De quoi gouvernance et dirigeance sont-elles le nom ?

par | Sep 9, 2024 | Articles, Droit des usagers, Ethique, Fonction de direction, Organisation, Qualité, évaluation | 0 commentaires

Introduction

Dans un contexte de crises systémiques, économique, sanitaire, sociale, environnementale et (surtout) politique, l’enjeu d’un « faire ensemble » devient crucial !

Le monde de l’entreprise se trouve au cœur des questions portant sur la manière de s’organiser collectivement autour d’un objet commun.

Le secteur sanitaire et social est particulièrement concerné du fait que ses finalités portent sur la manière de vivre en société et de permettre à chacun, et spécifiquement aux personnes vulnérables, d’être pleinement citoyen.

Cette particularité des organisations supportant les métiers du soin (cure) et du prendre soin (care) a des incidences majeures quant à la façon de penser leur gouvernance et leur dirigeance.

Les difficultés récurrentes de ce secteur (crise des recrutements, affaissement des motivations professionnelles, bouleversement du rapport au travail, dégradation des conditions de travail, insuffisance des rémunérations, manque de reconnaissance, inadéquation des formes de management, etc.) invitent à un inventaire sans complaisance des failles d’un dispositif qui s’est professionnalisé et technicisé sans maintenir au premier plan la question du sens des missions.

La rationalité instrumentale dominante dans les discours techno-bureaucratiques a réduit l’art de prendre soin à des procédures et à de simples prestations.

L’avenir de l’ambition solidaire impose de repolitiser les fonctions de gouvernance, c’est-à-dire d’en faire l’instance par excellence où s’exerce la vigilance des citoyens pour la conduite d’un projet visant la pleine citoyenneté de chacune et chacun : salariés et bénéficiaires.

Dans le même mouvement, ce projet de société doit se traduire dans la manière de concevoir la dirigeance des organisations sanitaires et sociales. L’enjeu est de redonner des perspectives aux pratiques de terrain. Non en les enfermant dans des protocoles étouffant l’initiative mais en créant les conditions d’une alliance objective et politique entre les intervenants et les personnes accueillies et accompagnées.

Cette nouvelle alliance offrirait un horizon de sens aux pratiques de terrain en fondant les légitimités de la gouvernance, de la dirigeance et des fonctions professionnelles sur une réelle capacité à faire ensemble, à coconstruire, par la base, une société solidaire.

  1. Constats sur l’évolution du travail sanitaire et social et sa perte de sens

Pour assurer la pertinence de l’analyse, nous proposons de centrer l’analyse large présentée en introduction au secteur sanitaire et social. Et pour ne pas se répandre dans un tableau trop vaste, nous choisissons d’illustrer l’évolution du travail sanitaire et social en retenant trois dimensions : le collectif, le travail et la légitimité socio-politique de ce champ d’activité.

  • Mutation des rapports collectifs : l’effet COVID

L’intérêt de la pandémie déclenchée par le corona virus a été d’exacerber les forces telluriques qui ébranlaient déjà les plaques tectoniques des fondements de la société. Quelques éléments concernant le secteur sanitaire et social pour mémoire :

  • L’engorgement des hôpitaux a révélé de manière aigüe la rupture de sens entre le rôle vital du système de soins en cas d’urgence et la politique de réduction drastique des moyens sanitaires. Le même hiatus a pu être constaté dans le secteur social et médico-social.
  • Les applaudissements à 20h lors du premier confinement envers les personnels de santé ont laissé de côté tous les acteurs des autres formes de solidarité, notamment du social et du médico-social.
  • La généralisation du télétravail, outre qu’elle a initié une autre manière de travailler, a mis en lumière l’importance du travail d’équipe et la difficulté liée à la solitude des acteurs.
  • Le bouleversement des normes professionnelles pour faire face à l’urgence de la situation a rendu encore plus évident que la standardisation des pratiques était une ineptie.
  • Les autorités chargées de l’organisation et de la régulation des activités ont été prises au dépourvu. Cela a eu pour effet de libérer les capacités d’initiatives des professionnels qui ont su bricoler dans l’urgence pour assumer leurs missions.

Ces quelques « effets COVID » et bien d’autres qu’on ne peut citer ici, révèlent que les rapports collectifs sont en train de se transformer en profondeur. La pandémie fut un révélateur, en image inversée, de ce qui sourdait déjà mais sans être perçu.

