Introduction
Changer de regard
Cet exposé est une invitation à changer de regard :
• Changer, pour un instant, nos manières de décrire nos organisations de travail (associations, établissements, services)
• Changer de point de vue pour découvrir que ce que nous voyons n’est pas forcément la seule chose à voir…
Pour changer d’avis
Cet exposé, en opérant un pas de côté dans nos manières de voir, a pour ambition de nous faire changer d’avis, de nous permettre de considérer autrement nos organisations.
Finalement, il s’agirait de provoquer une mutation des organisations en s’autorisant à les regarder autrement : c’est-à-dire, à quitter les analyses fondées sur une conception autocentrée des organisations pour s’autoriser à les envisager par leurs seuils.
Autrement dit, prenons le temps de renverser nos perceptions, d’inverser la pyramide pour voir ce que cela produit.
1. Dire c’est faire
Pour opérer ce changement de point de vue, nous devons d’abord opérer un détour par la question des discours. Pour cela, je vous propose une hypothèse : les choses que nous racontons sont dépendantes de la manière dont on les dit.
1.1. Toute mise en mots traduit une représentation des choses
Mettre en mot, c’est in-former, c’est-à-dire donner forme à ce qui est décrit. Toute information est donc une traduction et toute traduction est une transformation puisque le fait de passer par des mots déforme les choses.
Cette déformation (qui est une in-formation) est opérée par les filtres qui s’interposent entre l’objet décrit et ce qui en est dit. Ces filtres, nous pouvons les nommer « représentations ». Ces représentations sont notamment constituées par :
• Les mots dont on dispose pour dire les choses ;
• La culture depuis laquelle parle le sujet ;
• Les idées préconçues qu’il porte en lui du fait de sa situation, de son histoire, de ses affects…
• Ses représentations du monde.
1.2. Tout discours est une mise en ordre
Pour aller plus loin, nous pouvons dire que toute tentative de discours est une prise de pouvoir sur le monde. Toute mise en forme est une mise en ordre. Pour le dire autrement, en écho à Michel Foucault, nous pouvons dire que tout discours a une fonction disciplinaire, c’est-à-dire que tout récit tente de discipliner les choses, de les faire coïncider avec notre représentation des choses, avec notre conception de l’ordre de ces choses, du bon ordre de ces choses.
1.3. La manière dont nous représentons les choses reflète non la chose elle-même mais la représentation que nous en avons
Et pour aller encore un peu plus loin, nous pouvons dire que tout discours tenu sur ce que nous observons et décrivons ne dit pas la chose mais la conception que nous en avons. Pour le dire d’une autre façon, il n’y a pas de réel, il n’y a que des représentations du réel – nous reviendrons sur ce point – c’est-à-dire que ce sont les filtres par lesquels passe le récit qui donnent corps à l’objet décrit.
2. Vous avez dit « réel » ?
Ce préalable sur l’ordre du discours – qui est en fait un constat du désordre inhérent à toute forme discursive – est essentiel pour comprendre ce qui se passe quand nous tentons d’analyser les organisations de travail – et en ce qui nous concerne ici, les organisations du travail social.
En effet le préalable que je formule est qu’il faut casser les discours « prêts à porter » sur les organisations – ceux du management classique ou des sciences de l’organisation – pour pouvoir les envisager autrement.
2.1. Qu’est-ce que le réel ?
Pour cela, pour opérer cette prise de conscience qu’il existerait d’autres voies pour penser nos organisations de travail, il nous faut nous interroger sur ce qu’est le réel.
Et si le réel n’était qu’une illusion d’optique comme cette image où l’on peut voir, selon la manière dont on la regarde, une vielle femme ou le profil d’une jeune femme vue de profil arrière ?
2.2. Toute perception est dépendante du sujet qui perçoit
Posons donc, si vous en êtes d’accord, ces prémices à notre démarche : il n’y a de perception que par le truchement d’un sujet percevant. Cette perception se trouve donc modelée par ce filtre que représente celui qui parle.
Finalement, il n’y a pas de réel objectif, seulement des discours subjectifs de ce supposé réel qui se déforme ainsi au gré des personnes, des lieux et des moments.
