationnelle. Cette dimension du rapport à la question technique fait simplement l’impasse sur le fait, fondateur du principe d’humanité : l’homme a toujours utilisé des techniques pour entrer en relation. La parole, en ce sens, est à approcher comme une technique relationnelle, une médiation, un entre-deux. Par la suite, l’écriture complétera les besoins de supports relationnels que les hommes créent pour être ensemble, se tenir ensemble, c’est-à-dire, faire du lien. C’est ainsi que certains chercheurs, par extension, considèrent la société dans son ensemble comme un immense ensemble technique visant à créer et entretenir des relations entre les hommes (Bernard Stiegler, Bertrand Gilles…). En fait, il n’y aurait pas de relation possible sans le truchement de techniques, sans « machines à communiquer » (Perriault, 1989).
Ce premier impensé qui fonde le métier de « technicien de la relation » (l’homme n’a pas besoin de technique pour rencontrer ses pairs) est complété par une autre impasse : celle de l’inévitable rapport entre la technique et la culture.
Les articles cités le montrent. Par exemple, Roland qui dénonce « “une technicisation de la profession qui fait de l’éducateur un exécutant et non plus un agent”, et accuse le poids des procédures de les enfermer dans “une démarche réductrice qui normalise la profession”. Ou Didier Bertrand pour qui « Le métier d’éducateur spécialisé s’est technicisé, professionnalisé et en a oublié son pouvoir d’imagination. Une nouvelle culture a progressivement envahi ce champ professionnel. »
L’impensé sous-jacent à ces expression est lié au rapport que l’homme, dans son processus d’humanisation, a entretenu de tout temps avec la technique. C’est un leurre de croire que l’homme se serait d’abord mis à penser, puis aurait pour exprimer sa pensée inventer le langage pour enfin créer des outils. C’est en même temps, dans le même mouvement et par un processus totalement intégré que l’homme a développé sa capacité symbolique, l’accès au langage et s’est fait porteur d’outils pour agir sur le monde. André Leroi-Gourhan a montré cette symbiose dans l’évolution humaine entre technique et langage : « L’évolution cérébrale telle qu’on peut raisonnablement la reconstituer permet de rendre compte, pour les techniques nouvelles, du lien existant entre la station verticale, la libération de la main et le déploiement d’aires cérébrales qui sont les conditions de l’exercice des possibilités physiques au développement d’une activité humaine. » (Leroi-Gourhan, 1964, p.297-298).
Technique et culture ne sont donc pas les deux versants d’un monde clivé entre profane et sacré mais les deux composantes de la vie humaine, les deux éléments de toute société d’hommes.
Quand Roland, Christian ou Didier dénoncent le côté déshumanisant des techniques, leur pouvoir normalisant, ils expriment autre chose que la réalité d’un univers culturel menacé par des éléments techniques qui lui seraient extérieurs. Car c’est la technique qui est faite par l’homme qui fait le monde qui lui-même fait l’homme. L’homme n’est pas victime de la technique, il est fait par elle tout autant qu’il la fait. C’est ce rapport systémique entre l’homme, sa culture et les techniques misent en œuvre qu’il faut intégrer pour se dégager d’une vision magique des postures professionnelles. C’est cela qu’il faut comprendre pour adopter des stratégies adaptées dans ce monde en mutation. Il n’y a pas globalement une technicisation néfaste ou peuplée des mauvaises intentions de quelques uns qui fomenteraient un complot contre l’homme. Il n’y a qu’une technicisation qui résulte des efforts humains et des luttes d’influences et qui porte l’humanité dans sa construction.
La technicisation des procès dans le travail éducatif n’est ni bonne ni mauvaise en soit – nous retrouvons là une autre dimension d’une conception sacrée des choses : la séparation moralisante entre le bien et le mal – la technicisation « est » et doit être abordée comme « étant », fruit de nos propres pratiques. Ce n’est pas en rejetant la technicisation que la profession d’éducateur sauvera son identité violée, c’est en se saisissant des techniques à sa disposition qu’elle y affirmera sa raison d’être.
.3. Le choc des cultures : de l’oral au virtuel
Pour atteindre cette posture stratégique – c’est-à-dire adopter une position de surplomb par rapport aux enjeux techniques pour utiliser les techniques disponibles dans le cadre d’un processus de professionnalisation – les éducateurs spécialisés sont amenés à procéder à un changement de paradigme.
C’est Didier qui exprime cette mutation en cours dans les colonnes de « Lien Social » : « la nouvelle génération d’éducateurs s’inscrit dans une culture de l’écrit, en opposition à la culture orale qui a longtemps dominé la profession. »
La culture orale fait référence aux modèles de l’apprentissage dans une relation de compagnonnage qui suppose la transmission artisanale de savoir-faire et de tours de mains. C’est le modèle de l’ouvrier qui sert de référence dans un contexte de faible formalisation des pratiques. Ce sont plutôt des conduites qui sont reproduites selon le modèle qu’est le « maître », l’ancien ou la figure charismatique du fondateur ou du pionnier. C’est peut-être par nostalgie à cette culture fondatrice du métier d’éducateur spécialisé que Christian oppose le fait de devoir rendre compte à « avant » quand il s’agissait « de faire et d’imaginer. » De même pour Roland qui affirme que la technicisation a fait oublier à l’éducateur « son pouvoir d’imagination. »
La culture de l’écrit apparaît comme contraignante, réductrice des pratiques. Le principe de mettre en trace les actions est perçu comme un facteur de dévitalisation de la relation. IL faut noter que dans l’histoire humaine, l’écriture est une étape remarquable de l’évolution culturelle. Elle permet de dissocier la mémoire vivante d’une mémoire déposée dans des traces. Le corps n’est plus le seul lieu de conservation des schèmes culturels. L’écriture, comme « technique » provoque une un rapport différent à la connaissance et à la transmission. L’écriture, parce qu’elle introduit l’objectivation du récit apporte avec elle une interrogation nouvelle sur le rapport à la vérité.
