Treize ans après la loi de janvier 2002, sept ans après la création des agences de pilotage du secteur de la santé, du social et du médico-social – ARS, ANESM, ANAP… – quel bilan peut en être tiré au moment où la perspective de concentration des instances d’orientation de l’évaluation dans la Haute Autorité de Santé converge avec la perspective de recomposition des administrations territoriales.
Quel bilan dans ce contexte et quelle perspective pour les évaluations internes/externes des établissements et services ?
INTRODUCTION
Si l’on prend le temps de relire la brève histoire de l’évaluation interne / externe dans le secteur social et médico-social, on constate que ce n’est pas un long fleuve tranquille. Née de la volonté des législateurs, plutôt inspirés par une logique de contrôle, elle a tenté de créer une dynamique interne de changement dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux. En fait, deux tendances ne cessent de s’affronter : d’un côté la tendance rationalisante et instrumentalisante qui tend à réduire l’évaluation à un contrôle de conformité, de l’autre, une approche pragmatique qui tente de s’inventer au plus près des pratiques réelles. Ce conflit n’est pas propre à l’évaluation, il traverse toutes les dimensions de l’action sociale.
Une relecture de la mise en place de l’ANESM et de ses productions permettra d’envisager des pistes stratégiques à ouvrir pour créer les conditions d’une évaluation refondée pour l’avenir de l’action sociale.
1. LES ORIGINES
- L’évaluation dans la loi 2002-2
- Un enjeu : l’amélioration continue de la qualité
Quand les élus de la République ont voté la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale, ils partageaient une motivation commune : améliorer le processus de régulation du secteur de l’action sociale et médico-sociale. Pour ce faire, la réforme comportait plusieurs volets : régime des autorisations, dispositif de contrôle, tarification, garanties des droits des personnes accueillies ou accompagnées et l’évaluation des activités et de la qualité des prestations.
Par isomorphisme avec le secteur industriel, la question de la qualité s’importait alors naturellement dans les établissements sociaux et médico-sociaux. S’imposant comme une évidence, ce concept était congruent avec la volonté des décideurs politiques d’accroître leur maîtrise sur les structures concourant à la mise en œuvre des politiques sociales de l’Etat.
- Un contexte : l’affaire des disparues d’Auxerre
A l’époque, les débats, tant à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat, furent envahis par ce tragique fait d’actualité que fut l’affaire de l’APAJH de l’Yonne. Les élus découvraient que ces établissements, censés protéger des personnes fragiles, pouvaient attenter à leur intégrité jusque dans des actes les plus abjects.
Ce contexte a marqué les orientations législatives : plus jamais ça ! Cette volonté de garantir les libertés fondamentales et les droits élémentaires des usagers a donc été le fond de tableau de la construction de la loi. Pour ce faire, plusieurs leviers seront mise en place : renforcer le pouvoir de contrôle des administrations, mieux encadrer le système des autorisations en le liant à la notion d’utilité, améliorer le pilotage budgétaire, imposer des outils garantissant le droit des usagers et, pour ce qui nous occupe aujourd’hui, rendre lisible, visible et compréhensible ce qui se passe dans les établissements sociaux et médico-sociaux par la généralisation de processus d’évaluation.
- Une perspective : la maîtrise des établissements sociaux et médico-sociaux
Mais l’introduction de l’évaluation répondait, en fait, à une exigence de contrôle. Les débats parlementaires en attestent : Roselyne Bachelot déclarait quant à la création de l’organe chargé de la mise en place de l’évaluation : « cette agence aurait non seulement pour vocation de définir les bonnes pratiques, mais aussi de vérifier (…) que les prestations sont bien de la qualité qui est demandée.[1] » L’intention normative était affichée, confirmée dans les deux chambres et autant par l’opposition que par la majorité : Madame Campion, sénatrice du parti socialiste, déclarait par exemple au Sénat : « L’article 15 aborde un thème essentiel, à nos yeux, celui de l’évaluation, thème qui n’était pas pris en considération dans la loi de 1975. Il nous renvoie à la maltraitance, aux mauvaises pratiques professionnelles et au manque de qualification qui justifient une évaluation objective extérieure à l’établissement afin de garantir le respect des bonnes procédures professionnelles.[2] »
Dans une note publiée au printemps 2001, Pierre Lévy, Conseiller d’Etat, indiquait également : « L’évaluation est bien une modalité de contrôle, même présumé plus relationnel et participatif, puisqu’elle est obligatoire et peut déboucher sur le refus ou en tout cas la fin de l’activité. »
Et il pose bien le dilemme qui va traverser la mise en place de l’évaluation dans le secteur : « Comment concilier l’évaluation qui est une démarche en principe non normative de rationalisation technique avec les logiques, déjà mises en œuvre, qui sont de contingentement et de répartition autoritaire de ressources rares ? »
C’est dans ce contexte qu’est née l’évaluation dans le secteur social et médico-social.