Cette option est référée à la théorie constructiviste. Option épistémologique qui affirme qu’il n’y a pas de chemin tout tracé, comme le dit le poète espagnol Antonio Machado, « Le chemin se fait en marchant ».
2.3. Prétendre décrire le réel, c’est risquer de projeter un idéal sur nos perceptions
Si tel est le cas, tout discours s’affirmant comme la vérité du réel qu’il prétend décrire est une prise de pouvoir intellectuel qui tend à imposer un modèle, à l’exclusion de toute autre perception.
Le risque qu’induit cet ordre du discours – qui est un discours de l’ordre – c’est de projeter un idéal qui ne tient plus compte des perceptions en présence, des sensibilités à l’œuvre, des ressentis singuliers de chacun.
C’est l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule façon de voir et de penser…
3. La vision centralisatrice des organisations
Cette hégémonie de la pensée unique est confortée par ce qu’il convient d’appeler la doxa managériale – c’est-à-dire une pensée de plus en plus formatée sur la bonne manière de gouverner les hommes et de diriger les organisations de travail.
Et c’est face à cette hégémonie qu’il convient de développer une analyse critique des discours normalisés quant aux manière d’analyser une organisation.
Au risque de simplifier la pensée au profit de la clarté de cet exposé, nous pouvons dire que la pensée dominante sur les organisations repose sur une vision centralisatrice des choses. Cette vision repose, notamment sur une conception monarchique du pouvoir, une analogie physiologique des organisations qui révèle une conception disciplinaire de l’ordre.
3.1. Une conception monarchique du pouvoir
Nos analyses de la manière dont les humains s’organisent entre eux dans des collectifs ne s’est pas encore totalement affranchie d’une conception monarchique du pouvoir.
Le roi tient sa légitimité d’un « droit divin », c’est-à-dire d’une transcendance qui impose sa personne en totale extériorité au groupe de ceux qu’il subordonne. Le roi est à la fois au centre du dispositif étatique et au sommet de la hiérarchie du pouvoir.
La Révolution française n’a peut-être pas été au terme des conclusions qu’il fallait tirer du concept de « peuple souverain ». Il aurait fallu redéfinir une légitimité totalement immanente au peuple lui-même.
Au lieu de cela, les organisations – depuis l’État jusqu’à l’entreprise – ont continué à penser leur bien-fondé sur la base d’une place d’exception occupée par le détenteur du pouvoir, toujours situé au centre du dispositif organisationnel et au sommet de la pyramide du pouvoir.
3.2. Une conception physiologique des systèmes
Cette conception centralisée du pouvoir a déterminé toutes les lectures que les humains font de leur environnement, depuis les sciences dures jusqu’aux sciences humaines.
Les conceptions physiologiques des systèmes vivants construisent des centralités : c’est ainsi que le cerveau est présenté comme le centre du corps humain… jusqu’à ce qu’on découvre des cellules neuronales dans nos intestins !
Il suffisait ensuite, par un effet retour, de transposer cette lecture physiologique aux organisations pour affirmer leur centralisme comme seule manière de bien les comprendre.
Une organisation de travail est faite comme une cellule : il y a un noyau en son centre – les instances de gouvernance et de dirigeance –, le cytoplasme autour que délimite une membrane.
Les représentations des organisations se font alors sous forme de cercles concentriques et de structures en pyramide.
3.3. Une conception disciplinaire de l’ordre
En arrière-plan de ces visions centralisatrices, il y a une conception de l’ordre, une discipline, un biopouvoir dirait Michel Foucault.
Cette conception centralisée du pouvoir trouve son expression la plus accomplie dans le panopticon modélisé par Jérémy Bentham. Voilà ce qu’en dit Michel Foucault :
« De là, l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. (…) Pour cela, c’est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l’essentiel c’est qu’il se sache surveillé ; trop, parce qu’il n’a pas besoin de l’être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être. »
4. Tropismes de l’organisation autocentrée
Cette manière exclusive de décrypter les organisations comme des dispositifs autocentrés, comme tout effet de discours, induit des conséquences sur le fonctionnement même desdites organisations.
