Introduction
Enjeux et perspectives de l’accompagnement à domicile ? Le titre de mon intervention pourrait induire qu’il y aurait deux formes d’accompagnement : en institution et à domicile. Cette hypothèse me semble significative d’une pensée clivée, fortement influencée par la privatisation de la vie sociale des individus.
- Pensée clivée : nous sommes dans une approche binaire : on serait dedans ou dehors, on serait chez soi ou pas chez soi…
- Privatisation de la vie sociale des individus : le domicile serait hors du jeu social, les institutions du social seraient hors des jeux de l’individualité et de ses interactions. Là aussi, l’approche binaire oppose.
Mon propos ici, serait de démontrer que ces lignes de fractures que construit notre manière de penser doivent être profondément interrogées. Pour cela, je propose une première approche sur les questions de délimitations et de séparations, puis d’analyser ce que sont réellement les frontières qui organisent nos espaces de travail. Enfin, en passant par la question de savoir si le domicile est ou non une simple excroissance topographique de l’institution, montrer comment repenser l’institution du travail social comme un espace ouvert sur la vie de la cité.
- Les murs ne sont pas là où l’on croit
La difficulté que nous rencontrons quant à la manière de nous représenter nos organisations du travail social, c’est que nous ne parvenons pas toujours à discerner à quel point celles-ci sont tributaires des héritages historiques. Les premières institutions furent des lazarets, des hôtels Dieu, l’hôpital général, des bagnes d’enfants et des colonies pénitentiaires, mais aussi, le modèle de l’asile d’aliénés. La période de fort développement institutionnel de l’après-guerre a porté les traces de ces filiations, même quand elles étaient critiquées.
L’élément majeur, porté par ces formes originelles des institutions du travail social, c’est la logique d’enfermement, de mise à l’écart, de séparation. La pensée clivée est née là. Je vous propose donc d’interroger ces clivages, toujours simplificateurs, au profit de combinaisons plus complexes :
- Dedans/dehors : une fausse question
La problématique binaire « dedans ou dehors » est une fausse question. Une organisation de travail, et a fortiori une organisation de travail social, n’est pas un système fermé où on peut repérer sans erreur ce qui est à l’intérieur du système et ce qui est à l’extérieur. Une organisation de travail social est plutôt assimilable à un anneau de Moebius. Cet anneau, constitué d’un ruban bouclé sur lui-même, fait une torsade. En suivant une face du ruban, on se trouve soit à l’intérieur de l’anneau, soit à l’extérieur sans changer de face. C’est cela la réalité des systèmes : dedans/dehors sont les deux faces d’une même réalité.
Cette configuration est d’autant plus pertinente que les situations sociales, c’est-à-dire les faits sur lesquels interviennent les travailleurs sociaux, sont toujours interactifs et poreux entre eux. Un service d’aide à domicile ne peut isoler la personne accompagnée de son cadre de vie, c’est évident. Mais, de la même manière, il n’est pas possible d’accompagner une personne âgée en Etablissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (Ehpad) sans prendre en compte son histoire, les lieux où elle a vécu, sa famille, ses relations sociales, etc. Sauf à l’amputer de ce qui fait sa vie.
Quel que soit le mode d’accompagnement (domicile ou institution), quand on se centre sur la personne, on ne peut plus considérer qu’il y a un dedans et un dehors car nous sommes confrontés à la combinaison complexe de tous les éléments qui font sa vie, et par conséquence, le vécu de l’organisation qui l’accompagne.
De ce fait, en refusant le clivage dedans/dehors, la question identitaire se trouve recomposée. En effet, une approche binaire du type « j’appartiens ou je n’appartiens pas », « je m’identifie ou je ne m’identifie pas » est masquée par la question topographique des organisations. En effet, nous avons tendance à assimiler la notion d’appartenance, qui relève du registre symbolique, à une notion topographique, qui relève du registre physique. Une personne peut tout à fait s’identifier à un groupe d’appartenance sans se situer physiquement en son sein – Cf. la diaspora bretonne. A contrario, un usager d’un établissement social ou médico-social ne s’identifie pas toujours au lieu où il réside – Cf. ce que disent des jeunes en Maison d’Enfants à Caractère Social (Mecs). Par contre, il porte de multiples autres appartenances identitaires.
