Il me semble que « la question démocratique » pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux est en train de muter profondément, à l’image des déplacements qui s’opèrent sur cette question dans l’ensemble de la société.
Partant du constat, maintenant largement partagé, d’un « déclin des institutions », nous pouvons porter un regard distancé sur ce qu’étaient, jusque là, les enjeux démocratiques pour les institutions d’action sociale. Mais nous ne pouvons en rester là, il nous faut rechercher les éléments de contexte qui posent de nouveaux défis à la question démocratique des institutions sociales : quelles sont les nouvelles légitimités qui émergent ? En quoi conditionnent-elles de nouveaux enjeux pour les établissements et services au regard de leur projet démocratique ?
Le déclin des institutions
Le délitement des « programmes institutionnels »
A l’instar de François Dubet : « … il faut bien se résoudre à observer qu’il existe des tendances lourdes, une histoire longue conduisant à penser que nous sommes entrés dans une période historique dominée par le déclin du programme institutionnel (…) le déclin des institutions participe de la modernité elle-même et pas seulement d’une mutation ou d’une crise du capitalisme.[1] »
Les grandes institutions (l’Education Nationale, l’Eglise, le Service National, etc.) ne garantissent plus leurs fonctions intégratives dans le contexte d’un ordre social indiscutable, leur légitimité est interrogée par de nouvelles formes de comportements sociaux, plus marqués par la mise au premier plan de l’individu, au détriment des collectifs d’appartenances identitaires (les classes sociales, le village ou le quartier, la classe d’âge, etc.).
Cet effacement des institutions (il faudrait peut-être plutôt parler d’une dilution des institutions dans un réseau de plus en plus ouvert de formes instituées) interroge une conception de la démocratie qui reposait essentiellement sur elles.
Une mutation et une recomposition des formes du lien social
Cet effacement des programmes institutionnels amène certains observateurs à en conclure à un délitement du lien social. Il me semble plus juste de parler d’une mutation et d’une recomposition des formes du lien social. En effet, ce n’est pas parce que ce lien n’est plus porté par les mêmes formes institutionnelles qu’il tend disparaître. Le lien social est inséparable de la vie humaine collective. On ne peut pas être « hors de la société » : la preuve, l’exclusion elle-même est un statut social…
L’effet regrettable de ces plaintes redondantes sur la « perte du lien social » – qui n’est peut-être que l’expression d’une nostalgie : « plus rien n’est comme avant » sous-entendant que ce n’était pas si mal « avant » – c’est de nous empêcher de voir comment se recompose sous nos yeux de nouvelles modalités de « l’être ensemble ».
Avec François de Singly[2], nous pouvons constater que le lien identitaire, loin de disparaître, s’est diversifié. Il n’est plus exclusif, comme il pouvait l’être dans le contexte de la société industrielle, il est multiple, croisant des identités territoriales, communautaires, religieuses, mondialisées, etc. Chacun de nous est à la fois inscrit dans son environnement local, un réseau professionnel, son groupe familial, mais aussi dans plusieurs autres groupes réels (sport, culture, affinités, etc.) ou virtuels (Internet). Ce qu’il était convenu d’appeler «le lien social » était un attachement identitaire unique (marqué par la tradition et la reproduction), fort (il dédouanait l’individu d’avoir à s’inventer au risque de « la fatigue d’être soi[3] ») et indiscutable (il était difficile d’y échapper). Aujourd’hui, les liens sociaux sont plus fragiles, plus mouvants et parfois éphémères, mais ils tissent une forme originale et composite de liens identitaires qui, au total, n’est pas forcément plus faible qu’autrefois et sûrement moins aliénante.
La question que laisse ouverte cette approche est de savoir ce que deviennent ceux qui ne peuvent s’inscrire dans ces formes complexes et multiples d’appartenances sociales. La recomposition du lien social n’entraîne-t-elle pas un renforcement des « distinctions sociales » décrites par Bourdieu ?
L’idéal égalitaire de la démocratie politique est certes mis à mal par ces bouleversements. Altère-t-il pour autant l’attente démocratique des citoyens ?
Qu’étaient les enjeux démocratiques pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux ?
