La participation des usagers au regard des évolutions récentes de l’action sociale et médico-sociale : essai de prospective

par | Mar 9, 2018 | Droit des usagers | 0 commentaires

Introduction :

Pour comprendre les enjeux de la participation des usagers aujourd’hui pour demain, nous devons nous livrer à une rapide étude prospective sur l’évolution du monde. Celle-ci nous renseigne sur la manière dont les figures d’usagers – les catégories, les typologies, les profils… – évoluent et vont évoluer. De là, nous pouvons en tirer quelques conclusions – critiques – sur la manière de concevoir la participation des usagers et sur la plus ou moins bonne adéquation des dispositifs de l’action sociale et médico-sociale aux mutations de notre société.

  1. Dans quel monde sommes-nous ? Vers quel monde allons-nous ?
    • Individus et sociétés

Ce qu’il convient de nommer l’explosion démographique de la société, liée à la baisse relative de la natalité et à l’accroissement extraordinaire du nombre de personnes âgées est un élément majeur de la reconfiguration de notre société. Ces mutations, outre les questions sociales qu’elles posent – le problème étant de savoir comment accompagner le grand âge et surtout quels moyens acceptons-nous d’y consacrer – transforment en profondeur la structure de la société : rapport jeunes/vieux qui amènera les seconds à vivre dans une société d’anciens ; rapport actifs/retraités qui remet en cause les équilibres des comptes sociaux ; etc.

La recomposition des formes de vie « en famille » est aussi un élément essentiel des transformations à l’œuvre. Les notions de parenté, de filiation, de fratrie, de cellule familiale sont à reconsidérer. Les prismes permettant de décrypter ce qu’est aujourd’hui une famille doivent intégrer les multiples formes de parentalité (homo, bi, multi…), la diversité des filiations (génétique, d’état civil, affective, de la vie quotidienne, etc.), les recompositions de plus en plus fréquentes des fratries (frères germains, utérins, consanguins, sans lien génétique…), la manière dont la « famille nucléaire » s’est déconstruite pour donner lieu à des formes nouvelles de communautés familiales hybrides.

Quant à la manière dont la société porte attention à ses membres, nous sommes passés d’une conception de la solidarité – héritée de la révolution française et du Conseil National de la Résistance – à une société du « care », mais d’un care sélectif, c’est-à-dire où le « prendre soin » suppose des catégorisations par publics bénéficiaires. Les dispositifs de la solidarité nationale ne sont pas les mêmes et n’apportent pas les mêmes garanties selon que l’on est malade, handicapé, vieux, délinquant, étranger, femme, etc. Insidieusement, le regard de la société sur la vulnérabilité a muté à due proportion des incapacités des politiques publiques à les éradiquer.

Mais cette idée même de solidarité nationale a été ébranlée par le relatif échec de l’ambition laïque de notre République. Là où il s’agissait de faire vivre en harmonie des communautés différentes, réunies dans un même désir de faire Nation, l’histoire récente nous montre que les querelles d’intérêts ne cessent de former le lit d’exclusions de plus en plus radicales.

Le décor de cette mutation – régression ? – du projet républicain est l’impossibilité de conduire un dialogue interreligieux laissant place à la diversité des expressions. Incapacité qui conduit à la stigmatisation de certaines religions avec les effets– cause ou conséquence ? – que l’on sait…

  • Economies et territoires

L’évolution économique nous laisse spectateurs impuissants d’un implacable creusement des inégalités. Ce clivage est certes « adouci » par une élévation tendancielle du niveau de vie des plus pauvres. Mais jamais l’écart entre les plus riches et les plus pauvres n’a été aussi important en France, rendant d’autant plus insupportable la situation des exclus. Sous l’impact de ce mouvement massif, les catégories sociales se trouvent totalement reconfigurées : disparition des « classes moyennes », réapparition d’un Lumpenprolétariat, réduction du nombre des salariés, augmentation en conséquence de nouvelles formes de travail, ubérisation de la société, etc.

La théorie économique dominante – « mainstream »– semble hermétique à de nouvelles approches des échanges sociaux plus portés sur des formes collaboratives de dons et contre-dons, valorisant une économie circulaire et les circuits courts. Cependant, dans un contexte de pensée libérale et capitaliste, d’autres formes de vie économique émergent et cohabitent dans une société qui ne se résigne pas à n’être qu’une société de marché. Si celles-ci en limitent les effets, cela n’empêche pas une gestion brutale des flux mondiaux où l’humain ne semble pas toujours peser.