Cette déterritorialisation des appartenances identitaires est particulièrement sensible sous l’impact de la « numérisation » de notre univers. Les identités de chacun sont de plus en plus composites, plurielles, hybrides. C’est pour cela que nous devons nous affranchir d’une approche « dedans/dehors », y compris quand on réfléchit sur le rapport entre institution et domicile. La pensée gagnerait à quitter le « ou » au profit du « et ». Aux délimitations excluantes, préférons les combinaisons incluantes.
- Avec/sans : une question qui dérange
L’enjeu n’est pas d’être dedans ou dehors mais de savoir quelle place a chacun dans les systèmes ouverts du travail social. La place dont il s’agit ne se réduit pas à l’espace physique occupé, elle concerne également les espaces relationnels, éducatifs, cliniques, pédagogiques, thérapeutiques, décisionnels, culturels, sociaux et symboliques. Tous ces espaces ne sont jamais totalement définis par les limites physiques de l’organisation. Eviter ces multiples dimensions de la place de chacun élude une question redoutable pour les pratiques professionnelles. En effet, en limitant sa place à une « case », la personne se trouve isolée, non seulement de ses liens d’appartenance, mais aussi de la manière dont elle est en relation avec les professionnels qui l’accompagnent. La question fondamentale n’est pas celle de la place occupée – en institution ou à domicile – mais la manière dont l’accompagnement se fait : Avec ou sans la personne ? Or, cette question dérange car elle ne permet plus de classifier les choses selon un ordre clivé.
Pour le dire autrement, en lien avec le thème de cette journée d’étude, la question centrale n’est peut-être pas de savoir ce qui caractérise l’accompagnement selon qu’il est fait en établissement ou à domicile mais de savoir comme l’accompagnement se construit avec la personne, en prenant en compte tous les lieux physiques et symboliques qui la caractérisent.
Entre professionnels et usagers, la manière de « faire avec » évolue sous l’impact des manières de concevoir et de faire société ensemble. C’est pour cela que la question établissement/domicile se pose aujourd’hui sous un nouveau jour. Les conceptions de l’individualité, en ce XXIème siècle ne sont pas celles du temps de Mettray, de Belle-Île en mer ou de Bicêtre. Le travail social est marqué par des mutations importantes : accroissement des migrations, recomposition démographique, ère du numérique et société de l’information, incidence des genres, paupérisation des précaires, refonte des codes familiaux, etc[1]. Les revendications que portent les personnes sont diverses mais, toutes, reposent sur une exigence de reconnaissance, de prise en compte singulière. Cette approche macroscopique des phénomènes sociaux éclaire autrement la question du « libre choix » entre domicile et établissement.
- Faire ensemble : une perspective féconde
Donc, les murs ne sont pas là où on croit. Ce ne sont pas tant les lieux physiques qui excluent que les manières de faire. Finalement, faire « avec » ou faire « sans » est peut-être plus déterminant pour la personne que faire en établissement ou faire à domicile.
Faire ensemble, en établissement comme à domicile, revient à s’approprier ensemble les lieux de l’action. Peu importe qu’il s’agisse d’un établissement, du domicile de la personne ou d’un espace social plus large. Certes, selon les lieux, les modalités peuvent différer mais le cœur du projet d’accompagnement reste de même nature, tel qu’il est défini dans le Code de l’Action Sociale et des Familles : « Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. » (Article D142-1-1)
Vu sous cet angle, les lieux du « faire ensemble » excluent la notion de propriété tant pour l’institution (dans ou hors les murs) que pour les personnes accompagnées. Cette perspective ouvre à la notion de « commun » : les lieux du travail social sont des « lieux communs » en ce sens qu’ils appartiennent aux citoyens et reposent sur les biens communs qui fondent notre vivre ensemble.
- Les limites des institutions sont des frontières, pas des remparts
C’est pour cela qu’il me semble que définir les organisations comme des « entités » constitue une impasse pour la pensée. Les organisations du travail social ne sont pas des objets délimités mais des espaces ouverts. Il nous faut donc repenser les notions de limite.
Il y a trois ans, dans cet amphithéâtre, lors d’une journée sur la participation des familles[2], j’évoquais le concept d’organisation du seuil sur lequel je travaille actuellement. Je vous propose d’y revenir rapidement pour éclairer cette problématique des délimitations organisationnelles.
- La paranoïa des institutions :
La problématique dedans/dehors génère spontanément une relation de méfiance à l’environnement car elle oblige à toujours spécifier, délimiter, classer. Une part importante de l’énergie institutionnelle est consacrée à renforcer ou sécuriser les contours de l’organisation là où elle pourrait être utilisée à renforcer ses interactions avec son environnement. On monte des digues alors qu’il faudrait ouvrir des voies de communication.
