Mutations sociétales et légales : Quelles stratégies pour les associations de solidarité ?

par | Nov 23, 2019 | Economie sociale et solidaire, Organisation | 0 commentaires

Introduction : Une situation de crise
Repenser un projet associatif, le traduire par une évolution statutaire, dans le contexte qui est celui de l’action sociale à l’aube de la troisième décennie du 21ème siècle, c’est prendre un risque pour saisir de nouvelles opportunités en période de crise.
Car nous vivons une situation de crise – c’est-à-dire une mutation radicale d’un monde à un autre, un basculement – qui, comme toute révolution copernicienne, offre de nouvelles opportunités. Toute crise ouvre le champ des possibles.
De quoi est faite cette crise ? De multiples phénomènes enchevêtrés. Je vous propose d’en retenir cinq : la crise écologique, la crise identitaire, la crise des rapports collectifs, la crise des solidarités et la crise des droits.

1. Crise écologique : Le rapport de l’Homme à l’univers inverse le rapport de domination
1.1. « Tu domineras la nature » : un mythe perdu ?

Dans la Bible, Dieu a confié à l’homme la mission de dominer la nature. Ce mythe d’un monde conçu pour servir les appétits de pouvoir des humains semble avoir vécu – au moins dans la conscience des plus lucides des massacres écologiques provoqués par notre civilisation.
Le rapport de domination s’est inversé. La technique ne contrôle plus son développement. Les dommages collatéraux qu’induit le progrès se révèlent cruellement et cassent le fantasme d’un monde en évolution constante vers sa perfection.
Finalement, l’idée selon laquelle nous devrions pouvoir faire tout ce que l’évolution technique permet est interrogée. S’ouvre alors en grand une question éthique essentielle qui recompose le rapport de l’homme à l’univers et donc à son avenir.
1.2. L’homme menacé d’expulsion par la planète : une nouvelle ontologie ?
Aujourd’hui, réchauffement climatique et pollution de l’eau rendent possible l’éventualité que la terre-mère – Gaïa – expulse l’humain de l’univers, comme un organisme se sépare d’un élément toxique qui le contamine.
Cette prise de conscience de la dépendance de l’humain à son environnement peut, à terme, modifier en profondeur les conceptions de l’Homme. Ce serait une nouvelle ontologie qui serait en train d’émerger en cette période de crise. Les symptômes visibles de cette recomposition ontologique apparaissent autour des questionnements sur les droits du vivant, la personnalité juridique des animaux ou d’éléments naturels, l’antispécisme, etc.
1.3. Associations de solidarité et développement durable
Les associations de solidarité portent une vision humaniste qui ne peut être dissociée des enjeux de l’avenir planétaire. Porter l’ambition de prendre en compte des personnes vulnérables ici et maintenant ne peut plus s’envisager sans considérer également l’ailleurs et le demain dans lesquels nous sommes tous inscrits. Le prochain – celui qui est à côté de moi – convoque désormais le lointain – celui qui est à distance dans l’espace et dans le temps.

2. Crise identitaire : le rapport de la personne à son identité recompose les liens sociaux
2.1. Passage d’un monde incomplet et consistant à un monde complet et inconsistant

Nous sommes passés, au fil du temps, d’un monde consistant et incomplet à un monde inconsistant et complet. Avant, le monde était consistant par la manière dont les figures d’autorité étaient fondées sur un modèle religieux couvrant une explication totale du monde. Incomplet, il l’était parce que cette conception assumait le manque, la frustration et la limite. Or, nous sommes entrés dans une période historique dominée par le déclin du programme institutionnel. Nous vivons désormais dans un monde complet et inconsistant. Complet dans sa prétention à ne plus laisser de place au manque : le besoin a remplacé le désir, notre monde moderne est inconsistant par la crise de légitimité que connaissent toutes les figures d’autorité, renvoyant l’individu à s’autodéterminer par lui-même.
2.2. Passage d’une identité exclusive fondée sur un lien fort à une identité plurielle fondée sur des liens faibles
La conséquence pour les individus de cette mutation de la consistance du monde concerne en premier lieu la question de l’identité. Dans un monde consistant, les institutions entretiennent un lien identitaire fort et exclusif pour chacun (son village, sa religion, sa filiation, son corporatisme, sa nation…). Aujourd’hui, le lien identitaire s’est dilué en de multiples appartenances. L’Homme moderne se construit au travers d’identifications plurielles. Chacune de ces identités est plus faible que celle, univalente, de leurs ancêtres. Mais au total, le tissage de ces liens fragiles constitue un ensemble résistant. Nous sommes ainsi en présence de nouvelles configurations du lien social.
2.3. Associations de solidarité et promotion de l’identité des sujets sociaux
Les associations de solidarité participent à la construction identitaire des personnes qu’elles accompagnent. Aujourd’hui, elles doivent prendre la mesure de ces recompositions du rapport de la personne à son identité.
Par exemple, en ce qui concerne les personnes en situation de handicap, il me semble qu’a vécu le modèle ancien qui identifiait « le handicapé » à ses incapacités – lien identitaire unique et exclusif qui associe le tout de la personne à une seule caractéristique. La personne est toujours plurielle, multi-appartenante, titulaire de potentiels divers. C’est une opportunité à saisir pour les associations intervenant dans le champ du handicap pour promouvoir l’identité moderne des nouveaux sujets sociaux.