- Les premiers repères que se donne le CNESM
- Une orientation : assurer la représentation de tous les intéressés
Il faut noter que, prévu dès janvier 2002, le CNESM ne sera mis en place qu’en avril 2005.
Cette assemblée est fortement représentative. Elle est composée de manière relativement originale de toutes les forces vives de l’action sociale et médico-sociale (public, privé lucratif et non-lucratif, syndicats salariés et employeurs, fédérations, organisations professionnelles…).
Il faut lire dans la composition de cette première instance de l’histoire de l’évaluation dans l’action sociale une volonté – implicite ou non – de fonder la démarche par une approche consensuelle. En effet, la loi impose l’évaluation dans un champ encore relativement vierge sur cette question. Alors que le secteur sanitaire avait déjà construit – via, à l’époque, l’accréditation de l’ANAES – des protocoles d’analyse assez précis et techniquement au point, rien n’avait encore pénétré les établissements sociaux et médico-sociaux à quelques rares exceptions près.
C’est sur cette scène que vont se construire les prémices d’une doctrine.
- Une ambition : construire une doctrine de l’évaluation propre au secteur
Les acteurs qui se retrouvent dans cette arène[3]se trouvent devant une page quasiment blanche. D’emblée est écartée l’idée de recopier les démarches d’accréditation du champ sanitaire, jugées inadaptées aux spécificités du travail social. De même, la pensée dominante du conseil rejette l’inspiration des démarches de certification de type ISO. La seule piste possible était de construire une doctrine propre au champ social et médico-social. Pour cela, les travaux de la Société Française de l’Evaluation vont inspirer les réflexions. La SFE est née de la volonté de poursuivre l’ambition d’une réelle évaluation des politiques publiques et s’est très vite intéressée aux dispositions propres au social et médico-social.
Le pari était délicat. Il fallait à la fois accueillir l’opportunité de l’évaluation comme moyen d’assoir la légitimité des établissements sociaux et médico-sociaux et en même temps ne pas diluer les fondamentaux du travail pour autrui dans des procédures trop fermées. La ligne de crête qu’entendaient suivre les représentants siégeant au CNESM était étroite.
Le « petit livre vert » du CNESM[4] fixe ainsi les objectifs de l’évaluation interne : Faire évoluer les pratiques et les compétences ; produire des connaissances pour nourrir la décision ; renouveler le dialogue ; valoriser l’action conduite ; s’adapter et anticiper les besoins sociaux ; interpeler pour contribuer à l’évolution du secteur. Le guide fixe les conditions méthodologiques de la démarche et, avant d’en esquisser les contours, livre quelques points de repère fondamentaux : un exercice de prise de distance ; une logique systémique ; une dynamique collective et plurielle ; une démarche contradictoire et critique ; une démarche compréhensible.
- Deux notes d’orientation : le périmètre, le projet et la méthode
Au travers de deux notes, le CNESM fait une exégèse de la loi 2002-2 en matière d’évaluation.
La première note, du 21 octobre 2005, précise d’abord que le périmètre de l’évaluation interne et celui de l’évaluation externe sont les mêmes. C’est le périmètre de l’autorisation et le projet d’établissement afférent qui constituent la matière du processus. Ce qui diffère entre les deux évaluations, c’est le point de vue d’où est porté le regard (l’équipe et l’évaluateur externe).