Implicitement, dans ce mouvement qui croit favoriser la consolidation de l’organisation, l’environnement prend un statut particulier : il devient menaçant pour l’organisation elle-même qui craint de s’y diluer. Elle doit donc s’en défendre.
S’élabore ainsi un rapport anti-écologique au contexte institutionnel : l’extérieur n’est vu que pour ce qu’il apporte et non pour les échanges qui s’y jouent. La relation des organisations à leur environnement est toujours marquée par la réciprocité : elles s’en alimentent et l’alimentent en retour. C’est ce qu’il convient d’appeler l’écosystème que d’autres nomment socio-système.
- L’agoraphobie des institutions
Nous voyons donc qu’à force de vouloir délimiter les lieux, les espaces de propriété ou d’exclusivité, l’extérieur devient menaçant. Quitter les murs de l’institution devient alors une prise de risque. C’est ainsi qu’ont été vécues les premières expériences de sorties – Cf. les réactions au moment de l’invention du SAPMN[3] de Nîmes dans les années 80. On peut penser que c’est cette même crainte qui a alimenté les critiques du projet de désinstitutionalisation porté par le conseil des ministres de l’Europe en 2010. Cette peur de sortir de logiques « emmurées » a sans doute, pour une part, justifié la critique frontale de Catalina Devandas-Aguilar, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées dans ses observations préliminaires à l’issue de sa visite en France, en octobre 2017. En effet, les organisations du travail social ont une tendance à l’agoraphobie ce qui peut les confiner à être des lieux fermés d’exclusion et de ségrégation.
Une des manières de se défendre de cet extérieur menaçant, c’est de chercher à le configurer comme l’intérieur. C’est-à-dire non pas à penser l’environnement comme une terre étrangère susceptible d’enrichir l’organisation mais comme une simple extension hors les murs des pratiques « emmurées ». Nous y reviendrons.
- De la limite à la frontière : clôture et ouverture
Pour briser ces logiques mortifères de paranoïa et d’agoraphobie, il faut reconsidérer les manières dont sont tracées les limites de l’organisation. Se joue ici toute la distinction entre limite et frontière. La frontière n’est pas un rempart mais une zone d’échanges. Elle est à la fois le lieu de la clôture et de l’ouverture :
- Clôture parce que tout de l’institution ne peut être exposé à tout vent, sinon, elle ne fait plus lieu où vivre et, et si besoin où être protégé.
- Parce que tout système est nécessairement ouvert, c’est-à-dire relié à d’autres systèmes.
Imaginons un pays dont il est impossible de sortir et où il est impossible d’entrer…Une frontière n’est pas un mur : elle est nécessairement poreuse, c’est sa vocation. Même si ce fait peut être discuté ou si certains ont la velléité de transformer leurs frontières en murs (Cf. le mur que Donald Trump veut bâtir entre le Texas et le Mexique). Le rôle d’une frontière, c’est d’être ouverte ou fermée, selon les moments, les personnes et les configurations de l’environnement. C’est-à-dire qu’à la fois elle protège et elle expose. Elle est le lieu où on dose les échanges, les flux entrants et sortants de l’organisation.
Cette perspective permet de repenser à nouveaux frais les organisations du travail social, non à partir de leur centre dans une vision jacobine qui porte inévitablement les stigmates de la ségrégation et de l’exclusion, mais selon une vision par les seuils qui porte l’attention sur les échanges et les flux.
- Faire du domicile une excroissance de l’institution ?
Revenons sur le rapport à l’environnement. Penser l’organisation comme une simple extension hors les murs des pratiques « emmurées », c’est-à-dire sortir mais ne rien changer aux pratiques, revient à considérer que l’intervention à domicile, c’est la même chose qu’en établissement mais « ailleurs »
C’est alors l’institution qui s’installe dans l’espace privé
- L’intervention à domicile : une nouvelle police des familles ?
