Les journées d’étude de Paris du Groupement National des Directeurs d’Associations, les 9 et 10 mars derniers portaient sur « Le fait associatif et ses différentes figures ». Elles ont mis en lumière la nécessité de repenser les formes organisationnelles des associations d’action sociale pour les adapter aux défis qui émergent aujourd’hui.
Savoir évoluer, repenser les stratégies, assouplir les cadres institués, politiser la fonction des associations dans la société, inventer d’autres formes : toutes ces orientations s’inscrivent dans un contexte où la « flexibilité » est devenue le maître mot. Sur quoi alors appuyer nos convictions ?
Des institutions de plus en plus fluides …
Les superlatifs ne manquent pas pour décrire la radicalité des mutations de notre époque. Comment qualifier cette étrange période qui fait suite à la modernité ? Sûrement pas de « post-moderne », nous ne sommes pas dans un « après » mais dans un prolongement, un développement. En ce sens, certains parlent de « sur-modernité », j’utiliserais le terme « hyper moderne » pour tenter de signifier la démesure des décompositions/recompositions en cours.
La « modernité liquide »
Pour ne reprendre que quelques thèmes développés par des auteurs récents, l’individu du XXIème siècle est entraîné dans un véritable tourbillon : mondialisation, déclin des institutions[1], triomphe de l’économie libérale, individualisme (il faudrait dire égoïsme pour être exact), insécurité sociale[2]. Chacun doit désormais agir seul, décider seul, se construire seul dans un univers de plus en plus incertain. L’heure est au « dépassement de soi » mais aussi à la « fatigue d’être soi[3] ».
Zygmunt Bauman, nous parle de « modernité liquide » : « Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi minime soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister … Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la “modernité liquide”[4] »
Nous faisons collectivement l’expérience d’une société dont les liens n’ont jamais été aussi fluides. Contrairement à ceux qui parlent de délitement du lien social – ce qui signifierait un monde sans la rencontre de l’autre, où chacun serait « out » – je préfère parler de changement de nature du lien social. Il est impossible d’être en dehors du lien social, être « hors » de la société reste une façon de s’y situer, donc d’être malgré tout « dedans ». Par contre, ce lien change de consistance : de « solide », il devient « fluide », c’est à dire souple, mouvant, informe, imprédictible. Nous n’assistons pas à une disparition du lien social mais à une diffusion des liens sociaux qui deviennent multiples et changeants : les appartenances identitaires sont diverses et de plus en plus isolées les unes des autres. Il n’y a plus d’identité unique et contraignante (le village-tribu, la lignée familiale, la classe sociale …). C’est à travers les multiples strates d’un nouveau « mille feuilles » social que se construit une identité plurielle, kaléidoscopique, multiforme. L’individu hypermoderne zappe entre ces espaces identitaires et s’invente dans cette construction acrobatique et aléatoire de soi en une sorte de genèse hybride. La seule cohérence recherchée n’est pas l’unicité des valeurs qui structurent ces espaces identitaires, c’est « d’être soi » à travers eux. Ce que l’individu gagne en autonomie, il le perd en sécurité. Ces changements des formes de socialité ne réduisent en rien les discriminations et les ségrégations. Les supports ne sont pas les mêmes mais la violence des rapports sociaux n’a pas changé. Hubert Allier[5] nous a d’ailleurs alertés sur la discrimination radicale qui se construit sous nos yeux entre les « victimes » (les enfants à protéger, les personnes handicapées …) et les « exclus » (les errants, les mineurs délinquants…).
Les usagers de l’action sociale et médico-sociale sont également des individus hypermodernes, ils sont traversés par cette liquéfaction des rapports sociaux. Mais c’est une expérience particulièrement douloureuse qu’ils font de ces évolutions. L’image est facile, mais dans une société liquide, il vaut mieux savoir nager ! Et, précisément, les personnes fragiles, handicapées, exclues, en souffrance qu’accompagnent les professionnels du social ne savent pas nager. C’est dire que l’évolution de nos rapports sociaux peut être encore plus ségrégative et excluante qu’avant. La distinction ne se fait plus sur des appartenances de classe identifiées une fois pour toutes mais sur des clivages culturels, territoriaux, de participation à la société de l’information, d’accès aux privilèges ou même aux droits.