L’écriture s’est ensuite développée par l’industrialisation de la reproduction des traces : l’imprimerie. Au stade des cultures orales, il n’y avait pas présence de technique à proprement parler ; Avec l’écriture, il y avait bien technique mais c’est l’homme qui constituait l’objet technique – le porteur d’instrument – dans un rapport de proximité corporelle (il fallait écrire le texte). Avec la technique industrielle, l’objet technique existe indépendamment de l’homme, l’imprimerie de Gutenberg se substitue à l’homme pour porter les outils, en l’occurrence pour écrire les textes à sa place et les reproduire, théoriquement, sans limite de nombre.
Les textes cités dénoncent cette culture de l’écrit alors que cette étape me semble déjà largement dépassée. Les bons auteurs prétendent en effet que nous sommes aujourd’hui dans un autre univers technique, celui du virtuel.
Pierre Lévy complète ces axes du développement de la culture en présentant le stade informatique comme un élément des plus actuels de l’évolution culturelle. La culture informatique consacre la généralisation de la numérisation des traces dans la « société de l’information ». L’ère du numérique (comme il y eut les ères primaire et secondaire) est une révolution pour les formes et les structures de la culture en général et de la culture professionnelle en particulier. L’explosion hypertextuelle que représente le numérique – c’est-à-dire une multiplication exponentielle des nœuds et connexions possibles entre les informations – provoque une mutation des systèmes de représentation. L’hypertexte signifie également un bouleversement des liens de causalité en développant de nouvelles récurrences. La question de la transmission se pose de manière inédite tant dans ses formes que par ses supports. L’accès à l’information et les modalités de cet accès ne reposent plus sur les mêmes rapports sociaux que dans le modèle de la culture technique. Les jeux de proximité/distance avec la réalité se recomposent autour d’une nouvelle conception du rapport au « vrai ». L’expression, très discutable par ailleurs, de « réalité virtuelle » symbolise les paradoxes de cette étape culturelle. Le numérique signifie une accélération supplémentaire des mutations sociétales, les sociétés s’inscrivent dans une historicité extrêmement rapide. C’est le rapport au temps qui est peut-être l’élément le plus bousculé de l’univers culturel : il n’est plus circulaire comme dans la culture orale, ni linéaire comme dans la culture écrite, ni même dans le temps court de la culture technique, « on pourrait parler d’une sorte d’implosion chronologique, d’un temps ponctuel instauré par les réseaux informatiques. » (Lévy, 1990, p.130-131).
C’est donc dans un contexte de véritable choc des cultures que doit aujourd’hui se repenser la profession d’éducateur spécialisé.
CONCLUSION
L’éducateur spécialisé, « technicien de la relation », « institution à lui seul », nostalgique d’un âge d’or perdu, coincé par les visions magiques du monde qui ont marqué ses origines, écartelé entre cultures orale et culture virtuel se trouverait pris aujourd’hui dans des postures parfaitement incohérentes, dans des injonctions paradoxales.
Les vecteurs de ces injonctions sont l’évolution de la commande sociale et les mutations législatives. L’espace de travail de l’éducateur spécialisé se trouve envahi par la nécessité de rendre compte, de conserver trace de ce qu’il fait, par une multitude de dispositifs techniques (contrats, livrets d’accueil, indicateurs d’évaluation, tableaux de bords, etc.).
Il apparaît alors que le travail de l’éducateur spécialisé serait un huis clos menacé par l’extérieur, que la relation d’aide ne serait plus étanche. Le monde technique, la société de l’information, l’hypermodernité, auraient traversé les cloisons poreuses qui protégeaient l’enceinte du travail éducatif. L’extérieur, alors perçu comme dangereux, se retrouve à l’intérieur, originellement pur. L’accroissement technique fait irruption.
Les éclairages que je viens d’esquisser sur le rapport au monde technique dans lequel doit désormais vivre l’éducateur ont pour modeste ambition de définir le fond de tableau sur lequel les acteurs pourraient construire une stratégie pour, non pas résister à ce monde en construction, mais s’y inscrire pleinement pour y développer leur profession, pour y agir et non le subir.
Roland JANVIER
[*] Le métier d’éducateur spécialisé à la croisée des chemins, actes du colloque des 22 et 23 janvier 2009, L’Harmattan, sous la direction de Nathalie Conq, Jean-Pierre Kervella et Alain Vilbrod, Paris, 2010.
[1] Lien Social, n°752 du 12 mai 2005.
[2] Actualités Sociales Hebdomadaires du 16 janvier 2009, n°2592, rubrique « l’actualité : vos idées », p.28.
[3] Saül Karsz nous indique qu’une mission « c’est un devoir sans droit » et qu’il ne peut y avoir de mission sans « l’inébranlable certitude d’être dans le vrai. » (Karsz, 2004, p.64).
[4] Fustier Paul, L’identité de l’éducateur spécialisé, collection psychothèque, Editions Universitaires, Paris, 1972, p.25.
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