Pour illustrer ce point, observons certains termes utilisés. Les Mecs font maintenant du « placement éducatif à domicile » : on place l’enfant chez ses parents (???). Ici, les mots disent à notre insu ce que nous voulons taire. Comment expliquer qu’un placement revient à ne pas déplacer l’enfant ? Être placé au domicile de ses parents revient alors à une sorte de mise sous contrôle judiciaire : l’enfant est libre mais soumis au regard de l’institution. Pourquoi parler de placement alors que les assistances éducatives à domicile (AED, AEMO…) existent déjà ? Bien entendu, il y a plusieurs explications à l’usage de ce terme (distinguer AEMO et Mecs, donner une indication sur les moyens mobilisés auprès de la famille, etc.). Je formule cependant l’hypothèse que « placement à domicile » signifie, au fond, l’extension de l’institution Mecs au cœur même de la famille. Ce sont alors les logiques de la Mecs, ses modes opératoires, son fonctionnement interne, sa représentation et ses conceptions éducatives, culturelles et sociales qui tendent à s’installer au domicile de l’enfant sans nécessairement subir de transformation par rapport à ce que font les éducateurs dans l’internat (chacun pourra compléter l’analyse avec les autres formes d’intervention à domicile : SAAD, SIAD, SPASAD, SESSAD, SAMSHA, AEMO, etc.).
Vu ainsi, l’intervention à domicile est une manière de policer le domicile, c’est-à-dire de le configurer comme si c’était l’institution, de le considérer comme une simple excroissance, une forme de « bio pouvoir » aurait dit Michel Foucault, c’est-à-dire une structure disciplinaire qui prend position au plus près de l’individu.
- Logique institutionnelle ou logique personnelle ?
Or, la logique institutionnelle et la logique personnelle sont deux logiques de natures différentes qui ne peuvent être mises sur le même plan. Les distinguer constitue une garantie pour les personnes et pour l’action.
- L’institution est le lieu du vivre ensemble – le lieu où se déploie la « loi du vivre » nous dit Pierre Legendre en référence aux juristes médiévaux –, le lieu où s’énonce et se vit le droit, individuellement et collectivement. L’institution prend soin de ses membres au nom du principe public de solidarité.
- Le domicile, où se déploie la logique personnelle, est le lieu de l’affect – d’autres diraient de l’amour – et du prendre soin réciproque entre pairs. C’est là un principe privé de solidarité.
Ces deux espaces, qui répondent à des besoins différents et ne portent pas les mêmes significations, ni les mêmes modes opératoires, sont cependant poreux entre eux, s’influencent réciproquement, sont interdépendants (par exemple, l’école, institution s’il en est, influe les rapports intrafamiliaux et la fonction éducative des parents). Mais cette porosité ne doit pas empêcher leur différenciation pour garantir qu’une logique ne prend pas l’ascendant sur l’autre. C’est en ce sens que la distinction des logiques en présence est une garantie :
- Pour les personnes : l’institution ne devient pas une sorte de « big brother» qui les dévore ;
- Pour l’action qui s’inscrit dans une co-construction sans hégémonie d’une logique sur l’autre ;
- Pour l’organisation qui ne se dilue pas dans un espace social où tout serait indifférencié.
- Contrôler ou « aller vers » ?
Le déplacement à opérer c’est donc de quitter les eaux troubles du contrôle social pour « aller vers » : c’est-à-dire aller à la rencontre de l’autre dans sa propre logique, chercher à le et à la comprendre.
L’« aller vers » revient à construire un rapport d’altérité au cœur de l’action. C’est faire et comprendre en faisant et en faisant ensemble. Cela suppose d’accepter, a priori, que cette rencontre va modifier en profondeur les manières d’être et de faire de chacune des parties prenantes à l’action et au projet qui la porte. Cela ouvre de nouvelles perspectives pour les organisations du travail social.
- Faire de l’institution un espace de travail ouvert sur la cité !
- Quitter l’approche binaire établissement/domicile
Quitter l’approche binaire – établissement « ou » domicile – au profit d’une combinaison complexe – établissement « et » domicile – suppose de penser les complémentarités à prendre en compte, les articulations à développer entre ces deux espaces qui disposent chacun de logiques communes et de logiques spécifiques mais qui ne peuvent pas être clivés, ou pensées l’un sans l’autre.