3. Crise des liens collectifs : le rapport de l’individu à la société change de paradigme
3.1. Essor de la dette sociale des États : montée de l’individualisme ?

Depuis l’avènement des Droits de l’Homme, les droits politiques n’ont cessé d’évoluer vers plus de « droits créances » qui ouvrent une dette des États à l’égard des individus. Ce mouvement a été taxé de montée en puissance de l’individualisme. Il serait plus juste de parler de mutation des formes d’individualité dans les rapports sociaux. Cependant, nous assistons bien à une relégation du lien politique au second plan au bénéfice des droits sociaux qui peuvent laisser place à un rapport consumériste entre l’État et ses administrés.
A travers cette mutation, c’est le rapport de l’individu à la société qui se transforme. Transformation qui est confirmée par l’évolution législative propre au secteur social et médico-social.
3.2. La loi handicap : inversion des responsabilités entre individu et société
C’est la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées qui manifeste ce changement de paradigme. Au risque de caricaturer, nous pouvons dire qu’avant cette loi, la personne handicapée était inadaptée à la société et qu’il fallait des dispositifs lui permettant d’y vivre. Après la loi, c’est la société qui est inadaptée à la personne en situation de handicap – prendre la mesure du changement de termes : ce n’est plus la personne qui est handicapée mais la situation, à comprendre comme contexte social, dans laquelle elle est qui crée la situation de handicap. Il revient donc à la société de s’adapter à la personne et non l’inverse.
Cette mutation du rapport entraîne une inversion du régime des responsabilités que consacrera la « prestation de compensation du handicap ». S’en suivra le principe du recours au droit commun (école, famille, logement, travail) comme principe préalable à tout accompagnement. C’est en ce sens que nous pouvons lire le rapport de Madame Aguillar, enquêtrice spéciale de l’ONU, sur la situation des enfants en situation de handicap en France.
3.3. Associations de solidarité et régulation des rapports sociaux
Le changement de paradigme des rapports de l’individu à la société a des conséquences directes pour les associations de solidarité. Il leur revient de repenser leur propre intégration sociale à travers les liens partenariaux qu’elles établissent avec les autres acteurs du territoire. Il leur revient également d’interroger les organisations qu’elles gèrent afin d’en développer la capacité à faire œuvre d’inclusion sociale, en opposition avec le procès ségrégationniste qui est dressé aux établissements et services sociaux et médico-sociaux.
Pensés comme les supports et les sas d’une pleine intégration des personnes vulnérables dans la société, les institutions du travail social joueront alors tout leur rôle de régulation des rapports sociaux en permettant à chacun de prendre place dans le collectif.

4. Crise des solidarités : le rapport des organisations du travail social à leurs missions renverse les logiques
4.1. Des associations de plus en plus sous commande publique

Depuis les trente glorieuses qui ont vu l’émergence foisonnante d’œuvres sociales et médico-sociales portées par des associations, le sort de ces dernières a profondément évolué. La dimension initialement politique de leur raison d’être – répondre, par une organisation entre citoyens, à un besoin social non-couvert – s’est progressivement émoussée. Les associations de solidarité se sont vues de plus en plus soumises à la commande publique. Elles y trouvaient en retour la pérennité de leurs ressources, tout en y perdant sans doute de leur vitalité politique. Progressivement, c’est un renversement des logiques qui s’est opéré : l’initiative de l’action s’est déplacée des associations vers l’État qui est devenu « donneur d’ordre » au fur et à mesure que l’action sociale s’est organisée sous l’égide de l’État social.
Aujourd’hui, l’État social a vécu, il s’est dessaisi d’une partie des leviers de régulation qu’il avait et a réduit son investissement dans le financement des actions. Il persiste cependant à contrôler et décider les actions.
4.2. La loi HPST : la prise de pouvoir de l’État sur les acteurs
La loi de 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST, marque une étape déterminante dans cette évolution. Elle consacre la prééminence des pouvoirs publics à diagnostiquer les besoins sociaux, à déterminer les réponses à apporter, à fixer les moyens à y consacrer, à choisir les « opérateurs » qui exécutent la mission, à contrôler les actions et à les évaluer.
La notion d’association « actrice de solidarités dans les territoires » s’estompe au profit d’une instrumentalisation des « offreurs de services » (pour reprendre une expression qui a cours dans les ARS). Une multitude de dispositifs – tous plus contraignants et formatant les uns que les autres – apparaissent ainsi dans le paysage : EPRD, Convergence des coûts, T2A, SERAFIN-PH, etc. qui enfoncent le clou des cahiers des charges des appels à projet de plus en plus standardisés et fixés unilatéralement par l’administration publique.
4.3. Associations de solidarité et réponse aux besoins sociaux
Mais ce vaste mouvement de rationalisation instrumentale à l’égard des associations de solidarité ne fonctionne pas. SERAFIN-PH s’enlise dans une enquête des coûts et un découpage méthodique des prestations qui ne parviennent pas à faire sens. Les appels à projets sont de plus en plus contournés par les pouvoirs publics par des attributions d’extensions non-significatives sans appel, par les appels à manifestations d’intérêt ou des appels à candidature…
Dans ce concert cacophonique, les associations de solidarité doivent réaffirmer leur place de sentinelles des difficultés sociales, d’amplificateurs de la parole des personnes vulnérables, de révélateurs des besoins sociaux, de développeurs des territoires où elles agissent.