Les formes de territorialités se recomposent également dans un enchevêtrement de découpages des espaces administratifs, économiques, culturels, historiques ou géographiques. Cependant, à l’heure où le global domine sous le joug des visées des plus nantis, le local retrouve une légitimité pour refonder de nouvelles identités sociales. Mais le local peut aussi vite devenir le lieu d’enfermement des exclus du jeu globalisé des échanges économiques.

Mais ce réagencement d’un monde globalisé où le concert des nations met en jeu de nouveaux marchés, des nouvelles hégémonies, de nouveaux (des)équilibres, a des effets pour chacun dans sa vie quotidienne que nous peinons à analyser sur un autre registre que la simple dénonciation.

Cependant, de nouvelles formes de solidarité apparaissent, plus en proximité des personnes fragiles, plus familiales, de voisinage, d’associations non professionnalisées. Des liens se tissent ou se retissent dans les quartiers et les villages, des réseaux se forment sur le fondement de solidarités nouvelles, des échanges se structurent sur un principe d’engagements réciproques.

  • Sciences et cultures

Sur le plan des connaissances, l’ère du numérique révolutionne totalement le rapport de chacun à la connaissance, d’une part, compte tenu du volume de connaissance capitalisé aujourd’hui et, d’autre part, du fait de l’aisance d’accès à celui-ci. Cependant, cette recomposition de notre société de l’information ne réforme pas complètement les anciennes distinctions et clivages sociaux. Les positions sociales se recomposent dans une nouvelle distribution cognitive qui n’empêche ni les rapports de domination, ni les exclusions de certains.

Sans parler des révolutions en cours dans le domaine des neurosciences ou des nano-thérapies, nous pouvons noter que ces progrès des sciences et techniques, sous l’effet de cette digitalisation du monde, a des conséquences également dans tout ce qui constitue des prothèses assistant la vie de chacun – du téléphone devenu smartphone aux équipements spécialisés. L’homme augmenté n’est plus une fiction, nous avons aujourd’hui la possibilité d’accroître, grâce à des « machines » ou des dispositifs, nos performances humaines. Plus banalement, les robots deviennent des assistants de la vie quotidienne et vont concerner de plus en plus les personnes handicapées et les personnes âgées dépendantes. En ce sens, la question des vulnérabilités doit être totalement reconsidérée.

Une sourde révolution qui peine à sortir de sa gangue est celle des rapports femmes/hommes. Ce long chemin de la libération des femmes est loin d’être abouti. Il existe là un rapport de force qui doit être identifié comme un lieu essentiel de résistance à l’émancipation de notre société, un enjeu majeur de l’avènement d’un nouvel humanisme, un levier puissant de transformation de la société. La question du genre émerge aujourd’hui comme le symptôme de recompositions qui sont déjà à l’œuvre mais que la domination machiste ne permet pas d’entrevoir.

Enfin, sans pouvoir tout citer de ce qui se joue dans le domaine des sciences et de la culture, nous repérons la montée en puissance d’une société des loisirs et en filigrane de cette évolution, la modification du rapport au travail. Celui-ci se joue sur plusieurs plans : d’une part l’idée se généralisant que le travail n’est pas l’alfa et l’oméga de l’insertion sociale, d’autre part que la notion de plein emploi n’a peut-être plus de pertinence dans une industrie des robots et de l’automatisation, mais aussi que la notion d’activité – intégrant l’art, l’artisanat, l’expression de soi – prend le pas sur celle de travail, bref, que nous arrivons peut-être à la fin du cycle de la société salariale.

  • Relations internationales et géopolitique

Il ne serait pas sérieux, dans cette analyse, de ne pas prendre pas en compte la dimension planétaire des enjeux contemporains. Les relations internationales sont passablement déterminées – hier comme aujourd’hui mais sans doute de façon plus massive – par les crises que connaissent les démocraties : crises de légitimité, crises d’efficience, crises de pérennité, crises de stabilité… Les sécurités sur lesquelles s’est reconstruit le monde après la seconde guerre mondiale – sécurités reposant parfois sur l’équilibre des peurs, voire de la terreur quand on pense à l’armement nucléaire – sont largement remises en cause au 21ème siècle. Les séismes que connaissent certains États ont pour effet de générer des flux d’exils tels que notre planète n’a jamais connus.