Revenons un instant sur le pré-rapport de l’enquêtrice de l’ONU. Son approche qui oppose établissement et société pose le principe que le respect des droits de la personne handicapée suppose, au nom de la société inclusive visée par la convention de l’ONU, son inscription dans le droit commun. Or, elle pointe que les modalités françaises de traitement du handicap « sont extrêmement spécialisées, isolées et cloisonnées. » Elle reproche à la France le fait que « L’accent est mis sur la déficience de l’individu et non pas sur la transformation de la société et de l’environnement pour assurer des services accessibles et inclusifs ainsi qu’un accompagnement de proximité. » A problème simple, réponse simple : Il faut donc fermer les établissements spécialisés qui sont attentatoires aux libertés, discriminants et inégalitaires parce qu’ils ont en commun « le fait de séparer et d’isoler les personnes de la communauté, violant leur droit de choisir et maîtriser leur mode de vie et d’accompagnement, tout en limitant considérablement leur décision au quotidien. » Elle va même jusqu’à affirmer « qu’il n’existe pas de » bons établissements » dans la mesure où tous imposent un mode de vie donné, qui entrave la capacité de l’individu à mener une vie décente sur la base de l’égalité avec les autres. » Il est donc nécessaire de fermer progressivement tous les établissements existants, de transformer l’offre en solutions d’accompagnement et même d’envisager « un moratoire pour suspendre toute nouvelle admission. »
Voilà à quoi peut mener une approche binaire de la question institutionnelle : les « pro » contre les « anti ». Car il est inutile de décrire ici les réactions d’opposition suscitées par ces déclarations.
La réalité est ailleurs, ni d’un côté ni de l’autre mais dans la façon dont se composent tous ces éléments qui configurent la manière de prendre en compte le handicap, l’accompagnement des personnes et les pratiques professionnelles de prise en charge. La société inclusive n’est pas une société sans institution où chaque individu se trouve confondu dans un bouillon de culture qui ne distingue plus rien, ni au plan des besoins, ni à celui de la prise en compte des singularités des personnes. La société inclusive est une société de sociétés, c’est-à-dire une société globale constituée de micro-espaces sociaux qui s’articulent entre eux et se complètent les uns les autres, qui ont tous besoin des autres pour vivre et se développer. Une société inclusive, c’est nécessairement un monde social réticulaire.
- Immerger le projet et les lieux de sa mise en œuvre dans la cité
Il n’est donc pas question de sortir l’institution de ses murs mais plutôt de la penser sans ses murs, ou, plus précisément, de la concevoir comme étant naturellement une institution hors les murs, une « organisation du seuil ». Pour le dire autrement, l’institution – et particulièrement quand il s’agit d’organisations du travail social qui sont constitutivement au cœur des phénomènes sociaux – est invariablement immergée dans l’espace social, bien au-delà des surfaces physiques qu’elle recouvre.
Prendre conscience de cette « nudité » de l’organisation – ou au moins du fait qu’elle est vêtue d’habits légers et transparents qui ne font pas écran entre le dedans et le dehors – me semble être un préalable pour penser les pratiques professionnelles à domicile et analyser les enjeux de cette forme d’accompagnement.
Par exemple, pour illustrer les déplacements qu’opère cette forme de regard par les seuils :
- Le domicile est, bien entendu, le lieu de l’intimité de la famille et de ses membres mais il n’est ni le lieu exclusif où se vit cette intimité, ni un lieu exclusivement réservé à l’intimité. Le domicile combine intimité, extimité et vie publique selon les endroits – Cf. les différences entre le hall d’entrée, le salon, la cuisine, la salle de bain ou la chambre à coucher –, les moments – Cf. les différences de comportement selon les heures de la journée ou de la nuit –, les personnes – Cf. l’usage intime du domicile familial que font des adolescents avec leurs ami(e)s –, etc.
- L’établissement est, bien entendu, un lieu public, c’est le sens de son classement par les services d’incendie en ERP (Etablissement Recevant du Public). Mais la dimension publique de sa fonction n’exclut aucunement le fait qu’il est aussi le lieu d’intimités diverses. Tous les espaces ne sont pas accessibles pour tous ou dans n’importe quelles conditions. La géographie institutionnelle hiérarchise et organise des fonctions, des moments, des lieux qui vont du plus public au plus intime, voire même secret.
Intervenir à domicile, dans le cadre d’une mission sociale ou médico-sociale, qualifiée d’intérêt général et d’utilité sociale par le Code de l’Action Sociale et des Familles, c’est ainsi prendre en compte ces graduations complexes de la plus ou moins grande publicisation des personnes, des actes et des relations. Les différents niveaux d’intimité s’étagent de manière subtile, dépendant beaucoup de la relation et de ses protagonistes.
En tout état de cause, l’intervention à domicile ne crée pas une relation strictement duelle. Le professionnel n’est pas seul, il est la partie visible d’une organisation, il est porteur d’une autorisation à intervenir qui ne dépend pas de lui mais d’une chaîne institutionnelle d’autorités organisées qui donnent sens à l’action. Il est également autorisé par la personne qui l’accueille chez elle, qui est son hôte. La personne qui reçoit n’est pas seule non plus. Elle est associée à plusieurs ensembles de liens identitaires qui la caractérisent (famille, relations, capital social…). Le domicile lui-même n’est pas une coquille vide, simple réceptacle de l’action qui se déroule. Il est porteur d’histoire, de souvenirs et de projets, d’expériences. Il est « habité » par tous ceux qui y vivent, qui y passent.