Décrivons simplement quelques tropismes significatifs :
4.1. Un rapport centre / périphérie marqué par le syndrome du trou noir
Plus nous développons la vision d’un centre fort et dense, plus nous affaiblissons les perceptions des éléments périphériques. Penser qu’une organisation doit avoir un centre qui concentre les éléments consistants du dispositif (compétences, hiérarchie, moyens, etc.) induit la possibilité que les éléments périphériques soient moins denses, moins consistants, plus légers… puisque c’est le centre qui compte.
Cette forme de pensée crée un rapport centre périphérie qui répartit, au plan fantasmatique, les densités organisationnelles. Plus on est près du centre, plus c’est dense, plus on s’en éloigne, moins c’est dense. Et plus le centre est dense, plus il tend à se densifier. C’est-à-dire qu’il attire à lui les éléments consistants de l’organisation :
– Les compétences : par exemple, on regroupe au siège toutes les comptables de l’association, privant ainsi les établissements de cette compétence…
– La hiérarchie : par exemple, on amène au siège des directions des pôles laissant des cadres intermédiaires dans les établissements…
– Les moyens : par exemple, la direction générale se dote de conseillers techniques ou de chargés de mission…
J’ai décrit ce phénomène de concentration centralisatrice sous le terme de syndrome du trou noir. En astronomie, un trou noir, c’est un objet céleste dont la densité, incroyablement élevée, empêche les matières qui le composent et tout rayonnement de s’en échapper. Causé par l’effondrement gravitationnel d’une étoile en fin de vie, il naît d’une concentration gigantesque d’énergies et de matières.
La conception centralisée des organisations de travail place en leur centre un absorbeur d’énergie, de matière et de lumière. Elle provoque une hétérogénéité des densités organisationnelles. Le centre est le lieu où se concentrent « en vrac » le pouvoir, la légitimité, les fonctions de représentation, le sommet de la hiérarchie, les compétences, les moyens logistiques, les fonctions de planification, de régulation et de contrôle, etc. En conséquence, les structures périphériques ne disposent pas de tous ces éléments qui caractérisent la densité du système, elles s’en voient même privées au fur et à mesure que le centre se structure et gagne en densité.
Le problème, c’est que plus les éléments périphériques sont perçus par le centre comme institutionnellement peu denses, plus le centre a tendance à se rassurer en multipliant les informations destinées à le rassurer : rapports, statistiques, reporting… et plus le centre va tenter de conformer les comportements des éléments périphériques : procédures, référentiels, bonnes pratiques…
4.2. Un rapport paranoïaque à l’environnement
Si la périphérie est perçue comme faible, il faut contrecarrer ce risque de dilution de l’organisation à sa périphérie. Pour cela, la seule solution est de délimiter le plus clairement possible le dedans et le dehors de la structure.
Car en effet, l’environnement est alors perçu comme le milieu où l’organisation risque de se dissoudre, d’y perdre toute consistance. Ainsi, se glisse subrepticement une vision peureuse du contexte de l’organisation : l’environnement peut être une menace. Il est potentiellement hostile puisque susceptible d’attaquer l’organisation en s’emparant de ses éléments les moins solides.
De là peuvent naître des comportements agressifs de protection. Les jeux de concurrence aidant, c’est en occupant le terrain que l’organisation autocentrée se préserve, en tentant de tenir une posture hégémonique sur le territoire, et surtout, vis-à-vis des autres organisations intervenant dans son champ.
4.3. Une vision techno-logique hypertrophique
Maîtriser un créneau de marché pour résister à la concurrence, devenir expert d’une activité constitue une tendance naturelle de l’évolution de l’organisation autocentrée. Son développement est alors conçu comme un grossissement : augmentation du volume d’activité, augmentation du chiffre d’affaire, augmentation de la zone de chalandise. C’est ainsi que des organisations s’hypertrophient, perdent leurs racines originelles et deviennent monstrueuses par leur volume, dominantes par leur situation hégémonique, apatride par leur manque d’implantation territoriale.
La seule logique qui prévaut, c’est la techno-logie, c’est-à-dire la technique référée à elle-même au détriment de toute autre dimension. Dimensions que nous tenterons de mettre en lumière en parlant d’organisations des seuils.