Parmi des déstabilisations que connaissent les principes démocratiques, l’Europe constitue une illustration de premier plan. La crise avec les pays du sud de l’Europe (Grèce, Portugal, Espagne), le Brexit, les velléités d’autonomie de certains territoires (Catalogne…) sont autant de phénomènes qui distillent un doute sur la santé démocratique de nos États développés. Mais, renforçant ce sentiment d’un déficit de la dimension citoyenne de l’Europe, celle-ci ne cesse de produire toujours plus de normes, de règlements contraignants, de directives rigides. Comme si l’inflation normative pouvait colmater cette crise des démocraties.

Finalement, c’est le rôle et la place de l’État qui sont interrogés, objets de critiques, cause de flous dans les modalités de gouvernance du pays. Le fond de tableau de ces remises en cause de l’État, c’est la conversion générale au néo-libéralisme qui porte aux nues les vertus de l’entreprise privée lucrative et remet en cause la charge que représente la fonction publique. C’est la conversion des administrations au nouveau management public – new public management – qui représente le résultat le plus sensible de cette évolution : tout peut faire marché et les règles de la libre concurrence sont présentées comme les formes les plus vertueuses de la régulation publique.

Plus fondamental encore, nous observons de redoutables dérives quant à la manière d’apprécier l’universalité des Droits de l’Homme. Leur application, qui subit d’inévitables aléas selon les moments, les époques, les pays ou les communautés humaines où ils tentent de se déployer, est remise en cause au nom de principes qui prétendent leur être supérieurs : la préservation des identités culturelles, la sécurité nationale, le rejet des « profiteurs », etc. Au final, c’est le principe même de respect de la dignité humaine, inscrit dans l’article premier de la convention internationale des droits de l’homme qui est mis à mal : camps de réfugiés, centre de rétention, déportation de communautés ethniques, violation des droits fondamentaux, etc.

 

  • Environnement et climat

Ce sombre tableau se déroule sous nos yeux dans un contexte climatique inquiétant. Le réchauffement de la planète n’est plus une hypothèse mais une réalité dont les effets se cumulent implacablement, parsemant le globe de catastrophes de plus en plus fréquentes et précipitant des peuples entiers sur les chemins de l’émigration vers des terres moins hostiles.

Ces drames provoquent sans doute des prises de conscience et font naître de nouvelles préoccupations environnementales dans la vie de la société. Les rapports sociaux de production se reformatent sous l’effet d’un désir de ne pas nuire aux futures générations en leur laissant une terre plus habitable.

Ces prises en compte collectives des problèmes environnementaux s’associent étroitement avec une conscientisation individuelle qui provoque l’émergence de nouveaux comportements plus écologiques. La conscience d’agir avec ses proches pour les protéger et préserver ceux qui sont éloignés mais aussi pour assurer l’avenir de tous est un puissant moteur pour rénover les postures individuelles.

  1. Quels seront les usagers de l’action sociale et médico-sociale ?

Ces grandes mutations du monde reconfigurent ce que nous nommons les « figures d’usagers ». Tentons d’en cerner quelques traits.

  • Recompositions catégorielles

De manière évidente, l’accès quasi généralisé au très grand âge reconfigure le profil des usagers : globalement, si chacun vieillit tel que le prédisent les statistiques, personne n’échappera au statut d’usager d’un service d’aide à domicile ou d’un Ehpad. De ce fait, la configuration sociologique des usagers est à reconsidérer. Déjà, dans nos maisons de retraite, ils sont d’anciens commerçants, cadres, enseignants, salariés, femmes au foyer ayant élevé des enfants. Bref, ce ne sont pas tous des personnes en difficulté relevant de l’aide sociale.

Les recompositions des formes familiales bousculent profondément les repères des services éducatifs. La notion de maltraitance ne peut plus s’analyser selon les seules normes occidentales de la famille nucléaire. Même l’identification des risques de la monoparentalité sont remis en cause par des modes de vie plus ouverts. Les usagers de la protection de l’enfance n’ont plus les profils d’il y a 35 ans (époque de la circulaire Barrot sur l’ASE).

Mais les modalités de prise en charge des bénéficiaires connaissent également des modifications substantielles qui, si elles ne reconfigurent pas totalement la catégorie d’usagers, modifie la manière de les voir, de les comprendre, de les identifier. Notre « société du care sélectif » trie, classe, hiérarchise entre les « bons » et les « mauvais » usagers, ceux qui sont victimes de leur sort (âgés, handicapés, autistes…) et ceux qui sont responsables de leurs malheur (migrants, délinquants, SDF…). En effet, si la solidarité nationale perd de son ambition universelle – celle qui avait prévalu à la création de la sécurité sociale –, les usagers en font les frais dans de nouveaux classements administratifs qui les stigmatisent. Pour illustrer cela, il n’est qu’à voir les remises en cause régulières du principe d’inconditionnalité des aides.