5. Crise des droits : le rapport du citoyen à ses droits bouleverse les références
5.1. Du libéralisme au néo-libéralisme

Les rapports des citoyens à l’État ont, nous venons de le dire, considérablement mutés ces dernières décennies. L’idée d’un citoyen titulaire de droits – c’est-à-dire inscrit dans une commune identité politique qui le place à égalité avec tous les autres membres de la communauté nationale – a progressivement laissé la place à un individu propriétaire de droits – c’est-à-dire un « Robinson » (seul sur son île au milieu des autres Robinsons) qui dispose d’un droit de tirage illimité sur des prérogatives que doit lui garantir l’État sans que cela ne le relie à une quelconque solidarité sociale (la Fraternité du triptyque républicain).
Ce mouvement sociétal a été promu et a soutenu le virage économique du libéralisme – principe de liberté posé par la Révolution française – au néo-libéralisme – une société de marché où tout est vu sous l’angle des seuls échanges monétaires et lucratifs.
L’action sociale n’a pas échappé à ce mouvement idéologique.
5.2. Le mythe de la satisfaction de l’usager
Une première traduction apparaît en filigrane de la loi 2002-2 avec le concept de satisfaction de l’usager. Subrepticement, la relation d’accompagnement migre vers une notion de prestation. Là où une alliance solidarise l’intervenant et le bénéficiaire par un cheminement commun, la prestation se réduit à un acte de simple délivrance. Le concept de parcours qui domine actuellement les référentiels d’action renvoie discrètement à cette mutation. L’individu est seul sur son chemin de vie et les travailleurs sociaux doivent simplement l’y guider. Mais, à chacun sa vie ! Accompagner les parcours de vie des personnes en difficulté – idée noble s’il en est – risque insidieusement de renvoyer les personnes à la solitude de leur destin.
Certes, cette idée de parcours, dans le champ du handicap, est complétée par l’affirmation que personne ne doit rester sans solution. Le slogan « une réponse accompagnée pour tous » engage une responsabilité de la collectivité à l’égard des individus et c’est une bonne chose. Mais cela modifie en profondeur le rapport au droit des personnes. « Zéro sans solution » ne génère pas une prise de conscience collective des situations mais une focalisation sur l’individu sans mettre en exergue les situations sociales, économiques, politiques, idéologiques qui génèrent les absences de solution.
5.3. Associations de solidarité et collectivisation des problématiques
En ce domaine, les associations de solidarité ont une responsabilité particulière. Responsabilité de nature politique. Elles doivent collectiviser les questions de solidarité, c’est-à-dire ne pas les laisser se rabougrir à la recherche individuelle de solutions – solutions de plus en plus bricolées dans un contexte d’insuffisance de financements.
Les associations de solidarité portent une ambition sociétale qui repose sur la triade « Liberté, égalité, fraternité » qu’elles complètent en rendant opérationnel le concept de solidarité. Elles « font » société en portant l’attention – la leur et celle des pouvoir publics – sur les personnes les plus vulnérables de la société. Cette ambition est fondamentalement politique en ce sens qu’elle interroge la place de chacun et de tous dans la vie de la cité.
Tout autant qu’elles doivent être les acteurs des dispositifs existants, qu’elles doivent les concrétiser sur le terrain, auprès de leurs usagers, tout autant, doivent-elles transcender ces dimensions matérielles – donc nécessairement incomplètes et imparfaites des dispositifs qu’elles conduisent – au profit d’une réelle visée politique qui concerne le vivre ensemble.

Conclusion : Les associations de solidarité pour repolitiser les questions sociales
Les questions sociales ne sont pas de simples questions instrumentales. Sinon, il suffirait de trouver la bonne organisation pour l’action – ce qui transpire derrière la remise en cause des associations qui, selon les dires même de certains promoteurs de l’économie sociale et solidaire pensent que les associations ne sont pas les bons supports de l’action sociale -, il suffirait de trouver le bon système de financement – l’illusion poursuivie depuis quatre ans par le chantier SERAFIN-PH -, il suffirait de trouver le bon dispositif public d’intervention – ce que portent en eux les PAG, GOS et autres machins des MDPH -, bref, il suffirait de définir les instruments adéquats et il n’y aurait plus de dysfonctionnements sociaux, de personnes laissées pour compte, d’abandonnés sur les bas-côtés du chemin du progrès social…
Non, les questions sociales ne sont pas des questions instrumentales mais de réelle questions politiques qui interrogent le projet de société. C’est cela que doivent porter les associations de solidarité : le questionnement de citoyens qui ne se font pas une raison des situations d’exclusion, de ségrégation ou de relégation de certains des membres de notre société.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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