Certains parlent d’individualisme, d’autres de société fracturée, pour autant, de nombreuses solidarités se sont fait jour pendant la crise sanitaire. Mais le « monde d’après » a repris ses habitudes et ses travers qui mettent à mal le projet collectif d’une société solidaire : réduction des dépenses publiques (et au premier plan le secteur de la santé : social, médico-social et sanitaire) ; non-reconnaissance et invisibilité des métiers du lien, atomisation des pratiques professionnelles, hégémonie des injonctions technobureaucratiques, etc. Mais l’expérience COVID, ayant dévoilé qu’autre chose est possible, rend plus douloureuses ses pratiques qui mettent à mal les métiers de la solidarité et contribuent à en éroder le sens.

  • Mutation du rapport au travail : l’effet Uber

L’ubérisation du marché du travail ne concerne pas les seuls Véhicules de Tourisme avec Chauffeur (VTC). Le monde de la santé n’échappe pas à cette privatisation de l’activité. Les auto-entrepreneurs ont augmenté de 17,6% en 2020 et de 15,3% en 2021. En juin 2023, l’URSSAF comptabilisait 2 715 000 auto-entrepreneurs administrativement actifs. Et parmi eux, il y a des travailleurs sociaux : La plate-forme « Youne » sorte de « Doctolib » du travail social identifiait, en 2023, 30 000 travailleurs sociaux libéraux en France[1]

Derrière ces chiffres, c’est le rapport au travail qui mute et qui nous livre un tableau édifiant :

  • Les EFTS (écoles de formation au travail social), les IFSI (instituts de formation en soins infirmiers), les EFAS (écoles de formation d’aides-soignants) peinent à remplir leurs promotions d’étudiants.
  • Les jeunes diplômés entrant sur le marché du travail dans le secteur sanitaire et social tendent à refuser des CDI (contrats à durée indéterminée) au profit de CDD (contrats à durée déterminée) voire de missions en intérim (obligeant l’État à fixer des conditions d’accès par décret[2]).
  • En mars 2024 la revue « Actualités Sociales Hebdomadaires » relevait 320 000 postes non-pourvus dans le secteur sanitaire. Le média social en ligne, en avril 2024, annonçait 35 000 postes vacants dans le social et médico-social (4,4% des emplois)[3].

Ces éléments sont les symptômes d’une mutation radicale du rapport au travail. L’activité salariée n’occupe plus une place centrale dans les projets de vie des générations montantes. Cette relativisation du rôle du travail dans sa réalisation personnelle met en porte-à-faux les approches traditionnelles des organisations. Certes, il est essentiel de parler des conditions de travail et des rémunérations mais ce n’est pas forcément là que se résument toutes les attentes des jeunes professionnels. Par exemple, les notions de qualité de vie, de rapport entre vie privée et vie professionnelle, deviennent des éléments déterminants de l’engagement dans une carrière. La notion même d’engagement dans des métiers dont on avait dit qu’ils étaient de véritables « vocations » perd de son sens.

  • Mutation des légitimités : l’effet Ségur

La fameuse « prime Ségur » d’abord versée aux seuls personnels de santé puis laborieusement étendue aux salariés du social et du médico-social et dont les financements ne sont pas encore stabilisés aujourd’hui est une édifiante illustration de la crise qui traverse le secteur. Il faut évoquer ceux que l’on a appelé « les oubliés du Ségur », les travailleurs sociaux. Le premier ministre de l’époque, Jean Castex, s’est justifié en prétextant que ce rendez-vous manqué « C’est aussi le résultat de l’éclatement du secteur, qui multiplie les statuts d’emploi, les structures, les employeurs, etc. Et de toute cette complexité naissent les « oubliés ».[4] » Une analyse plus fine révèle que le fond du problème, c’est l’invisibilité globale des métiers de la solidarité dans notre société :