Que dire alors des groupes ethniques régulièrement dénoncés à la vindicte populaire ? Une entrée par la question religieuse pour analyser les figures d’usagers permet peut-être de mieux comprendre pourquoi le travail social est si impuissant – par manque de moyens mais aussi par rupture avec les cultures – dans les quartiers dits sensibles. Là, les clivages culturels sont extrêmes par déficit de prise en compte des dimensions culturelles et religieuses.

  • Des classifications hiérarchisées

L’action sociale et médico-sociale est sommée d’intervenir dans un contexte inédit d’inégalités flagrantes. Cette « mission impossible » a des effets sur les figures d’usagers concernés. Paradoxalement, le monde de la grande exclusion, de l’extrême pauvreté, est relativement en retrait des dispositifs d’intervention. Nombreux parmi eux entrent dans le groupe des « non-recours », de ceux qui soit refusent– souvent par méfiance du rôle de marqueur social des dispositifs d’aide –, soit ne peuvent accéder au système. L’usager moyen d’un monde clivé par l’extrême richesse de quelques-uns présente donc un visage conforme aux dispositifs pensés pour eux, mais sans eux.

Mais il existe aussi, dans ce monde complexe, des usagers qui se « débrouillent », recomposent, entre eux, sur un modèle communautaire, des formes de solidarité et de production d’aide qui leurs appartiennent et dont ils sont les auteurs. Nous voyons, dans ces interstices, émerger une nouvelle figure de l’usager, plus autonome, plus acteur, plus militant aussi.

La recomposition des territoires, leur émiettement dans des configurations diverses allant du micro au macro, modifie les catégories d’usagers en fonction de leurs possibles mobilités et leurs capacités d’adaptation. Certains sont des « relégués » (les familles qui ne peuvent s’affranchir des quartiers difficiles), d’autres des « errants » (ces jeunes qui, par choix ou par contrainte, ont définitivement perdu toute notion de sédentarité) ou des « SDF » (qui vivent la rue comme une fatalité pathogène), certains encore sont des « assignés » (les demandeurs d’asile, même s’ils n’échouent pas en centre de rétention), d’autres sont des « assistés » (les pauvres, dits résidents de CHRS, de plus en plus stigmatisés par l’opinion publique dans un contexte où les winners dénoncent l’assistanat). D’autres catégories, plus insidieuses, assignent les usagers dans des « lieux » : par exemple, avez-vous remarqué la différence qui s’insinue entre une structure d’hébergement (Ehpad, CHR…) et une résidence – résider n’a aucune commune mesure avec le fait d’être hébergé !

Mais la recomposition économique mondiale génère, dans des proportions jamais atteintes, des migrations économiques qui n’ont pas, chez nous, la même valeur que celles, politiques, régies par le droit d’asile. Là encore, de nouvelles catégories d’usagers sont construites qui hiérarchisent les personnes : chasse aux « faux réfugiés », exilés issus de pays « sûrs » ou « non-sûrs », migrants relevant de filières, etc.

Dans le même mouvement, nous assistons à l’émergence de nouvelles solidarités – même illégales en ce qui concerne le « délit de solidarité », slogan qui repose en fait sur une loi de 1945 relative à l’aide apportée au séjour illégal. Partout sur le territoire, des actes de solidarités recomposent les liens de proximité. Ce mouvement estompe la distinction historique entre travail social et aide bénévole. Les bénéficiaires de l’un (par exemple une personne relevant du RSA) sont aussi bénéficiaires de l’autre (cette même personne reçoit des repas des Restos du cœur). La personne vulnérable se trouve alors à la fois usager (c’est-à-dire aidée par le dispositif français d’action sociale) et secouru (bénéficiant d’une aide pour sa survie).

  • Être usager à l’heure du numérique

Ce que les chercheurs nomment la « cognition distribuée » dans la « société de l’information » transforme les rapports aux savoirs jusqu’au cœur de l’action sociale et médico-sociale. Les parents d’un enfant porteur d’un handicap rare en savent parfois plus que le directeur de l’établissement spécialisé qui le prend en charge. Des usagers échangent entre eux, via des blogs sur Internet, sur les bons modes d’emploi des dispositifs institutionnels. Cette modification structurelle de la répartition et de la diffusion de l’information ré-agence les positions au sein des organisations. Sans toutefois changer les relations de pouvoir, le rapport sachant / non-sachant n’est plus de même nature.