Le virtuel
Pour aller plus loin dans la compréhension de l’hypermodernité, nous pouvons évoquer la « virtualisation » qui affecte les modalités du vivre ensemble[6].
L’actualité nous donne l’occasion de comprendre ce qu’est ce mouvement de notre monde vers le virtuel. Les débats sur les téléchargements de musiques par internet sont au cœur de la question. Avant, une musique, c’était un objet : un disque en vinyle pour les plus anciens, un « CD » aujourd’hui. On « possédait » tel ou tel enregistrement de ses chanteurs ou de ses musiques préférés, on l’achetait, on le prêtait ou on le donnait. Aujourd’hui, la musique devient un élément virtuel contenu dans le disque dur d’un ordinateur ou la mémoire d’un baladeur. Par la numérisation, la musique s’est virtualisée – ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas, nous l’entendons « réellement » – le contenu a pris le pas sur le contenant. La musique « passe » sur le net, on la saisit au vol, sans en avoir de trace très visible, sans qu’elle se matérialise par un objet rangé sur des étagères.
De la même façon que la musique :
- Les corps se virtualisent sous l’effet des biotechnologies et des systèmes de télécommunication (projection des corps par ordinateurs interposés – Cf. Skype) …
- Le texte se virtualise dans le système de l’hypertexte : toutes les parties d’un document sont atteignables sans respect obligé de l’ordre d’écriture, des liens se construisent entre les parties en dehors de toute contrainte de support matériel.
- L’économie se virtualise.
Je voudrais insister sur ce dernier point pour montrer, à l’instar de Pierre Lévy, que nous sommes passés d’une économie de la rareté à une économie virtuelle. L’économie de la rareté, c’est l’économie matérielle, celle des biens physiques que l’on possède, c’est une économie des stocks. L’économie virtuelle, c’est une économie où l’information est prépondérante – ce qui « vaut » le plus n’est pas ce que « j’ai » mais ce que je « sais » – c’est une économie des flux. Pour illustrer cela, il suffit d’évoquer les mouvements de capitaux qui font et défont les fortunes beaucoup plus que la propriété des appareils de production industrielle, ou encore la « net-économie ». Le passage d’une logique de stock à une logique de flux est précisément ce qui agite actuellement le monde artistique à propos des téléchargements de musiques.
Cette mutation d’une économie des stocks à une économie des flux est déterminante. Mais nous continuons à raisonner en stock alors que nous traitons des flux.
Que reste-t-il de solide ?
Dans ce contexte, rapidement esquissé, comment redéfinir des points d’appui stables et pérennes pour les institutions de l’action sociale ? Pas question ici de nostalgie ! Il nous faut prendre la mesure de ce qui change, non pour s’en plaindre mais pour mieux comprendre et, ainsi, adapter des stratégies d’action. Nous ne sommes pas dans un monde où « tout fout le camp ». Il devient urgent de changer de lunettes, cessons de regarder les phénomènes de l’hypermodernité avec les clefs de lecture d’une autre époque, révolue. Poser la question de ce qui reste de solide est donc à entendre comme une ouverture dynamique pour tirer parti de la nouvelle donne qui nous est donnée à vivre.
La place de l’intervention sociale
Le statut de l’intervention sociale est, plus que jamais, déterminant. Son ambition désigne, en actes, la capacité démocratique de notre société à promouvoir la citoyenneté de tous et de chacun. Analyseur sociétal, le travail social est au cœur de la fluidité, il contribue à la produire, il en est le résultat, il en fait son fond de commerce … Le noyau (solide ?) de sa légitimité réside dans sa capacité à désigner un horizon généreux au « vivre ensemble ». Sa reconnaissance a évolué.