Une rupture avec les figures pré-soixante-huitardes du pouvoir
Jusque récemment, il me semble que la « question démocratique » appliquée aux institutions d’action sociale se limitait aux formes d’exercice du pouvoir. La culture professionnelle s’est très rapidement inscrite en opposition avec la figure du pouvoir qui précédait la rupture culturelle des années soixante-dix (et symbolisée par les « évènements de mai 1968). Nous sommes passés du « chef » à l’animateur, du « patron » au dirigeant, de la « hiérarchie » à l’organisation participative, du « pouvoir » à l’autorité.
L’enjeu démocratique était d’inventer des formes institutionnelles ouvertes à l’expression de chaque acteur – il est à noter que ce mouvement a malgré tout maintenu l’usager à la périphérie des fonctionnements institutionnels – développant la capacité collective à innover, tirant les fonctions d’autorité vers un rôle de « facilitateur » des initiatives individuelles et « d’harmonisateur » des liens collectifs.
Les organisations d’action sociale inventaient ainsi une forme moderne de l’entreprise, pas tellement éloignée des modèles participatifs qui s’essayaient dans le champ de la production lucrative. Certains ont pu y voir de meilleures garanties démocratiques pour les personnes concernées par ces institutions.
L’émergence d’un management propre au champ de l’action sociale ?
Les plus audacieux, ou les moins imaginatifs, ont cherché à transposer les théories du management de l’entreprise marchande aux établissements et services sociaux et médico-sociaux. Les plus critiques, ou les plus rétifs, ont prétendu que ce transfert fut un fiasco car ce « copier/coller » ne prend pas en compte les spécificités de ce champ d’activité.
En fait, parce que les institutions de l’action sociale ne sont pas des corps chimiquement purs (elles sont traversées par les mêmes mouvances que les autres institutions, qu’il s’agisse des collectivités publiques ou des figures lucratives d’entreprises), les formes de « management[4] » des institutions du social sont un ensemble composite qui croise la culture spécifique de corps professionnels (la nébuleuse des « travailleurs sociaux »), les repères théorisés de la sociologie des organisations, les règles de conduite des entreprises de production dans un contexte économique de marché ouvert, les conceptions des interactions institutionnelles élaborées dans une société libérale, etc.
Il n’empêche que le débat qui a entouré – et qui entoure encore – les conceptions de la « dirigeance » institutionnelle a permis le développement d’une forte réflexion sur les conditions démocratiques de fonctionnement des établissements et services. Réflexion qui n’en est peut-être restée qu’au niveau des idées, tant il est difficile de faire évoluer les pratiques, surtout si elles mettent en jeu les rapports de pouvoir …
L’échec d’une mise en lisibilité du dispositif
Car c’est peut-être là que le bât blesse. La volonté d’initier des fonctionnements rénovés, plus ouverts et participatifs, n’a pas atteint ce qui aurait du être l’objectif de ce mouvement : accroître les droits des bénéficiaires. En effet, l’usager, nous l’avons dit, est resté en dehors du dispositif, il n’a pas été concerné par un idéal démocratique qui se centrait d’abord sur les travailleurs sociaux, il a été oublié en tant qu’acteur du système.
Cela peut expliquer pourquoi les efforts de « management moderne » n’ont pas accru la lisibilité de ces agencements complexes que sont les établissements et services. Ils sont restés des « boites noires », opaques au regard du public (et des usagers eux-mêmes), confuses aux yeux des décideurs politiques, suspectes du point de vue des organismes de contrôle.
Alors que l’enjeu démocratique, poursuivi par les acteurs institutionnels, aurait pu permettre d’améliorer la lisibilité des institutions, il me semble qu’il a complexifié les modes de lecture et donc produit l’effet inverse. Cela peut expliquer l’état d’esprit dans lequel a été menée la réforme de la loi de 1975 débouchant sur la « rénovation de l’action sociale ».