La seconde note, du 24 janvier 2006, prend position sur la mission dévolue au CNESM par la loi, à savoir de « valider les procédures, références et recommandations de bonnes pratiques professionnelles. » Le débat est essentiel : l’agence va-t-elle dire ce qu’il faut évaluer, comment et avec quels critères en référence à des normes impératives ? Où, position que je défendais avec d’autres, construire des repères axiologiques et méthodologiques pour mobiliser les équipes dans la conduite du changement ? La position adopté par la note peut sembler un peu jésuitique : « il ressort des débats parlementaires, sans ambiguïté aucune, que la rédaction finale de la loi consacre l’hypothèse selon laquelle l’expression « bonnes pratiques professionnelles » constitue l’élément central et commun, les mots « procédures, références et recommandations » permettant d’expliciter le concept. » Mais il faut y lire la ferme volonté de s’affranchir d’un système normatif fermé qui aurait emprisonné l’évaluation dans une procédure de vérification des conformités.
Le CNESM promouvait une évaluation ouverte. Il a été mis fin à ses missions
- Le conflit fondateur de l’ANESM
- Les clivages : privé lucratif / privé non-lucratif / public
Pour comprendre le passage du CNESM à l’ANESM, il faut lister tous les paramètres :
- Le CNESM s’étouffait à mesure qu’il travaillait par manque de moyens : il avait voté une motion en ce sens pour interpeler le ministre ;
- En se saisissant du pouvoir de définir les premiers éléments de doctrine, il perturbait l’intention des pouvoirs publics sur la démarche d’évaluation/contrôle ;
- La ligne théorique et méthodologique qu’il commençait à tracer ne faisait pas l’unanimité des acteurs.
Au fil des débats, des divergences sont apparues entre les acteurs. L’élaboration d’une ligne de conduite révélait progressivement les divergences de vues entre :
- Ceux qui entendent confirmer leur visée lucrative en utilisant l’évaluation – et les référentiels qu’ils s’apprêtaient à vendre – pour se construire une légitimité dans un secteur où ils ne sont pas accueillis à bras ouverts ;
- Ceux qui restent enfermés dans leurs logiques publiques et composent des alliances d’intérêts circonstanciels parfois avec le secteur lucratif, parfois avec le secteur non-lucratif ;
- Les administrations qui entendent conserver une souveraineté sur cet enjeu majeur de la restructuration de l’action sociale et médico-sociale ;
- Mais qui sont divisés entre eux : Etat, ARS, départements, assurance maladie, hôpital…
- Les acteurs les plus proches du champ sanitaire pour lesquels il ne doit pas y avoir de différence dans l’approche qualité de ces deux activités ;
- Les acteurs associatifs qui cherchent à défendre leur « pré-carré » selon des logiques de résistance ;
- Les organisations à visée corporatiste qui tendent à s’isoler dans des systèmes défensifs ne les portant pas à être forces de propositions.
L’installation de l’ANESM a révélé tous ces clivages.
- Le mauvais réflexe : « top-down »
Là où le CNESM générait réellement une démarche « bottom-up », l’arrivée de l’ANESM – groupement d’intérêt public relevant de l’Etat dont le directeur général est nommé par le président de la République – signe l’inversion des logiques. D’ailleurs, la convention constitutive n’a pas prévu de représentation des acteurs dans les mêmes termes que le conseil : les représentants du champ professionnel étaient mis hors-jeu. C’est au prix d’un conflit ouvert, qui a valu l’exclusion du président du CNESM dans la nouvelle instance, et par le truchement du règlement intérieur, qu’a pu être institué un « Comité d’Orientation Stratégique », représentant tous les acteurs du secteur, mais pesant de peu de poids sur les pouvoirs importants du directeur général.
Cette étape de 2007 marque un premier mouvement qui va mettre à mal l’évaluation encore naissante dans le champ de la loi 2002-2.
2. UNE EVOLUTION PROBLEMATIQUE
- Un processus de normalisation
Pour décrypter ce qui est à l’œuvre, il faut resituer la jeune histoire de l’évaluation sociale et médico-sociale dans son contexte sociétal. Je l’avais nommé « tentation de rationalisation de l’humain ».
Quelques éléments pour illustrer ce mouvement :
- La généralisation des fichiers numériques qui cataloguent, trient et étiquettent : au point que la CNIL ne parvient plus à faire face à leur prolifération.
- La croyance de plus en plus répandue qu’une bonne analyse des comportements des individus permet d’établir une prévision fiable de leur devenir (Cf. la récurrence de ceux qui demandent des dépistages précoces basés sur des observations comportementales).
- La visée sécuritaire qui entoure les débats sur la responsabilité pénale des personnes atteintes de troubles psychiatriques qui équivaut à la tentation totalitaire de prêter responsabilité à la folie.