L’ère du numérique n’a pas que des incidences sur la connaissance mais aussi sur toutes les prothèses techniques qui assistent les humains dans leur vie de tous les jours. Le smartphone révolutionne les modes de communication abolissant les notions de présence / absence. Par exemple, dans le secteur de la protection de l’enfance, cet outil a des conséquences importantes sur les relations entre les enfants placés et leur famille. Autre exemple, le lien social des personnes en situation d’exclusion se joue désormais sur les nouvelles scènes des réseaux sociaux.

En matière prothétique, le handicap et la dépendance disposent maintenant de nouveaux outils de compensation qui reconfigurent le rapport de ces personnes à leur corps, à leur environnement, aux autres. Et nous n’en sommes qu’aux prémices d’une extension considérable des assistances de l’homme par des machines. Ce phénomène modifie déjà, et modifiera encore, la manière d’être et de vivre des usagers.

L’action sociale et médico-sociale n’est pas à l’abri de ce qui se passe dans le domaine des rapports de sexes. La domination masculine, certes remise en cause mais toujours active, organise précisément les places et les rôles et, à cette lutte des places, les usagers n’échappent pas. Il n’est qu’à voir les différences de traitement entre hommes et femmes dans certaines structures (CHRS, centres maternels…). Ce serait une carence que de persister à ignorer la manière dont la question des genres impacte les figures d’usagers.

Globalement l’humanité évolue vers une nouvelle ère dans laquelle le travail, invention récente de la société salariale, tient et tiendra de moins en moins de place au profit d’une société de l’activité choisie et des loisirs (à entendre ici dans un sens très large). Ce nouveau rapport de l’individu à ses occupations habituelles interroge toutes les théories de l’insertion sociale et, particulièrement, de la place de l’activité salariée dans ce schéma. Les hypothèses émises autour d’un projet de revenu universel ou d’allocation de base vont dans ce sens. L’usager est ici à reconsidérer assez fondamentalement dans de nouvelles catégorisations de l’aide, de l’activité, du travail, des ressources…

  • Être usager à l’heure de la mondialisation

La crise mondiale des démocraties a un effet immédiat sur les figures d’usagers avec l’arrivée massive de réfugiés politiques en Europe et, dans une moindre mesure, sur le territoire national. Ces nouveaux publics posent des questions éminemment politiques à nos dispositifs d’action sociale. Dans un contexte plutôt xénophobe, nous sentant incapables d’assumer « toutes les misères du monde », peinant même à y prendre notre part, la figure de l’exilé devient une catégorie significative des usagers de l’action sociale. Ceux-là, mineurs non accompagnés ou majeurs, ont des origines sociales les plus diverses : paysans, ouvriers, intellectuels, industriels, cadres de la fonction publique, militants politiques. Ils brisent l’image du migrant pauvre et illettré, usager historique des centres d’hébergement.

L’incertitude qui pèse aujourd’hui sur l’avenir de l’Europe n’aide pas à comprendre les recompositions en cours parmi les publics qui traversent les frontières de l’union. Aux portes de nos établissements et services sociaux et médico-sociaux se présentent de nouveaux publics difficiles à prendre en compte. Il n’est qu’à citer les Roms pour comprendre cela. Les catégorisations relèvent d’ethnies, de communautés exclues, de groupes marginaux stigmatisés dans le discours officiel (par exemple les « mafias albanaises » qui ont remplacé les « voleurs de poules »).

Ces flux internes, fruits de l’exclusion, externe, résultant des éternuements de la politique internationale, trouvent difficilement des réponses cohérentes en termes de politiques sociales du fait d’un effacement du rôle régulateur de l’État en ce domaine. La conversion étatique, à l’échelle européenne, aux méthodes de gestion de l’entrepreneuriat privé, tend à renvoyer vers des gestions privées – parfois lucratives – ce qui relevait des dispositifs publics d’action sociale. Nous assistons à un clivage entre des aides sociales ciblées sur les non-solvables et des aides payantes, ouvertes au jeu de la concurrence marchande, pour ceux qui disposent des moyens économiques nécessaires. Cette rupture est particulièrement visible dans le secteur de l’aide à domicile. Amalgamer ces deux catégories d’usagers relève d’une confusion majeure, les uns sont bénéficiaires de la solidarité nationale, les autres sont simplement des consommateurs. L’observation plus fine permet ainsi de distinguer l’émergence de nouvelles catégories d’usagers : les insolvables et les clients.