  • Le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) avait déjà rendu un avis, en 2020, sur les métiers du lien (intervenants à domicile) qui fait le constat d’un « décalage entre le rôle social majeur de ces professions et la réalité de leurs conditions d’emploi, de rémunération et de travail.[5]» Problèmes non réglés à ce jour.
  • Le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) déclarait dans son livre vert de 2022 : « le travail social souffre aujourd’hui d’un déficit d’attractivité et de nombreuses voix s’élèvent pour souligner un manque de reconnaissance.[6]»
  • Le même HCTS insiste en 2023 avec la publication de son livre blanc : « Depuis les années 2000, le décrochage des salaires est largement vécu comme une déconsidération des métiers du travail social.[7]» Le rapport précise encore : « Au-delà des salaires, la perte de sens semble aussi liée aux conditions de travail dégradées : faibles ratios d’accompagnement, management par le chiffre, bureaucratisation, empilement des dispositifs, complexité des modalités de financement, démultiplication des appels à projet, risque de “marchandisation de l’offre“ … »

L’évolution sociétale surdéterminée par les logiques du marché et fondée sur une rationalisation matérialiste des échanges n’offre plus d’espace signifiant aux métiers du lien social. La préoccupation portant sur la santé des personnes est reléguée à l’arrière-plan, derrière l’écran de la croissance, de la performance et de la rentabilité. Les notions d’utilité sociale et d’intérêt général perdent de leurs sens et se trouvent réduites à de simples considérations organisationnelles ou fonctionnelles.

  1. Quelles questions posent ces constats à la gouvernance et à la dirigeance ?

Nous proposons de mettre ici en valeur les liens de causalité entre les constats posés et la manière dont se dégradent les concepts de gouvernance et de dirigeance. À force d’être bousculés par les mutations essentielles du travail sanitaire et social, gouvernance et dirigeance ne sont peut-être plus le nom d’aucun phénomène consistant.

  • Dans ce contexte de mutation des rapports collectifs :
    • Quid de la gouvernance ?

La gouvernance, c’est l’art d’embarquer toutes les parties-prenantes d’un projet pour que chacun de ces « petits actionnaires » (stock holders) soit effectivement acteur de l’ambition commune. Or, l’émiettement d’une perspective solidaire réellement collective et partagée réduit la gouvernance à quelques stratagèmes de gestion. Les conseils d’administration, qui sont, par excellence, le lieu où se déploie la gouvernance, occupent toute leur énergie à préserver des équilibres budgétaires précaires, à saisir des opportunités de marché pour pérenniser la survie de la structure, à s’assurer de la conformité de l’organisation aux injonctions extérieures de standardisation, etc. Cette forme dégradée de gestion n’a rien à voir avec une gouvernance qui serait porteuse d’un véritable projet politique.

  • Quid de la dirigeance ?

La dirigeance, c’est l’art de tenir un cap permettant à tous les acteurs de situer leur rôle en articulant leur fonction avec les autres intervenants. Or, l’éparpillement des pratiques professionnelles dans des protocoles pléthoriques et juxtaposés qui ne font plus sens globalement tend à réduire la fonction dirigeante à un simple contrôle individuel des opérateurs par des évaluations fermées (atteintes des objectifs, conformité des pratiques, etc.). Cette forme atrophiée de direction n’a rien à voir avec une dirigeance qui supporterait l’idéal d’un travail d’équipe.

  • Dans ce contexte de mutation du rapport au travail :
    • Quid de la gouvernance ?

La gouvernance, c’est le moyen de garantir pour chacun la conscience d’appartenir à une équipe, de conférer une identité collective aux membres de l’organisation. En ce sens, la gouvernance est garante des conditions de bien être des parties-prenantes. Or, elle se trouve condamnée à s’exprimer dans des conditions de travail difficiles, en « mode dégradé », sur fond de clivage entre les attentes des salariés et la réalité des emplois et de clivage encore entre les besoins des usagers et les moyens de la réponse. La conduite du projet d’une organisation sous la pression et dans l’urgence n’a rien à voir avec une gouvernance dont la mission serait de garantir la cohésion de l’organisation et de ses membres dans un rapport au travail qui fait sens pour tous.

  • Quid de la dirigeance ?

La dirigeance, c’est le moyen d’associer toutes les compétences d’une équipe autour d’un but commun, clairement identifié. Elle articule et régule les rapports de travail. Or, elle se trouve prise dans des conflits majeurs : injonctions paradoxales entre les consignes externes des autorités appliquant des politiques sociales hétéronomes et la réalité quotidienne de l’organisation ; clivages entre un travail en flux tendu permanent et l’obligation d’assurer le bien-être des salariés ; ruptures quasi constantes entre les moyens disponibles et les besoins réels des usagers ; etc. Ces conflits ne permettent pas aux équipes de direction de donner sens aux pratiques générant, pour tous, frustration et insatisfaction et enfermant ainsi la dirigeance dans l’application inepte de consignes et de contrôles.