- Plus globalement, la rationalisation de l’humain porte la volonté de maîtriser de tous les comportements humains par la menace absolue de la répression.
- Des thèmes, aujourd’hui banalisés, comme la « tolérance zéro » ou le « zéro défaut » participent de cette volonté de maîtrise rationnelle du monde, et donc, d’une normalisation outrancière.
La promotion de l’idée de qualité et de l’évaluation trouve naturellement sa place dans cette vaste tentation de rationalisation de l’humain. C’est à bon droit que nous devons nous méfier de démarches qui visent à simplifier la vie. Comme si la simplification était le bon moyen d’aborder les situations complexes. La simplification – qui n’est qu’une déclinaison camouflée de la rationalisation de l’humain – rôde autour de nous, dans nos pratiques de management, dans nos pratiques cliniques et dans la manière de les analyser :
- au plan de méthodes de management basées sur des « recettes » à appliquer ;
- au plan d’une définition univoque de la qualité qui ne retient rien de l’aléa lié à la complexité humaine ;
- au plan des outils qui apparaissent en même temps que l’évaluation : indicateurs de convergence tarifaire, coûts cibles, mise en concurrence, etc.
- Le glissement du statut des recommandations de bonnes pratiques professionnelles
C’est dans ce processus de normalisation que le statut des recommandations de bonnes pratiques professionnelles est en train, insidieusement, de se transformer.
Au départ, les premières recommandations ont été pensées comme une sorte d’état des lieux. Elles ont procédé à un inventaire des savoirs au sein d’un champ d’activité, à un moment donné de ses connaissances et de son évolution. Etat des savoirs, les recommandations sont habitées par cette intuition d’être des points de repères fragiles et éphémères dans la longue histoire de la construction des connaissances qui inspirent les pratiques.
A observer l’évolution des productions de l’ANESM, il m’apparaît que les recommandations portent de plus en plus une prétention à dire ce que doivent être les bonnes pratiques dans l’absolu, là où précédemment, elles décrivaient ce que pouvaient être les meilleures pratiques en toute relativité des situations réelles.
Quelques « indicateurs » qui dévoilent cette tendance redoutable :
- Le décret du 15 mai 2007 prévoit dans son annexe définissant le contenu du cahier des charges pour la réalisation des évaluations externes que celles-ci doivent examiner certaines thématiques et registres spécifiques, dont : « 8° La prise en compte des recommandations de bonnes pratiques professionnelles dans les modalités de réponse apportées aux usagers. » Ce qui donnera lieu, dans des rapports d’évaluation externe à une liste des recommandations publiées avec, au regard de chacun d’elle, une mention de l’évaluateur externe sur leur plus ou moins bonne prise en compte[5].
- Suite à des faits de maltraitance dans des établissements de personnes âgées (révélées par une émission de télévision utilisant une caméra cachée), Nora Bera, alors secrétaire d’État chargée des aînés, déclarait le 2 décembre 2009 : « Je veux rendre obligatoire, au besoin par la Loi, la publication et la diffusion d’une évaluation indépendante et sérieuse, lisible pour nos concitoyens, de chacun des établissements susceptibles d’accueillir les personnes âgées dépendantes. Au regard de cette évaluation, je veux que les risques structurels de maltraitance au sein de ces établissements soient tout particulièrement évalués et cotés, pour être portés à la connaissance de chacun (…).Cette mission sera confiée à l’Agence Nationale de l’Evaluation et de la qualité des établissements et services Sociaux et Médico-sociaux, dont le rôle devra être amplifié. »
- La décision du 23 décembre 2014 du Conseil d’Etat concernant la recommandation ANESM/HAS « Autisme et autres troubles envahissants du développement : interventions éducatives et thérapeutiques chez l’enfant et l’adolescent ». Cette décision annule pour des motifs de forme la recommandation commune aux deux agences pour ce qui concerne l’ANESM car le Conseil Scientifique n’a pas été consulté. Le Conseil d’Etat déclare « que ce défaut de consultation, qui a privé d’une garantie les établissements et services auxquels la recommandation peut être opposée, a constitué une irrégularité de nature à entacher sa légalité, en tant qu’elle concerne les établissements et services sociaux et médico-sociaux… » « La recommandation peut être opposée » : le virage est pris, les recommandations deviennent des consignes opposables à appliquer.