Recomposition des légitimités institutionnelles
Une mise en visibilité sur l’espace public : passage du secret à la transparence
L’effet des réformes instaurées par la loi de janvier 2002 est une modification profonde de ce qui constitue la légitimité des institutions. L’injonction des législateurs est claire : fini l’effet « boite noire » vive la transparence ! Les établissements et les services ne peuvent plus être des huis clos où se jouent les secrets de l’intersubjectivité inhérents à toute relation d’aide. Ils doivent devenir visibles, lisibles compréhensibles. Cette nouvelle mise en visibilité institutionnelle sur l’espace public est propulsée par des obligations d’évaluations (interne et externe), par la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de communication (tel le livret d’accueil), par de nouveaux cadres référentiels (validés par le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale), par des outils visant la transparence budgétaire (nouvelle procédure budgétaire, indicateurs de gestion), etc.
Tous ces éléments refondent la légitimité des établissements et services et de leurs organismes gestionnaires. L’institution démocratique est celle qui saura rendre compte de son fonctionnement – sous tous ses aspects – le plus clairement et le plus complètement possible. Les destinataires de ce « rendu compte » sont tout à la fois les autorités chargées du contrôle, les salariés, les usagers et leurs familles.
Une judiciarisation des formes d’évaluation
A ces éléments qui reformatent les conceptions de la démocratie institutionnelle, s’ajoute ce phénomène nouveau de judiciarisation des pratiques. En effet, tant sous l’impulsion de la législation que des mentalités ambiantes, les régimes de la responsabilité se restructurent autour de nouvelles règles tant civiles que pénales. L’usager, bardé de droits nouveaux, dispose d’un droit inaliénable à ester en justice en cas de désaccord, en cas de non-respect de l’obligation de qualité qui engage l’établissement, en cas d’atteinte à ses droits et libertés.
Nous assistons à une externalisation des modalités de traitement des écarts entre effets annoncés et résultats obtenus. La judiciarisation des pratiques – seule manière de garantir l’opposabilité des droits au-delà des déclarations incantatoires – est une autre façon de visibiliser les institutions, de les placer sous le regard public, fut-il celui de l’appareil judiciaire.
L’institution démocratique est celle qui saura gérer cette navigation à vue dans les arcanes des procédures, nouvelles formes de régulation des rapports sociaux déjà longuement initiées dans les cultures anglo-saxonnes.
Nouveaux enjeux démocratiques
La technicisation des processus
Mon propos n’est pas ici de juger en « bon » ou « mauvais » les constats qui précèdent. Que nous le voulions ou non, ils indiquent le contexte dans lequel se déploient aujourd’hui les nouveaux enjeux de la démocratie. Il ne s’agit donc pas de dire « ce n’est pas possible » mais de voir comment repenser la démocratie dans un contexte inédit.
Nous pouvons résumer les mutations en cours à une « technicisation des processus » de production. La fabrication des services fournis par les institutions sociales répond à de nouvelles normes (qui ne sont pas des normes de marché à l’état pur mais aussi des normes de droit) : pertinence, efficience, efficacité, effectivité, qualité, etc.
Le processus technique repose sur des critères de plus en plus définis : accessibilité des prestations, participation directe du bénéficiaire, négociation et contractualisation du projet, transparence des informations, évaluation de la satisfaction de l’usager, respect du libre choix et du droit à renonciation, garanties de sécurité, etc.
Cette technicisation est, du point de vue du législateur et au regard de l’intérêt de l’usager, présentée comme une garantie démocratique. L’usager sait tout de la chaîne de production d’une décision, il participe (ou collabore, c’est selon) à l’élaboration et à la mise en œuvre du programme d’action, il donne son avis sur la conduite du processus. Bref tout est transparent, il est répondu d’avance aux questions, même à celles que l’usager ne se posait pas ! C’est ça la démocratie : tout savoir !
Démocratie ou leurre démocratique ? A quelles conditions la transparence favorise-t-elle la démocratie ? La transparence n’est-elle pas une sorte d’étendard destiné à masquer les insuffisances d’une démocratie en perte de sens, réduite à des stratagèmes de communication ? Comme si communiquer était une nouvelle façon de diriger ? C’est oublier que toute forme de communication introduit inévitablement du rapport social à travers un « rapport d’usage ».
Démocratie et dispositifs communicationnels
Les nouveaux outils, visant à garantir le droit des usagers des établissements sociaux et médico-sociaux, peuvent être approchés comme des dispositifs communicationnels au sens où ils sont les supports à des échanges, les vecteurs d’une translation.