En surplomb de toutes ces évolutions se trouvent les Droits de l’Homme, aujourd’hui mis à mal par l’évolution du monde. L’appel au respect de la dignité de tout être humain est, trop souvent, contredit par des dispositifs d’intervention qui, faute de moyens, de volonté politique, d’analyse suffisante des phénomènes, d’anticipation…, portent atteinte aux droits fondamentaux des personnes accueillies. Nous sommes là en plein injonction paradoxale. Les figures des usagers se trouvent écartelées entre les garanties de droit que leur confère le Code de l’Action Sociale et des Familles et les pratiques réelles des établissements et services. Le mouvement social en cours concernant les conditions de prise en charge dans les Ehpad illustre ce fait.

  • Mutation des liens sociaux

La dégradation écologique de la planète génère une nouvelle catégorie de migrants : les exilés climatiques. Ceux-ci s’ajoutent à la longue liste des déracinés qui viennent, dans les pays riches, tenter d’échapper à la misère. Force est de constater que ces personnes ne sont pas encore totalement intégrées à l’agenda politique et ne font pas encore l’objet de dispositions politiques spécifiques.

La préoccupation environnementale ne modifie pas, en elle-même, les figures d’usagers des établissements et services sociaux et médico-sociaux. L’impact se situe plutôt au niveau du fonctionnement des organisations. Cependant, la manière dont les rapports sociaux se recomposent autour des prises de conscience de notre responsabilité collective pour l’avenir de la planète que nous laisserons en héritage à nos descendants et des nouvelles solidarités qui naissent dans des pratiques telles que les circuits courts, les systèmes coopératifs, l’économie circulaire, etc. ne peut pas ne pas avoir d’effet sur les usagers eux-mêmes.

Dans cette mutation prévisible des formes des liens sociaux, les positions entre inclus et exclus, producteurs et consommateurs, aidants et aidés seront à reconsidérer pour l’avenir même de l’action sociale et médico-sociale.

  1. Quelle adéquation des dispositifs de l’action sociale et médico-sociale à ces évolutions ? Comment y concevoir la participation des usagers ?

Les mutations du monde et leurs conséquences sur les figures d’usagers de l’action sociale et médico-sociales que nous venons d’identifier rapidement nous fournissent une grille de lecture critique des dispositifs d’intervention et de leur évolution vus sous l’angle de la participation des usagers.

  • Lien social et vivre ensemble

Le rapport entre individus et sociétés est marqué de manière contradictoire d’une part par ce que le sens commun nomme la montée de l’individualisme – qu’il serait plus pertinent de nommer « nouvelles formes d’individualité » – et de nouvelles expressions de collectifs que nous peinons à identifier positivement – les réseaux sociaux, les mobilisations éphémères, le phénomène pétitionnaire sur Internet… Dans ce contexte, le droit des usagers de l’action sociale et médico-sociale reste pensé comme un droit individuel – alors que l’expression des situations suppose une dimension collective – lié à un statut – alors que l’usager du 21ème siècle refuse cet enfermement (Cf. les débats récents sur les invisibles et le non-recours).

Le fait d’être ou de devenir usager concerne potentiellement chaque personne. Le droit des usagers tel qu’il a été conçu en 2002 dans le Code de l’Action Sociale et des Familles reste marqué par le champ du handicap et, pour les autres secteurs, par la notion de pauvreté. L’usager est, avant tout un « sans » (sans domicile, sans autonomie, sans papier, etc.). Il hérite ainsi de tout le potentiel stigmatisant que porte l’action sociale et médico-sociale.

De plus, la recomposition des communautés sociales en dehors, sans ou à côté de l’institution familiale classique modifie les formes de l’éducation, de la solidarité primaire et, plus largement, des liens sociaux. Le droit des usagers, fondé sur une logique de places (appartenance à un dispositif où chacun est rangé, classé dans un « case ») ne semble pas tout à fait adapté aux logiques de parcours qui sont mises en avant dans les réformes en cours (société inclusive, une réponse accompagnée pour tous, plates-formes de services, généralisation de l’ambulatoire, etc.).