5. Entrer par les seuils
En effet, si nous convenons que la conception autocentrée des organisations produit ces effets de technicisation, d’hypertrophie, de paranoïa et de confiscation, par le centre, des énergies du système, il peut paraître utile d’ouvrir une alternative à l’analyse des organisations.
L’hypothèse que nous posons ici est qu’en décrivant autrement les organisations de travail, nous induisons d’autres effets. De plus, nous faisons le pari que ces effets vertueux d’une vision par les seuils, sont plus congruents avec l’ADN du travail avec et pour autrui.
Précision importante : Dans cette analyse, il n’y a pas d’un côté les mauvaises organisations égocentrées et de l’autre les vertueuses organisations du seuil. Ce sont les mêmes organisations dont il s’agit. Il est simplement proposé d’utiliser une autre grille de lecture, de faire un pas de côté pour regarder ce même objet à partir d’un autre point de vue. L’analyse s’affranchit du clivage moral bien/mal. Et, ce faisant, elle formule l’hypothèse qu’un changement de regard produit des effets différents : parce que « dire c’est faire », décrire c’est donner forme.
5.1. Une approche par les interstices
La vision auto centrée met en valeur les matières solides de l’organisation, ce qu’elle stocke, ce qui peut se compter. Une vision par les seuils va décaler le regard vers ce qui s’échange dans et autour de l’organisation, les énergies qui la traversent, les flux qui l’animent.
Nous allons alors nous intéresser aux interstices, c’est-à-dire à tous ces espaces qui permettent la fluidité, là où ça circule. Un peu comme en urbanisme : il y a deux manière d’observer une ville : par ses pâtés de maisons et ses blocs d’immeubles ou par les voies, rues et avenues qui permettent la circulation et les échanges.
Il s’agit donc de déplacer l’analyse d’une logique des stocks à une dynamique des flux.
5.2. Une approche éco-logique
Cette vision par les dynamiques des échanges inverse les conceptions du rapport à l’environnement de l’organisation.
Dans une perception autocentrée, l’environnement est menaçant, il faut le maîtriser pour en exploiter les ressources selon une logique de marché.
Selon une vision par les seuils, l’environnement est le terreau qui conditionne la vie de l’organisation, c’est-à-dire l’humus qui la nourrit et qu’elle alimente en retour. Cette conception du rapport de l’organisation à son contexte semble particulièrement en phase avec les notions de développement social local en ce qui concerne les organisations du travail social.
La perspective écologique immerge l’organisation dans son environnement dans un lien d’interdépendance. Vue du seuil, l’organisation lie son destin à celui du territoire où elle vit.
5.3. Une approche éco-systémique
Le rapport écologique induit l’idée d’une nécessaire socio-diversité du tissu économique et social dans lequel s’inscrivent les organisations. Les postures hégémoniques résultant de visions égocentrées tendent à vitrifier les territoires qui deviennent des terrains de lutte pour la survie des espèces. Les positions d’immersion induites par une analyse depuis les seuils tendent à enrichir l’écosystème local en développant sa biodiversité.
Prendre conscience de la dimension liminaire des organisations, c’est prendre conscience que notre société a besoin du divers, du pluriel pour se développer, que les liens sociaux reposent sur la reconnaissance des singularités, des particularismes. En matière d’action sociale, les territoires ont besoin d’organisations diverses, originales, plurielles : des grosses et des petites, des spécialisées et des polyvalentes, des militantes et des techniques, des lucratives et des non-lucratives, etc.
5.4. Une approche éco-nomique
Finalement, quand on prend la peine d’une observation des systèmes par les seuils, on constate que, derrière l’écran de fumée de la doxa centralisatrice, les organisations sont toutes hybrides, en leur sein et entre elles.
Alors que la pensée dominante tente de nous faire croire qu’il n’existe qu’une forme économique viable pour l’avenir de notre monde, l’analyse par les seuils nous démontre que c’est la cohabitation de formes plurielles d’échanges qui est la condition de viabilité et de durabilité de nos liens sociaux.
L’organisation des seuils est traversée par des formes multiples d’éco-nomos, de normes d’interactions : échanges monétaires et non-monétaires, dons et contre-dons, bénévolat et professionnalisme, expertise et polyvalence, etc.