  • Dans ce contexte de mutation des légitimités :
  • Quid de la gouvernance ?

Pour limiter ici notre propos au secteur associatif, nous pouvons rappeler que la légitimité de la gouvernance reposait sur l’initiative de citoyens qui décidaient de s’associer pour défendre une cause, porter un projet, ce que permettait le statut juridique issu de la loi du 1er juillet 1901. Il s’agissait donc, originellement, d’une légitimité politique. Celle-ci s’est estompée sous l’effet d’une intrusion de plus en plus forte de la puissance publique dans la vie et le fonctionnement des associations, notamment par le truchement des modes de financement (passage de la subvention publique à la réponse à la commande publique[8]), par des directives de plus en plus précises sur leur fonctionnement[9] et par des référentiels de plus en plus standardisés d’évaluation[10]. Finalement, nous assistons dans de nombreuses associations à une gouvernance qui fonde sa légitimité sur leurs capacités à bien gérer les missions qui leurs sont confiées par la puissance publique.

  • Quid de la dirigeance ?

L’autorité est de plus en plus battue en brèche. C’est enfoncer une porte ouverte depuis longtemps que d’affirmer que le pouvoir de l’instituteur, du maire, des « chefs » en général n’est plus ce qu’il était. Le symptôme qui se révèle derrière cette brève de comptoir, c’est le déclin des programmes institutionnels qui ne fonde plus les places et les rôles dans les organisations. La dirigeance, dans ce contexte, n’est-elle pas le bébé que l’on a jeté avec l’eau du bain ? Ne se réduit-elle pas, dans le sanitaire et social, à n’être que la simple courroie de transmission de consignes qui viennent de l’extérieur dans un mouvement de plus en plus descendant (top-down) ? La dirigeance se dégrade ainsi en managérialisme[11]. Finalement, cette forme édulcorée de dirigeance contribue activement à délégitimer les fonctions institutionnelles de direction.

  1. Ouvrir un avenir à la gouvernance et à la dirigeance : une nouvelle alliance ?

Nous ne pouvons en rester à ce constat d’une perte de substance de la gouvernance et de la dirigeance. Nous proposons, dans cette dernière partie, de tracer les lignes d’une refondation possible de ces concepts, de leur redonner un contenu « digne de ce nom ». Dans les tensions constatées, la voie à ouvrir ne peut plus se contenter de réaffirmer leurs fondamentaux. Ce serait, nous semble-t-il, un combat d’arrière-garde, perdu d’avance tant les tendances lourdes qui traversent la construction sociale dominent les manières de faire et de vivre ensemble.

Nous formulons donc ici l’hypothèse d’une autre stratégie qui instituerait un rapport de forces en contre-feux des tropismes imposés par la pensée dominante : une nouvelle alliance.

Tout d’abord, il nous faut préciser ce que nous entendons par cette formule de « nouvelle alliance » avant d’en évaluer le potentiel heuristique pour repenser la gouvernance et la dirigeance.

  • Nouvelle alliance ???

Pour illustrer ce que nous entendons sous le terme d’alliance, nous pouvons prendre l’exemple des guides d’aveugle en athlétisme lors des jeux paralympiques. L’athlète non-voyant est accompagné par un athlète voyant pour effectuer la course à pied. Les deux athlètes sont reliés par une cordelette aux poignets. Le guide oriente la course, soutient le coureur, lui donne des indications sur le déroulement de l’épreuve. Il y a une alliance forte entre les deux athlètes, l’un étant le support de l’autre qui réalise la performance. C’est cela l’alliance : associer des identités différentes au service de la réussite de l’autre.

Revenons au secteur sanitaire et social : L’idée serait d’inverser le sens des légitimations du travail sanitaire et social. La conception « main stream » des politiques sociales et de santé conçoit celles-ci dans une logique descendante. Chaque niveau d’action tire sa légitimité du niveau du dessus. Nous assistons ainsi à une chaîne de dépendances qui va des décideurs des politiques publiques au bénéficiaire situé en fin de parcours comme un simple récipiendaire, un administré.