- Cette recommandation relative à l’autisme ouvre, au-delà des questions de forme qui ont retenu l’attention du Conseil d’Etat, un autre débat. Elle prend position sur les « bonnes » et les « mauvaises » méthodes d’accompagnement. Elle déclare : « Sont recommandées auprès de l’enfant les interventions personnalisées, globales et coordonnées débutées avant 4 ans et fondées sur une approche éducative, comportementale et développementale. ». Précisant plus loin : « Parmi les approches éducatives, comportementales et développementales, les interventions évaluées jusqu’en septembre 2011 concernent les interventions fondées sur l’analyse appliquée du comportement dite ABA, le programme développemental dit de Denver ou le programme « traitement et éducation pour enfant avec autisme ou handicap de la communication » dit TEACCH. A l’inverse elle affirme : « L’absence de données sur leur efficacité et la divergence des avis exprimés ne permettent pas de conclure à la pertinence des interventions fondées sur : les approches psychanalytiques ; la psychothérapie institutionnelle. »
- Le préambule de cette recommandation, datée de 2012 et confirmée par l’ANESM en janvier 2015 précise : « Les recommandations suivantes ont été considérées comme étant celles à mettre en œuvre prioritairement pour améliorer la qualité des interventions délivrées aux enfants/adolescents avec troubles envahissant du développement… » Ce qui n’est pas la même tonalité, par exemple, de la présentation générale de la recommandation « Ouverture de l’établissement à et sur son environnement » de décembre 2008 : « L’utilisation de cette recommandation doit être adaptée à chaque établissement et ces propositions ne sauraient être figées dans une liste exhaustive d’items à mettre en œuvre. Il est de la responsabilité de chaque équipe de choisir et de s’approprier ces propositions. »
- L’usager au centre de la bagarre
Bien entendu, tout ce mouvement de rationalisation, de normalisation et de contrôle n’a, officiellement, qu’un objectif louable. Il s’agit d’assurer la meilleure prestation de qualité en réponse aux besoins de l’usager. Pour cela, l’usager a été placé au « centre du dispositif » sans que cette expression – politiquement correcte s’il en est – ne soit jamais interrogée. Pourtant…
Mettre l’usager au centre, c’est placer l’individu au milieu du cercle des intervenants pour son bien. L’usager n’est pas partenaire, il est cible. Une toute autre démarche consiste à placer le projet de l’usager au centre de l’action. Dans cette configuration, l’usager est membre du cercle de ceux qui portent le projet. Il est acteur, co-constructeur de son projet, à égalité avec les autres. Il n’est plus la cible, il est partenaire.
Tout cela pour dire que la pensée unique développée autour de la place de l’usager n’est qu’un leurre qui masque bien autre chose :une vaste entreprise d’instrumentalisation des acteurs, tant usagers que professionnels, et, surtout, des organisations de travail. De nombreux éléments concourent à créer les conditions d’une rationalisation instrumentalisante du travail social :
- La loi organique des lois de finance (LOLF) qui a introduit les notions de programme, de Budget opérationnel de programme (BOP), d’évaluation, etc. Elle rebase les crédits publics en les centrant sur l’action, son utilité et son niveau de performance. Tout euro dépensé doit, désormais, être un euro justifié…
- La Révision générale des politiques publiques (RGPP), remplacée par une forme moins agressive mais qui produit ses effets avec la modernisation de l’action publique (MAP) les places et les rôles des interlocuteurs sont recomposés : DDCS, DRJCS, ARS, DTARS, CARSAT, DIRECCTE, etc.
- Sous l’effet des évolutions législatives, de la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale (2002-2) à celle de juillet 2009, relative à l’Hôpital, aux Patients, à la Santé et aux Territoires (HPST) en passant par la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 (n° 2005-102), la place et le rôle de ceux que certains rechignent toujours à nommer « usagers » se transforme en profondeur, incitant à une mutation radicale des postures professionnelles, des formes organisationnelles ainsi que des fondements des légitimités institutionnelles.
- L’infiltration, dans les régulations de l’intervention sociale, des règles de l’offre et de la demande inspirées des logiques de marché, sous l’effet de la directive européenne relative aux Services sociaux d’intérêt général (SSIG) ou, plus localement, des appels à projets inaugurés par la loi HPST, exposent les « offreurs de services » à la concurrence, plaçant les associations d’action sociale au même plan que les prestataires lucratifs.