Par exemple, revenons à l’image des flux : Avant, les professionnels de l’intervention sociale disposaient du capital du savoir : maîtrise des dispositifs, connaissance des remèdes, contrôle des solutions … Leur légitimité venait des informations qu’ils possédaient et que n’avaient pas les usagers. Aujourd’hui, l’usager dispose de moyens d’information qui le placent, parfois, à égalité de savoir avec l’intervenant. La légitimité du professionnel ne provient plus centralement du « stock » de ses savoirs mais de sa capacité à faire circuler l’information : capacité à construire un plan d’action avec l’usager, capacité à l’accompagner dans les dispositifs, capacité à s’adapter à la singularité de ses demandes … La nouvelle légitimité des professionnels du social repose sur leur aptitude à gérer les flux d’informations qui entourent la relation d’aide. On est passé d’une légitimité par le contenant (les « stocks », l’institution) à une légitimité par le contenu (les flux, l’action).
C’est de la capacité individuelle et collective, des professionnels et des équipes, à se saisir de ces nouveaux enjeux que dépend la possibilité de situer l’action sociale au cœur des mutations de l’hypermodernité. Faute de cela, le risque est grand de voir se développer un peu plus des positions frileuses de repli, des manœuvres protectionnistes, des stratégies défensives. Toutes démarches qui ne visent pas l’intérêt des bénéficiaires mais la pérennisation des positions acquises par les acteurs. A trop rechercher le « solide », il y a un risque de se « fossiliser » !
Le fait associatif
La modernité liquide, évoquée ci-dessus, a des incidences pour les institutions qui se recomposent et perdent de leur solidité. Robert Laforre[7] nous a démontré que les associations, à l’origine, reposaient sur le contrat : l’action plutôt que la structure, l’instabilité plutôt que l’institué. C’est par une dérive – notamment par l’englobement provoqué par la loi 2002-2 – que les associations du secteur social et médico-social sont devenues des institutions. Or, les institutions n’ont plus, aux yeux de l’opinion, de légitimité préétablie (Cf. les effets de l’affaire d’Outreau). Leur légitimité doit se prouver, se démontrer, au travers de l’efficacité de leurs actes, elles doivent faire leurs preuves. C’est un des sens du chantier de recherche engagé avec Fabrice Traversaz[8] sur la « dirigeance associative ».
Finalement, l’usager aurait bien du mal à ne pas douter de la solidité des établissements et services qui s’adressent à lui dans ce contexte « liquide » où les points d’appuis semblent se dérober. Là encore, il faut redire que les repères ne sont pas en train de fondre comme neige au soleil (ce qui serait une image inadaptée pour parler de modernité liquide) mais qu’ils deviennent moins rigides, plus élastiques. Notre responsabilité est donc d’assouplir les formes instituées pour les mettre au service de l’action, du mouvement. Axe qui fut développé par Joël Clément[9] en proposant aux associations « une opérationnalité à repenser sur la base des coopérations internes/externes. »
Prouver, par l’action, la légitimité des associations ; Assouplir, par l’action, les formes instituées des associations : voilà deux challenges que l’hypermodernité nous invite à gagner. C’est sans doute ainsi que l’on peut lire les pistes ouvertes par la commission « vie associative » de l’Uniopss, exposées par Jean Bastide[10] (conseil de surveillance, directoire …).
Il semble bien que ce soit par la refondation de la dimension politique et démocratique des projets associatifs que ces défis pourront être relevés. François Jégard[11] ne nous invitait-il pas à « replacer le projet associatif au cœur du débat » ? Les journées de Paris ont ouvert des perspectives, poursuivons ce travail de refondation …
Roland JANVIER
[1] Le déclin de l’institution, François Dubet, Seuil 2002.
[2] L’insécurité sociale, Robert Castel, Seuil, 2003.
[3] La fatigue d’être soi, dépression et société, Alain Ehrenberg, Odile Jacob, 1998.
[4] Zygmunt Bauman, Liquid modernity, Polity Press, 2000, L’amour liquide, Le Rouergue/Chambon, 2004, Vivre dans la “modernité liquide”, entretien avec Z. Bauman, Sciences Humaines n°165, novembre 2005.
[5] Directeur général de l’Uniopss.
[6] Qu’est-ce que le virtuel ?, Pierre Lévy, La Découverte, 1998.
[7] Directeur de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux.
[8] Sociologue, chercheur au Lise.
[9] Enseignant chercheur à l’ENSP en retraite.
[10] Président de la commission « Vie associative » à l’Uniopss.
[11] Président du groupe de travail « Gouvernance associative » de l’Académie des Sciences et Techniques Comptables et Financières.
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