Le concept de nouvelle alliance suppose d’inverser ce paradigme castrateur des capacités d’initiative des personnes et particulièrement des intervenants et des usagers. Ce serait par l’alliance construite entre ces deux protagonistes centraux de l’action qu’un nouveau rapport de force pourrait s’instaurer. L’alliance entre professionnels et usagers pèserait alors sur le débat public. Cela signifie que les premiers ne parlent plus au nom des seconds mais qu’ils réalisent ensemble une prise de parole dans l’espace public, qu’ils prennent ensemble position dans la délibération démocratique d’une société qui interroge la manière de vivre les nécessaire solidarités garantissant sa cohésion.

Agir ensemble, prendre la parole ensemble n’implique pas de confondre les places et les rôles de chacun. C’est là que le terme d’alliance nous intéresse. Cette notion d’alliance présuppose qu’elle se constitue entre au moins deux partis distincts. La singularité des partis alliés est la condition de l’alliance. Plus encore, l’alliance laisse entendre qu’elle associe des éléments qui paraissaient auparavant incompatibles. Son utilité, donc sa raison d’être, repose précisément sur le fait qu’elle agence des différences, des écarts. Le Centre National de Ressources textuelles et Lexicales va jusqu’à énoncer qu’en stylistique, l’oxymore (association de deux mots opposés) est une forme d’alliance qui est un « Rapprochement de deux termes contradictoires qui donne à la pensée un tour saisissant. » Autrement dit, l’alliance est une combinaison particulière qui repose sur une profonde altérité, c’est-à-dire sur une différenciation importante des entités alliées. Le concept d’alliance est donc très différent de celui de communauté.

En parlant d’alliance entre professionnels et usagers du travail sanitaire et social, il n’est donc pas question de construire une nouvelle communauté de travail. Il s’agit plutôt d’associer, sur la base d’intérêts communs, des parties prenantes d’abord identifiées par leurs différences, voire dans certains cas par des cultures opposées ou au moins fortement distinctes : le bénéficiaire du RSA n’est pas l’assistante sociale, le médecin n’est pas le patient…

  • La gouvernance par l’alliance

Ce mouvement ascendant qui prend sa source dans la manière dont professionnels et usagers font alliance pour accroître les uns et les autres leur pouvoir d’agir, a des conséquences majeures quant à la manière de concevoir les organisations de travail.

Alors que la gouvernance s’est progressivement dépolitisée en se réfugiant dans des modalités très instrumentales et opératoires, la nouvelle alliance, venue par le bas, réoriente les manières de penser ensemble le cadre politique du projet.

En premier lieu, cette gouvernance fondée sur l’alliance des acteurs du « front office », de ceux qui agissent ensemble au premier plan ouvre une place à ces oubliés de la gestion, à ces laissés pour compte de l’intendance, à ces marginalisés de la décision.

Gouverner par l’alliance, revient à refonder les façons de faire collectivement mais, cette fois, en ne laissant aucune partie-prenante à la porte des débats. Il s’agit là d’une gouvernance qui conflictualise les rapports et les intérêts en présence. Non pour les opposer mais pour dégager des compromis forts qui donnent toute sa pertinence au projet partagé. N’est-ce pas là le moyen pour les associations de démontrer leur capacité à construire une société où chacun a sa place ? Cette piste suppose l’existence de lieux, propres à chacune des parties-prenantes où se construit une parole collective susceptible de peser sur l’organisation (comité économique et social, conseil de la vie sociale, conseil d’administration, assemblée générale…).

Gouverner par l’alliance revient également à penser autrement le rapport au travail. Non plus comme l’exécution docile de consignes mais comme l’élaboration partagée entre tous à partir d’une réflexion – d’une délibération démocratique – sur les manières de faire (pas des procédures et protocoles mais des accords provisoires et évolutifs autour de bricolages sociaux de proximité). Autrement dit, le travail ne trouve plus son sens dans le régime des prescriptions mais dans ce qu’Yves Clot nomme le travail réel.