Les fragilités sociales sont indissociables de l’accès au statut d’usager et au cortège de moyens destinés à assurer la bientraitance des personnes. Sauf que la revendication du « care » – donc l’hypothèse d’être tous des « fragiles » – concerne maintenant tout un chacun. Le droit des usagers ne peut donc rester enfermé dans les établissements et services qui le portent.

L’usager est un citoyen. Si nous ne pouvons plus le nommer usager (Cf. le dernier rapport du CSTS « Refonder le rapport aux personnes : merci de ne plus nous appeler usagers »), si nous le qualifions simplement de « personne », alors soit le droit des usagers n’existe plus en tant que tel, soit nous sommes tous soumis aux dispositions de la section 2 du chapitre premier du titre 1 du livre III de la partie législative du Code de l’Action Sociale et des Familles. L’arrière-plan de ce débat, c’est la conception que nous nous faisons collectivement de la solidarité nationale qui a beaucoup évolué depuis la libération.

Mais ce raisonnement se heurte aux classements de plus en plus précis qui sont construits par les normes administratives pour repérer les usagers et les dispositifs qui leurs sont destinés. Les droits ne sont pas le mêmes pour tous. Déjà en 2004, nous avions dénoncé le fait que les mineurs placés sous main de justice ne bénéficiaient pas des mêmes prérogatives en ce qui concerne le Conseil de la Vie Sociale. Aujourd’hui, par exemple, le fait que les demandeurs d’asile soient placés sous la compétence du ministère de l’intérieur, et non plus comme avant celui des affaires sociales, les prive du dispositif relatif au droit des usagers de l’action sociale.

  • Territoires de solidarités

La survalorisation de la performance économique, associée à la volonté drastique de réduction de la dette publique, nous l’avons vu, creuse le fossé entre très riches et très pauvres. Nous avons indiqué que cette situation clive les bénéficiaires d’aides entre les usagers et les clients. Les premiers sont régis par un statut proche de celui d’administré, les seconds relèvent plutôt du droit de la consommation. Les porosités entre ces deux dispositifs réglementaires ont déjà été étudiées. C’est là une évolution possible du droit des usagers : assimilation au secteur marchand versus réduction à une situation de sous-droit administratif.

Mais il nous faut mesurer ce que provoqueront les reconfigurations des systèmes économiques. Le droit des usagers, peu adapté aux dispositifs auto-organisés plus proche de l’action communautaire, devra évoluer vers la capacité des personnes à décider pour elles-mêmes, à s’organiser en conséquence et à porter une parole plus revendicative.

L’enfermement des usagers dans une simple réalité locale, marquée par un déficit de capital social ne résiste pas à l’analyse des échanges qu’ils développent sur les forums, blogs et réseaux sociaux. Le local et le global ne sont plus différenciables de manière aussi simple. Cette nouvelle complexité des échanges d’informations remet en cause un droit figé au profit de formes plus souples, aptes à s’adapter à la grande diversité des situations singulières.

Il reste cependant un enjeu à refonder un droit des usagers le plus transversal possible afin d’éviter que le niveau des droits garantis soit inversement proportionnel aux niveaux d’exclusion ou de relégation. Là où certains remettent en cause les garanties issues de la loi 2002-2, sous prétexte de la difficulté à les mettre en œuvre – plus liée aux résistances des professionnels qu’à la structure intrinsèque de ces droits –, il est urgent de réaffirmer un droit universel, permettant aux plus fragiles de disposer de mesures plus fortes de protection de leur pouvoir d’agir et de promotion de leur citoyenneté.

Il ne faudrait pas non plus que la valorisation des solidarités de proximité – nous pensons ici, par exemple, à tous les dispositifs destinés à soutenir les aidants familiaux – estompe le fait que tout bénéficiaire de la solidarité nationale jouit indubitablement d’un droit de tirage sur l’aide publique qui ne porte aucunement atteinte à ses droits de citoyen et à son pouvoir de participer pleinement à la vie de la cité.

  • Une course à la participation

Nous l’avons vu, l’évolution des sciences et des technologies comporte de nouvelles manières de faire et de nouvelles formes de soutien à l’humanité de chacun. Le premier plan de cette révolution, liée à l’ère numérique, concerne la révolution informationnelle qui recompose les positions sociales des acteurs. Les dispositifs prévus pour l’information et la participation des usagers (livret d’accueil, contrat de séjour…) ne doivent-ils pas, aujourd’hui, être profondément repensés sous l’impact de la numérisation du monde ?