- Le cap fixé par la loi de réforme des collectivités territoriales dont on peut dire que la ligne politique est peu lisible recomposera les territoires, la nature des interlocuteurs et la distribution des compétences.
- Les anciennes délimitations qui structuraient les interventions en différenciant le social du médico-social et du sanitaire volent en éclat sous l’effet, là encore, de la loi HPST mais aussi de programmes qui combinent de manière complexe tous les champs de compétences.
- Dans un contexte de forte tension économique, la charge qu’impose l’action sociale sur les budgets publics est de plus en plus interrogée. Plus qu’un investissement sur l’avenir en faveur de la cohésion sociale dans une république fondée sur l’égalité et la fraternité, le social est considéré comme un coût qu’il convient de réduire au maximum. Les politiques de prévention laissent ainsi la place à des traitements curatifs, décidés dans l’urgence, sans grande cohérence.
- Le phénomène d’agencification des compétences de l’Etat qui tend à effacer le rôle de l’Etat au bénéfice d’autorités administratives indépendantes qui pilotent des dispositifs sans grand contrôle.
- Pendant ce temps, la stigmatisation des publics se poursuit via des fichages informatiques contre les mineurs délinquants, les velléités de détection précoce des troubles de la conduite chez les futurs déviants, la pénalisation de la folie pour mieux contrôler les pathologies mentales qui font peur, des conditions d’accueil et de traitement indignes pour les réfugiés politiques encadrés par un labyrinthe administratif insensé. Seules les personnes handicapées semblent protégées par un discours politique engagé. Mais l’illusion ne résiste pas à l’analyse des lois inappliquées (cf. les obligations d’accessibilité) ou inapplicables (cf. le droit d’inscription dans l’école de proximité en principe garanti à tout enfant handicapé) ou encore réduites à des effets d’annonce faute de moyens (cf. les auxiliaires de vie scolaire). Ce n’est pas mieux pour les personnes âgées où l’insuffisance de moyens ne permet pas de mobiliser les traitements annoncés, notamment en ce qui concerne l’aide à domicile ou la prise en charge des pathologies de la désorientation. Que dire encore des personnes sans domicile prises en otage dans les coûts cibles imposés violemment aux Centres d’hébergement et de réinsertion sociale ? Des travailleurs handicapés en Établissements et Services d’Aide par le Travail contraints à toujours plus de productivité par l’assèchement des aides de l’État ?
Pour ce qui concerne plus particulièrement l’évaluation :
- L’absorption des structures administratives de l’ANESM par l’HAS peut laisser craindre, à terme, une fusion pure et simple. L’assimilation de l’évaluation sociale et médico-sociale à la certification sanitaire signerait la victoire de la rationalisation instrumentalisante sur l’ambition d’une évaluation sachant tenir compte de la complexité de l’humain et des aléas inhérents aux problématiques sociales.
- (En l’état actuel du projet de réforme des territoires) Le quasi-maintien des partitions de compétences entre Etat / Régions / Départements laisse entière la question de l’évaluation (et de sa conduite) pour ce qui concerne les compétences sociales relevant des départements. Chacun a constaté le peu d’empressement qu’ils ont mis à participer aux travaux de l’ANESM et les réticences réitérées de l’ADF devant des références d’évaluation dont ils ne seraient pas les auteurs. Dans chaque département, notamment quand il s’est agi de négocier le financement de l’évaluation, chacun a pu constater l’intérêt que la collectivité départementale portait à cette question.
C’est dans ce contexte que nous devons esquisser des perspectives pour développer une évaluation qui réponde aux besoins des établissements et services sociaux et médico-sociaux.
3. PERSPECTIVES POUR L’EVALUATION
- Contre une norme imposée d’ailleurs : l’appropriation de l’évaluation par les acteurs
Les constats portés sur les évaluations internes qui ont été conduites dans la quasi-totalité des établissements et services sociaux et médico-sociaux font tous état de la forte mobilisation des équipes. L’évaluation interne a été, la plupart du temps, une bouffée d’oxygène. Elle a permis aux équipe de marquer une pause, de faire un pas de côté, pour analyser ses pratiques, en mesurer les effets. Premières du genre, les évaluations internes ont utilisé des référentiels très différents – certains très formatés, d’autres plus ouverts, d’autres encore plus « bricolés » – ce qui a permis de maintenir un bon niveau de diversité dans les processus. Ce qui ressort de cette expérience, c’est que le facteur de réussite de l’évaluation interne est directement proportionnel à la possibilité qu’a eu l’équipe de s’approprier la démarche.