Ainsi, intervenir à domicile c’est faire ensemble, c’est-à-dire avec l’ensemble de ces éléments, les prendre en compte, les combiner entre eux, les associer au projet. C’est cette manière de procéder qui fait institution. Mais, comme nous l’avons vu, pas une institution physique délimitée par des murs, une institution symbolique de la « loi du vivre ».
- Repenser les cadres de travail
Cette façon d’envisager la sortie des murs de l’institution nous amène à interroger assez fondamentalement les cadres de travail. En pensant les organisations par leurs seuils, c’est à la fois l’établissement et les pratiques du domicile qui sont bousculées. Travailler au domicile des usagers n’est pas la même chose que travailler dans un établissement. Cependant, les processus contiennent des éléments communs qui font matrice d’un renouvellement des postures professionnelles.
L’intervenant à domicile doit disposer d’une délégation forte et claire. Cette capacité d’initiative est la condition de l’efficacité de son travail. Pourquoi en serait-il différemment en établissement ? Il existe une exacte proportion entre le degré d’initiative laissé à l’intervenant et la capacité d’agir par lui-même de la personne accompagnée.
L’action en milieu ouvert convoque la responsabilité de l’intervenant. A la différence d’un travail en équipe, il est plus personnellement exposé du fait de la visibilité singulière de ses actes. Cependant, à l’instar du travail d’équipe en internat, le professionnel ne peut pas se dédouaner d’appartenir à un collectif de travail (équipe, réunions de synthèse, supervision, hiérarchie…).
L’intervention à domicile requiert une relative autonomie permettant au professionnel et au bénéficiaire de bricoler ensemble en fonction des opportunités qui se présentent. Cette autonomie – condition de l’autonomie de l’usager – n’est pas l’indépendance mais la capacité à tenir compte des cadres institués tout en les adaptant aux réalités présentes. Cette agilité paraît plus propre au milieu ouvert qu’à l’établissement. Cependant, il me semble que c’est la même souplesse créative qui est nécessaire.
Les notions de hiérarchie, de liens fonctionnels ou de contrôle, se modifient dans une organisation du seuil parce qu’elles se débarrassent un peu de la rigidité des fonctionnements établis une fois pour toutes pour ouvrir des espaces d’inventivité.
Conclusion
Reprenons pour conclure l’itinéraire suivi par notre analyse des enjeux et perspectives de l’accompagnement au domicile sous forme de quatre « pas de côté » à opérer :
D’abord, les murs ne sont pas là où on croit parce qu’une vision trop instrumentale des choses nous enferme dans une pensée clivée qui oppose là où il faudrait combiner.
FPremier pas de côté : passer du « ou » au « et ».
Cette conception nous porte à repenser notre manière de topographier les organisations de travail. Les murs développent des réactions pathologiques de défiance des organisations alors qu’une approche par les seuils, qui sont des frontières – c’est-à-dire des lieux d’échange –, permet de gérer autrement les flux que génère l’organisation dans son environnement.
FDeuxième pas de côté : passer de la clôture à l’ouverture.
A partir de ce point de vue un peu décalé, l’intervention à domicile ne peut plus être considérée comme une simple excroissance de l’institution, un lieu où on fait pareil qu’en établissement mais simplement dans un autre endroit.
FTroisième pas de côté : passer du contrôle à l’« aller vers ».
Finalement, il s’agit de faire de l’institution un espace de travail ouvert sur la cité. Et cette ouverture ne concerne pas uniquement le domicile mais une refonte en profondeur des postures professionnelles pour quitter les approches binaires et clivantes.
FQuatrième pas de côté : repenser les cadres de travail (organisation, relations, clinique).
[1] Cf. https://www.rolandjanvier.org/droit-usagers/850-la-participation-des-usagers-au-regard-des-evolutions-recentes-de-laction-sociale-et-medico-sociale-essai-de-prospective-09-03-2018/
[2] Cf. https://www.rolandjanvier.org/droit-usagers/699-desinstitutionnaliser-reinstitutionnaliser-avec-les-familles-31-01-2015/?hilite=%27franche%27%2C%27comt%C3%A9%27
[3] Service d’adaptation progressive en milieu naturel expérimenté dès les années 80 du siècle dernier.
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