La prise en compte de l’usager par des machines, potentiellement mieux traitantes que les professionnels, nous invite à réfléchir la question des droits et de la participation. En effet, faudra-t-il légiférer les rapports de l’homme à la machine pour aller vers une responsabilité juridique des robots et donc un statut juridique inévitablement associé à l’affirmation de droits et de responsabilités ? Cette question ouvre un vaste champ qui dépasse le cadre de ce texte.

Le statut des femmes ne fait l’objet d’aucune remarque dans le dispositif concernant le droit des usagers. Cela doit être interrogé. Par exemple, pour illustrer ce point, la parité ne devrait-elle pas devenir la règle dans les Conseils de la Vie Sociale ?

Si la place du travail tend à se modifier dans la vie et le fonctionnement de la société, il n’en reste pas moins vrai que la vieille notion sociologique de catégories socio-professionnelles (CSP) conserve toute sa pertinence. Une analyse des usagers investis de fonctions de représentation devrait être faite au regard des CSP d’origine de ces personnes. Elle révélerait simplement que les distinctions sociales perdurent, traversant les dispositifs de participation, et qu’il n’est pas raisonnable de mettre tous les usagers sur un pied d’égalité : dans la course à la participation, certains partent avec du retard…

  • Droit des usagers : gadget ou Droit de l’Homme ?

L’impact des relations internationales et des mutations géopolitiques n’est pas aisément évaluable dans une analyse plus « micro » de la participation des usagers. Le travail social doit cependant statiquement reconsidérer ses catégories d’action. Avec l’arrivée importante de migrants (exilés, émigrés économiques, déplacés climatiques) l’aide se déplace aux confins de l’action humanitaire. Nous avons identifié ce changement de posture des personnes accompagnées (de l’usager vers le secouru). Ce mouvement pourrait recomposer radicalement les choses : secourus, les bénéficiaires n’ont pas les mêmes droits que s’ils sont considérés comme usagers. D’abord parce que le temps de l’accompagnement est beaucoup plus bref dans le premier cas que dans le second.

Le droit et la participation des usagers, dans sa configuration actuelle et ses évolutions prévisibles, est aussi à considérer dans un cadre européen, plus marqué par des droits attachés à la personne, indépendamment de son contexte, que des droits attachés à la citoyenneté de celles-ci. Si le droit des usagers s’est construit, en France, sur cette seconde considération, son évolution sous l’impact de normes de plus en plus étroites et contraignantes (par exemple, en ce qui concerne la jurisprudence sur l’engagement de la responsabilité personnelle ou des dirigeants associatifs) tend plutôt vers un rabattement sur les individus

La privatisation de plusieurs secteurs d’activités – particulièrement en ce qui concerne les personnes âgées – renvoie la régulation des actions à un équilibre quasi-marchand de l’offre très dépendant des seuils de rentabilité des activités. Le droit et la participation des usagers dans ce nouveau contexte, outre les références au droit de la consommation déjà évoqué, se délite dans ce qui pourrait devenir une sorte d’errance des personnes à la recherche de la meilleure proposition ou du meilleur rapport qualité prix. Il n’est pas certain que la garantie des droits fondamentaux soit bien assurée dans ce contexte.

Le droit des usagers risque ainsi de se trouver désarrimé des Droits de l’Homme qui en sont pourtant l’origine philosophique et le socle juridique. Affirmer le droit des usagers sans les référer aux libertés fondamentales qui garantissent le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains revient à en faire un simple gadget qui, selon les cas, alimente la bonne conscience des professionnels ou sert d’argument de vente.

  • Vers une écologie participative

Si les préoccupations environnementales et climatiques gagnent du terrain dans la conscience collective et les comportements individuels, il serait nécessaire d’y situer la question du droit et de la participation des usagers. Cet aspect avait été très discrètement évoqué lors du grenelle de l’environnement mais sans trouver réellement un écho. Pourtant, il est urgent d’affirmer que l’avenir de la planète constitue notre destin commun et rend tous les humains indéfectiblement solidaires. Il est prévisible que cette prise de conscience de nos interdépendances – entre humains et avec la nature – modifiera en profondeur la manière dont chacun s’inscrit dans le jeu social. Les concepts d’exclusion, de marginalité, ne résistent pas à cette nouvelle réalité. C’est ensemble que nous assurerons notre destinée. « Faire ensemble » pourrait ainsi devenir la matrice de toute œuvre humaine. Chacun y verra le lien qui peut ainsi être établi entre les enjeux écologiques et la participation des usagers. Nous pourrions parler d’écologie participative.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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