Gouverner par l’alliance suppose enfin d’inverser totalement le régime de légitimité. C’est le lieu même de production de l’action – par l’alliance entre professionnels et usagers – qui est, dans le même mouvement le lieu de la légitimité de ce qui se fait. Pour le dire autrement, il s’agit de remplacer la légitimité descendante des pratiques (les recommandations de bonnes pratiques professionnelles et autres cadres normatifs imposés de l’extérieur) par une légitimation ascendante, conçue et agie sur les lieux des pratiques réelles.

  • La dirigeance par l’alliance

Il semble alors inéluctable que cette perspective d’une nouvelle alliance entre professionnels et usager modifie considérablement le cadre fonctionnel de la dirigeance. Parce que ce qui est central ce n’est plus le contrôle des pratiques par la hiérarchie mais ce qui se joue dans la rencontre singulière des intervenants et des bénéficiaires, il nous faut, symboliquement, inverser la pyramide organisationnelle.

En effet, si l’on reconnaît que le cœur de l’action c’est la manière dont les uns et les autres s’allient dans un but commun, négocié, partagé et formalisé, la fonction hiérarchique ne vient plus peser par le haut via des procédures de contrôle et de vérification. La fonction hiérarchique devient une responsabilité de soutien à apporter aux acteurs : soutien à leur capacité d’agir. Cela suppose que les cadres dirigeants sécurisent les contextes de travail et aménagent les marges de manœuvre dont ont besoin les acteurs de l’alliance.

Diriger par l’alliance revient à repenser les cadres collectifs de production de l’action afin de créer les conditions d’une délibération collective capable d’associer chacun dans la négociation des alliances nécessaires pour répondre aux besoins et aux situations.

Diriger par l’alliance revient également à transformer les rapports de travail au sein des organisations. Essentiellement en ouvrant une place aux personnes concernées par l’action qui prennent place dans les instances définissant le travail (lieux de décision, recrutements, budgets, projets, etc.) et, bien entendu, en ouvrant également une place à la co-construction avec les professionnels. La dirigeance apparaît ici comme une œuvre de régulation permettant à l’organisation de déployer toutes ses potentialités en s’appuyant sur ses parties-prenantes.

Diriger par l’alliance suppose enfin de ne plus attendre que la légitimité de ce qui se fait vienne « d’en haut », de décideurs extérieurs mais des lieux où se passent les choses, où les choses se font concrètement. La dirigeance trouve sa légitimité de manière profondément immanente, au cœur du travail réel, aux côtés et avec les acteurs du premier rang.

Conclusion

La perspective ouverte ici d’une nouvelle alliance nous semble une voie à explorer pour ouvrir  un horizon de sens aux pratiques de terrain en fondant les légitimités de la gouvernance, de la dirigeance et des fonctions professionnelles sur une réelle capacité à faire ensemble, à coconstruire, par la base, une société solidaire.

[1] Actualités Sociales Hebdomadaires, 29/09/2023.

[2] Décret n° 2024-583 du 24 juin 2024 relatif à la durée minimale d’exercice préalable de certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement de santé, d’un laboratoire de biologie médicale ou d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire.

[3] Toutes activités confondues, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) identifiait 539 000 emplois vacants au premier semestre 2024.

[4] Clôture de la Conférence des métiers de l’accompagnement social et médico-social, Paris, 18 février 2022.

[5] Avis du Conseil économique, social et environnemental du 9 décembre 2020 : « Le travail à domicile  auprès des personnes vulnérables : des métiers du lien ».

[6] Ministère de la santé et de la solidarité, Haut Conseil du Travail Social, Livre vert. 2022.

[7] Ministère de la santé et de la solidarité, Haut Conseil du Travail Social, Livre blanc, 2023.

[8] Viviane Tchernonog, « Lionel Prouteau Le paysage associatif français », Dalloz, 08/2023 – 4e édition.

[9] Décret n° 2024-166 du 29 février 2024 relatif au projet d’établissement ou de service des établissements et services sociaux et médico-sociaux.

[10] Tableau de bord de la performance dans le secteur médico-social de l’Agence Nationale d’Appui à la Performance (ANAP) ; Référentiel d’évaluaton sociale et médico-sociale de la Haute Autorité de Santé…

[11] Le managérialisme se présent comme « une montée en puissance des managers : remplacement de professionnels et intellectuels par les technocrates au sein des organisations et au niveau de la société. » Institut de la gestion publique et du développement économique : https://books.openedition.org/igpde/16413?lang=fr

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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