S’ils contribuent à rendre transparent le processus de production du service, ils créent également du rapport social. Comme tout support de communication, ils résultent à la fois d’une « intention » (celle de « l’inventeur » : le législateur) et d’un rapport d’usage.
- L’intention du législateur qui a décidé d’imposer le projet d’établissement, le livret d’accueil, la contractualisation, le règlement de fonctionnement, les formes de participation des usagers, repose sur des « représentations pré-construites » de l’usager, de ses besoins et de ses attentes.
- La façon dont ces outils sont conçus induit un « mode d’emploi » plus ou moins contraignant qui cherche à conformer les comportements d’usage aux attendus du concepteur.
- Enfin, le « rapport d’usage » qui va se créer va confronter les contraintes du concepteur (celles imposées par la législation mais aussi celles ajoutées par les équipes qui conçoivent la forme finale de ces dispositifs communicationnels) aux tentatives de détournement de l’usage propres à l’usager qui cherche naturellement à mettre ces outils au service de ses intérêts propres.
Ce processus met en jeu un rapport de forces qui est d’autant plus un rapport social qu’il dialectise les intérêts en présence de deux groupes d’acteurs fort disparates en termes d’influence et de maîtrise des protocoles institutionnels : les intervenants sociaux et les usagers.
- La plus ou moins grande maîtrise des comportements d’usage par les intervenants ouvrira plus ou moins de marges de manœuvre aux usagers, libérant plus ou moins fortement une dynamique participative dans l’institution.
- La plus ou moins forte disparité des places symboliques dans l’utilisation en commun des outils de la loi 2002-2 conditionnera plus ou moins le rééquilibrage des postures dans le rapport professionnel / usager.
Un enjeu majeur réside donc dans le « mode d’emploi » de ces nouvelles formes de visibilité des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Plus celui-ci sera contraignant pour les usagers, plus la transparence sera une illusion démocratique renvoyant la délibération à des opérations de propagande. Plus celui-ci laissera d’espaces à négocier, de places à saisir et à occuper, plus la transparence sera le gage d’un véritable débat démocratique. C’est l’interactivité de ces dispositifs communicationnels qui représente une garantie pour la démocratie interne. C’est la conflictualisation de ces rapports d’usage qui présente une garantie de respect des libertés fondamentales.
Conclusion
La démocratie est interrogée par l’effacement des institutions (le déclin), et par la recomposition du lien identitaire qui semble renforcer les distinctions sociales. C’est dans ce contexte historique que les institutions se sont questionnées sur leur fonctionnement démocratique interne, essentiellement autour des formes d’exercice du pouvoir sans aller jusqu’à la façon d’y associer les usagers. Cet enjeu démocratique n’a donc pas été relevé entièrement puisqu’il n’a pas amélioré la lisibilité des dispositifs d’intervention.
C’est ainsi que l’on peut expliquer l’intervention du législateur voulant rénover l’action sociale : il a voulu développer la transparence des établissements et services pour garantir le droit des bénéficiaires. Ce faisant, il a créé un contexte nouveau de mise en visibilité des institutions sur l’espace public et de judiciarisation des formes d’évaluation. C’est d’une technicisation des processus de production de la prestation qu’il s’agit.
C’est dans ce nouveau contexte qu’il nous revient de refonder des pratiques démocratiques qui échoueraient à tenter de reconduire les idées du passé dans un environnement totalement modifié. Un levier d’action particulièrement riche apparaît autour de la notion de rapport d’usage. Il s’agit des rapports d’usage qui se construisent autour de ces nouveaux dispositifs communicationnels que sont les outils garantissant le droit des usagers. C’est la bonne conflictualité de ce rapport qui pourrait être une nouvelle garantie démocratique du fonctionnement des institutions.
Roland JANVIER, le 11 janvier 2005
[1] « Le déclin des institutions » François Dubet – Le Seuil – Paris, 2002. P.372.
[2] Les uns avec les autres : Quand l’individualisme crée du lien. Paris : Armand Collin, 2001
[3] Référence au titre du livre d’A. Ehrenberg (Odile Jacob, 1998).
[4] Ici, l’utilisation d’un anglicisme est significative de la porosité inévitable entre toutes les sphères d’activités humaines qui constituent notre société dans un contexte mondialisé.
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