Nous pouvons en conclure – comme dans de nombreuses situations en psycho-sociologie – que ce qui compte, plus que la méthode, c’est la démarche. C’est parce que l’équipe s’est sentie reconnue, investie de la possibilité d’agir, actrice du processus, qu’elle a tiré profit de l’évaluation.
Ce constat permet de prédire ce qui se passera si les référentiels d’évaluation, le choix des items à traiter, les modes de cotation des activités sont édictés en totale extériorité des équipes professionnelles par une agence investie d’une autorité autonome de dire ce qu’il faut faire et de partager le « bon » du « mauvais »…
L’avenir de l’évaluation se situe au cœur des équipes professionnelles et de leurs directions. C’est là que pourra se développer la dynamique naissante découverte par certains lors des premières évaluations internes.
La seule perspective, à mes yeux, est de permettre aux équipes d’être actrices de leur évaluation :
- d’en définir les tenants et les aboutissants à partir de leurs enjeux locaux ;
- d’en construire les outils afin qu’ils soient le plus adaptés possible à leur situation ;
- d’en porter le processus en dehors de toute considération hiérarchique pour en être acteurs aux côtés des autres parties prenantes du projet ;
- d’être dans le cercle d’analyse des données recueillies dans une dynamique d’intelligence collective ;
- d’extraire de la démarche un plan d’amélioration de la qualité qui fixe les objectifs à atteindre dans la conduite du changement ;
- d’aller jusqu’à des indications concernant les politiques publiques et l’organisation des dispositifs environnant l’établissement à destination des décideurs politiques[6].
Mais, me direz-vous, si toute l’initiative est portée par les professionnels, qu’est-ce qui garantira que l’évaluation est bien conduite ?
- Sécuriser les méthodologies de l’évaluation ?
En effet, il est essentiel que l’évaluation ne soit pas une auto justification. Pour cela, elle doit être conduite selon des critères de rigueur et de probité qui doivent être garantis par un cadre méthodologique. Il est essentiel de définir, de stabiliser et de sécuriser une méthodologie de l’évaluation propre au secteur social et médico-social. Ce pourrait être cela le rôle de l’ANESM.
A travers mon propos s’esquisse une distinction essentielle, une ligne de partage déterminante pour l’avenir : entre la forme et le fond ! C’est là que les dérives de l’ANESM que j’ai indiqué plus haut m’inquiètent au plus haut point. Progressivement, l’agence glisse de la forme vers le fond. Là où il faut donner des règles méthodologiques claires, les références qui se construisent tendent à donner des consignes quant au contenu des évaluations.
Chacun sait, pour paraphraser Victor Hugo que la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ! Il est entendu que les questions de forme ne peuvent se traiter indépendamment qui fond qui les supporte. Il ne s’agit pas ici de dissocier deux éléments qui font toujours système entre eux. Mais il s’agit, pour des raisons stratégiques et pédagogiques, de différencier les rôles : à l’ANESM de garantir les formes de l’évaluation ce qui laisse aux équipes la liberté d’en alimenter le contenu.
Si l’on partage la définition de l’évaluation donnée par Patrick Viveret dans son rapport fondateur sur l’évaluation des politiques publiques[7] selon laquelle, « évaluer une politique, c’est former un jugement sur sa valeur », il convient de laisser toute latitude aux acteurs de cette politique – ici, il s’agit du projet d’établissement ou de service – pour délimiter le contenu des items à traiter dans l’analyse. La méthode doit lister les espaces à investiguer pour ne rien laisser de côté – car les équipes pourraient avoir tendance à « oublier » les aspects les plus problématiques de ses pratiques – mais elle doit rester silencieuse sur leurs contenus. Le meilleur référentiel d’évaluation doit être une coquille vide.
Si nous sommes d’accord pour tenir cette ligne de partage entre forme et fond, entre méthodologie et contenu – distinction conçue comme essentielle à l’avenir d’une évaluation spécifique au secteur social et médico-social – alors nous pouvons dresser les contours de la mission de l’ANESM : une instance tierce qui garantit les méthodes évaluatives. Nous pourrions même envisager que l’ANESM forme et accrédite des auditeurs chargés de contrôler le respect des procédures d’évaluation qu’elle aurait validé par consensus. Là, il s’agirait bien de contrôle, mais d’un contrôle strictement limité à la forme et qui n’interviendrait pas sur le contenu élaboré par les parties prenantes de l’évaluation de l’établissement ou du service social ou médico-social.