5.5. Bref… penser l’organisation dans toute sa complexité
Pour résumer, le défi qui se présente à nous est de considérer l’organisation dans toute sa complexité.
La conception autocentrée repose sur ce qu’Edgar Morin nomme le paradigme de la pensée simplifiante. Il s’agit en fait de bâtir un récit qui permet de comprendre facilement l’organisation : un centre et une périphérie, un haut et un bas, un dedans et un dehors, etc. On opère ainsi des découpages de l’ensemble en petites unités faciles à interpréter. C’est le paradigme positiviste qui sous-tend cette méthode descriptive.
La vision par les seuils repose quant à elle sur la pensée complexe développée par Edgar Morin. Là où le scientisme découpe l’objet pour le comprendre, l’approche systémique prend en compte toutes les interactions entre les éléments qui composent le tout. C’est la manière dont chaque élément du système est en mouvement par rapport aux autres, les interrelations qui se jouent entre eux, qui permet la compréhension complexe de l’organisation.
6. Incidences organisationnelles
Pour aller un peu plus loin dans l’appréhension des effets d’une pensée par les seuils, nous pouvons illustrer quelques incidences organisationnelles de cette forme d’analyse.
6.1. Une nouvelle topographie des lieux de l’action
Complexifier les rapports centre/périphérie et dedans/dehors modifie la cartographie que nous pouvons dessiner de l’organisation.
Par exemple, les lieux d’accueils peuvent être pensés différemment. Là où nous serions naturellement tentés de les penser comme de simples sas d’accès à l’organisation – les fameuses procédures d’admission – nous ouvrons le regard à ces multiples espaces de circulation où, quotidiennement, chacun – professionnel ou usager – est invité à accueillir l’autre, sa différence, à ouvrir un espace à la rencontre, à l’aventure possible de l’altérité. Les lieux de l’accueil deviennent alors pluriels, quittent le sens unique qu’une vision égocentrée leur confère pour devenir de nouveaux champs des possibles relationnels qui circulent partout dans l’organisation.
Ainsi, la réunion de synthèse – archétype de la conception autocentrée des organisations du travail social du fait qu’elle est le lieu fermé des expressions des expertises professionnelles – perd son statut de prise en charge des problèmes des personnes accompagnées pour devenir l’espace de prise en compte croisée des positions et du croisement des regards. Dans ce cas, la synthèse ne peut plus s’envisager sans les usagers eux-mêmes.
6.2. Une organisation polycentrique
L’organisation qui se dévoile quand on prend le temps et les moyens de l’observer par ses seuils n’est plus cette figure fantasmatique faite de cercles concentriques érigés en une structure pyramidale qui fossilise les rapports de pouvoir. Apparaissent au regard une profusion de petits centres qui donnent forme à l’organisation, s’articulant les uns aux autres, formant un tissu de jeux d’influence, d’interactions. Ces multiples centralités de l’organisation agissent discrètement, sans tapage – à la différence du centre des centres (saint des saints du temple juif) qu’est le centre directionnel – se sont des signaux faibles qu’il convient de débusquer.
Par exemple, ce café situé en face de l’établissement où usagers et professionnels se retrouvent pour parler autrement de ce qui se joue à l’intérieur. Ou encore le radiateur de la secrétaire où les professionnels viennent s’assoir pour raconter leur journée de travail. Ou encore la pause-café où se nouent et se dénouent les micro-conflits de la vie quotidienne. Etc.
6.3. Une organisation polyarchique
Contrairement à l’idée reçue de la pensée autocentrée, la réalité des organisations est d’être tout à la fois hiérarchiques, anarchiques et polyarchiques. C’est cette confrontation constante de ces forces ascendantes et descendantes, centrifuges et centripètes qui configurent les liens de subordination de l’organisation.