En fait, cela reviendrait à supprimer la double évaluation interne / externe. Il n’y aurait qu’une évaluation, conduite par l’équipe, sous la responsabilité de la direction, associant toutes les parties prenantes et dont la méthode serait certifiée par l’ANESM via des auditeurs externes.
CONCLUSION : Evaluer avec les usagers
La construction d’une conception spécifique de l’évaluation propre au secteur social et médico-social se joue entre la logique de contrôle et de normalisation et la dynamique de changement et de recherche de nouvelles légitimités (plus visibles, plus lisibles, plus compréhensibles). L’analyse montre que deux conceptions théoriques s’affrontent :
- D’une part une vision positiviste du travail social fondée sur la rationalisation et la performance qui s’inspire de ce qu’Edgard Morin appelle le paradigme de la pensée simplificatrice. Selon cette visée, il suffit de fixer les normes, les moyens de les appliquer et les outils coercitifs pour sanctionner les déviants. L’évaluation prend alors place au centre de ce système disciplinaire.
- D’autre part, une conception pragmatique de la relation d’aide selon laquelle la complexité des réalités humaines et sociales ne peut se réduire à quelques équations. Selon cette posture, c’est au cœur des pratiques que naissent les références pour l’action, c’est en faisant que l’on construit. L’évaluation est alors le moyen de mettre en valeur ces pratiques, de leur conférer une signification qui dépasse les réalités locales pour construire, collégialement, des repères pour l’action.
Pour échapper à la rationalisation instrumentalisante, nous devons donc permettre aux équipes professionnelles de s’approprier les tenants et aboutissants de l’évaluation tout en garantissant une cohérence et une scientificité des méthodes. Pour y parvenir, il faut séparer les questions de méthode des contenus de l’analyse à produire pour évaluer. L’ANESM pourrait être le pivot de cette clarification des méthodes qui ouvrirait un espace libre de créativité pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux.
A ce point de l’analyse, et en conclusion, il faut ajouter un nouvel élément qui permettra de garantir un avenir à l’évaluation : la place qu’y prendront les usagers.
Comment envisager d’évaluer les activités et la qualité des prestations d’un établissement ou service social ou médico-social sans y associer étroitement les premiers concernés, les bénéficiaires ? Le processus d’évaluation doit leur appartenir tout autant qu’aux professionnels. C’est leur affaire que de porter une jugement sur la valeur de ce qui est fait our eux et avec eux.
Il ne s’agit donc pas seulement de les consulter : cela les enferme dans un rôle de client dont le rôle se limite à être ou non satisfait de la prestation.
Il ne s’agit pas non plus seulement de les concerter : cela limite leur rôle à porter une appréciation a posteriori sur ce qui est fait et, au plus, sur la méthode d’évaluation.
Il s’agit de les associer dans une démarche de co-coproduction : il s’agit alors « d’associer les usagers ou leurs représentants au sein de l’instance d’évaluation, à l’analyse évaluative et aux propositions d’amélioration.[8] »
[1] R. Bachelot-Narquin, députée de l’opposition, débats à l’Assemblée Nationale, séance du 31 janvier 2001.
[2] C-L. Campion, sénatrice, parti socialiste, débats au Sénat, séance du 31 octobre 2001.
[3]En avril 2005, j’ai été nommé, en tant que personne qualifiée, au CNESM, ce qui m’a donné la possibilité d’être acteur et observateur de ces temps fondateurs.
[4]L’évaluation interne, guide pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux, Cnesm, septembre 2006.
[5]Déjà, il avait fallu se battre pour remplacer, dans le projet de décret, le terme « application » par « prise en compte » !
[6] En fait, cette liste reprend des éléments présentés dans la recommandation de l’ANESM de juillet 2009 : « La conduite de l’évaluation interne dans les établissements relevant de l’article L312-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles ».
[7] VIVERET Patrick, L’évaluation des politiques et des actions publiques, Rapport au Premier Ministre, 1989.
[8] ANESM, Recommandation de bonnes pratiques professionnelles, « La conduite de l’évaluation interne dans les établissement et services… », avril 2009, p.30.
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