Cela n’estompe pas la structure hiérarchique de l’organisation mais l’enrichit par la prise en compte de toutes les autres formes de liens qui la structurent, la configurent. Prendre le temps de mettre à jour ces micro-liens de dépendances et d’interdépendances, de solidarités et de divisions, d’affinités et d’adversité enrichit l’intelligence que nous pouvons avoir de l’organisation. En procédant ainsi, nous sommes mieux en mesure de comprendre pourquoi il ne suffit pas de donner une consigne ou un ordre pour que cela soit exécuté…
6.4. Une organisation polycontrôlée
Pour rendre cet aspect un peu concret, nous pouvons évoquer trois des formes de contrôle les plus courantes :
– Le contrôle hiérarchique : il s’exerce classiquement par celui qui a autorité pour contrôler le travail des subordonnés. Il est généralement le seul mis en exergue, comme s’il ne faisait jamais l’objet de détournement, de stratégies pour composer avec lui, d’évitements…
– Le contrôle horizontal : il s’exerce par les pairs au sein de l’équipe de travail. Trop souvent oublié, ce lien semble pourtant être une garantie essentielle de la qualité de la production.
– Le contrôle ascendant : il s’exerce par les subordonnés. Antinomique avec une conception centralisée des relations, il est perçu comme remettant en cause l’ordre et l’autorité nécessaires à l’exercice du pouvoir. Pourtant, n’est-ce pas l’acceptation de l’autorité par les subordonnés qui permet à celle-ci de s’exercer ?
Dévoiler ces multiples formes de contrôle qui traversent l’organisation semble être nécessaire à ce changement de regard qu’il nous faut opérer pour enrichir nos analyses organisationnelles.
7. Incidences managériales
Chacun, en écoutant cet exposé, devine que ces caractéristiques des organisations analysées depuis leurs seuils ont des incidences majeures sur la conception même des fonctions managériales. Sans souci d’exhaustivité – tant le champ d’investigation ouvert par cette perspective est vaste – nous en retiendrons trois qui nous serviront de conclusion.
7.1. L’ajustement permanent
Diriger, selon la perspective ouverte par les seuils, ce ne serait plus donner la direction à prendre au nom d’un idéal projeté sur l’organisation.
Diriger, ce serait plutôt prendre la mesure de toutes les énergies qui traversent l’organisation venant d’elle-même ou de son environnement. C’est-à-dire, de ne pas réduire le regard aux seules énergies dominantes mais aussi à ces micro-forces, à ces courants faibles, qui participent activement – mais discrètement – à la structuration de l’organisation.
Quand nous disons structuration, il ne s’agit pas que des forces constructives qui projettent l’organisation vers son idéal. Il s’agit aussi des forces destructrices, des résistances, des oppositions. Ce sont toutes ces forces qui donnent vie et forme à l’organisation et que le dirigeant doit prendre en compte.
Cette prise en compte gagnerait à se départir de la vision moralisante et binaire du bon et mauvais. Les meilleurs manuels de management nous apprennent comment tirer profit des bonnes énergies et éradiquer les forces du mal qui nuisent à la performance du dispositif.
Par exemple, on apprend comment vaincre la résistance au changement qui ralentit l’atteinte des objectifs.
L’option stratégique ouverte par l’analyse depuis les seuils invite plutôt à travailler avec toutes les forces en présence sans chercher à en éliminer aucune. En cherchant plutôt à permettre leurs interactions, leurs hybridations selon le principe écosystémique décrit plus haut.
Pour revenir à notre exemple de la résistance au changement. C’est une autre perspective de l’envisager comme un contrôle des excès des discours tout faits sur la conduite du changement. Que des professionnels nous disent qu’ils sont attachés à leurs pratiques et que leur changement suppose une négociation peut se lire comme une preuve de la responsabilité des acteurs de terrain qui conditionne la réussite du projet.
Finalement, diriger, c’est vivre et animer un ajustement permanent des processus, des liens et des lieux, des acteurs entre eux, des groupes d’intérêts entre eux, du rapport avec l’environnement jamais figé.
7.2. Le principe de conflictualité
Vouloir prendre en compte toutes les forces en présence qu’une conception poreuse des espaces organisationnels expose inévitablement à l’exacerbation des clivages entre les acteurs, aux partages qui séparent les regards, aux oppositions entre groupes d’intérêts, aux divisions entre personnes.
Ce n’est pas là le prix à payer d’une conception liminaire des organisations, c’est la condition de leur vitalité. Vue depuis ses seuils, l’organisation donne à voir toutes ses disparités et c’est là que réside la richesse de ce point d’observation.
Cela suppose que cette mise en exergue du pluriel débouche sur une reconnaissance des singularités qui caractérisent l’organisation et donc d’une reconnaissance de toutes ses parties prenantes. Autrement dit, cela suppose que ça ne débouche pas sur un conflit généralisé.
C’est là que le concept de conflictualité peut nous être utile. Alors que le conflit cherche l’élimination de l’adversité – suppression de l’ennemi, de ce qu’il représente, de ses idées, de la position qu’il occupe – le principe de conflictualité reconnaît les frictions d’intérêts nécessaires à la vie du groupe et les assume par une mise en débat, un travail sur les désaccords, la construction de compromis.
Diriger, c’est animer ces forces pour éviter qu’elles ne s’opposent stérilement et favoriser leurs combinaisons.
7.3. Le processus de décision
Pour terminer, prenons le temps d’évoquer rapidement la manière de décrypter le processus décisionnel en l’observant depuis les seuils.
Alors qu’une vision centralisée laisse croire que la décision va toujours du centre vers la périphérie, du sommet vers la base, la pensée complexe nous oblige à considérer les méandres par lesquels elle passe, les interstices dans lesquels elle se glisse et où elle se modifie, se corrige et se contredit, les énergies qui la traversent et qu’elle traverse, qui la configurent, la font évoluer et s’ajuster plus finement au contexte dans lequel elle va produire des effets.
Pouvons-nous alors convenir que décider ne peut jamais s’inscrire dans un lien mécanique de cause à effet ? Comme s’il suffisait de donner un ordre pour qu’il soit exécuté, tout dirigeant sait que ça ne marche pas. A l’inverse, décider revient à s’inscrire dans une situation, à en tirer tout le parti possible, à en comprendre les occurrences et à en saisir les opportunités. Décider, c’est faire la synthèse de toutes les forces en présence pour ajuster les choses au plus près des configurations en présence, au plus cohérent entre le but poursuivi et le terrain où il va se réaliser, au plus efficient du rapport entre intention et action.
L’illusion d’optique d’une conception centralisée occulte ce fait incontournable que toute décision est contingente. L’effort d’une analyse par les seuils permet simplement de prendre conscience de ce principe, ce qui n’empêche nullement la prise de décision mais, au contraire, vient l’enrichir de nouvelles perspectives de travail.
Conclusion
L’observation des organisations par les seuils révèle une conception de l’homme. C’est important pour moi de conclure sur ce point car c’est peut-être là que mon propos se distingue le plus nettement d’une approche qui relèverait simplement des sciences de gestion ou de simples théories de management.
En effet, il me semble que l’ADN du travail avec et pour autrui réside dans cette centration sur l’humain, le respect de son éminente dignité, la volonté de son inscription pleine et entière dans la société, la promotion de sa citoyenneté de plein exercice, bref, ce que certains résument sous le terme de « valeurs humanistes ».
Il me semble que le simple fait de regarder les organisations du travail social par leurs seuils, au lieu de les voir par leur centre, remet en perspective les finalités du travail social que nous pouvons résumer autour de quatre pôles :
• Pouvoir d’agir : penser les organisations du travail social comme des promoteurs de la capacité des personnes à prendre en main leur destin. Donc, concevoir des organisations où tout n’est pas joué d’avance, où des marges d’initiatives existent pour les parties prenantes (usagers et professionnels).
• Reconnaissance : penser les organisations du travail social comme des espaces de reconnaissance réciproque des acteurs, entre eux et dans l’ensemble sociétal. Donc concevoir des organisations où le respect est possible et se trouve à tous les étages du système.
• Droit : penser les organisations du travail social comme des lieux de justice, d’égalité et de citoyenneté. Donc des organisations clairement référées aux droits de l’Homme.
• Constellation identitaire : penser les organisations du travail social comme des dynamiques d’interactions entre sujets, d’interrelations entre personnes. Ici, la référence à la constellation thérapeutique héritée du courant de la psychothérapie institutionnelle nous est utile. Oury et Tosquelle affirmaient qu’il faut soigner l’institution pour soigner les patients qui lui sont confiés.
Soigner nos organisations de travail pour prendre soin des personnes que nous accompagnons. Tout un programme !
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