Le droit des usagers au risque de l’individualisme

par | Mai 23, 2004 | Droit des usagers | 0 commentaires

« Si la relation éducative se résume à appliquer des droits et à rappeler les devoirs de chacun, que devient la capacité démocratique des institutions à faire vivre la sphère publique et à générer des projets collectifs ? »

« Trop de droits tuent le droit » Sous ce titre, Jacques Le Goff[1] publiait, en septembre, une tribune dans Ouest-France dans laquelle il interrogeait cet envahissement de notre vie sociale par les droits, dénonçant ce qu’il nomme la « banalisation de cette langue des droits » dans laquelle le moindre désir risque de se transformer en droit : j’ai envie donc j’ai droit, je peux donc j’ai droit. Il cite Milan Kundera[2] pour qui le monde est devenu un droit de l’homme et le désir d’amour un droit à l’amour.

Jacques Le Goff nous indique que cette dérive a une double conséquence, je le cite :

  • « Dune part, la multiplication de ces prétendus « droits essentiels » finit par brouiller l’image des droits véritablement fondamentaux, assise du régime démocratique, dans une sorte d’espéranto juridique où tout finit par se valoir. Mais si tout est droit, plus rien ne l’est. »
  • « D’autre part, une telle disposition mine la citoyenneté qui se transforme en perpétuelle requête. En son nom, tout individu frustré dans ses désirs peut se faire passer pour brimé dans son droit et donc passer pour une victime à qui tout est dû. C’est prendre le droit pour une vague sur laquelle on surfe, et non pour le rocher qui fonde et limite tout à la fois.[3] »

Nous voilà déjà au cœur même de notre question : l’affirmation de plus de droits pour les usagers des établissements et services de l’action sociale et médico-sociale ne nous expose-t-elle pas au risque de voir ces droits se dévaluer, se dénaturer dans des revendications individualistes ? Revendications individualistes qui sont très éloignées de la figure du citoyen à laquelle elles se réfèrent pourtant ! En ce sens, le droit peut représenter une épreuve pour le travail social tout autant qu’il est mis à l’épreuve par des pratiques sociales qui perdent pied sur l’essentiel pour se disperser dans une constellation de considérations égoïstes.

Dans ce qui pourrait bien ressembler à une jungle inflationniste et normative, je vous propose trois points de repère qui, à mes yeux, ouvrent des perspectives d’action pour les travailleurs sociaux que nous sommes :

  • Le rapport au droit est un rapport social et politique ;
  • Le droit des usagers est intrinsèquement attaché aux droits de l’homme ;
  • La référence au droit peut représenter une possibilité d’articuler positivement la sphère privée et la sphère publique.

Le rapport au droit est un rapport social et politique ;

J’ai suivi ma formation initiale de travailleur social dans les années quatre-vingt. Il me semble, qu’à cette époque, le droit était perçu avant tout dans le registre de la contrainte, la justice semblait répressive et au service d’un pouvoir étatique. Ce qui était surtout flagrant, c’était la méconnaissance du droit par les travailleurs sociaux : l’éducateur était un technicien de la relation, sa référence à la loi restait des plus aléatoires quand cela n’inspirait pas un rejet parfois primaire. L’irruption du droit dans les pratiques d’action sociale s’est donc jouée sur un terrain d’abord marqué par l’incompétence et par une réelle distance culturelle.

La référence au droit qui monte en puissance depuis quelques décennies est sans doute beaucoup plus inspirée par des références anglo-saxonnes que par un retour aux intuitions des révolutionnaires français quand ils ont inventé le concept d’Etat de droit. Cela a sans doute facilité une acculturation ambiguë du droit dans le travail social. En effet, en France, quand on parle de la loi on pense à la déclaration des droits de l’homme qui dit :

« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » (article 6)

Alors que les pratiques qui s’instaurent en ce moment me semblent plutôt relever de l’expression de volontés particulières, de plus en plus liées à des réclamations individuelles, à l’exigence de reconnaissance de droits personnels, finalement, peut-être à une simple quête identitaire… N’est-ce pas ce que signifie la revendication de certains parents d’enfants placés quand ils disent « J’ai droit à mes enfants ! » ?

On peut ici avancer l’hypothèse que le rapport au droit qui se construit en ce début de XXIème siècle est un rapport de type consumériste. Le droit, la loi, intéressent pour ce qu’ils peuvent rapporter en termes d’avantages individuels. Nous sommes là très éloignés des ambitions collectives de 1789. Le principal travers de cette utilisation du droit, si on se réfère aux personnes en difficulté auxquelles s’adresse le travail social, est l’isolement. Par exemple, on peut mesurer, dans certains territoires ruraux, en quoi l’octroi d’aides financières a contribué à déstructurer des réseaux de solidarité primaire.

Le droit, à travers sa manifestation qu’est la loi, devrait être ce qui permet la vie en société. Sa première fonction est de corriger les inégalités naturelles pour permettre à chacun de vivre en harmonie avec les autres. La faculté donnée à toute personne de faire appel à la justice pour faire valoir ses droits est donc le moyen de la maintenir dans le lien social, de refuser son exclusion hors des libertés fondamentales garanties à tout citoyen.

Une dérive libérale des relations sociales nous fait penser que le recours au droit vise avant tout à préserver des prérogatives individuelles face au groupe social. La procédure n’intègre plus dans le périmètre des droits universels, elle isole d’un collectif jugé hostile à toute affirmation personnelle, à une représentation égocentrique de la liberté. Par exemple, je pense ici à ce couple, parents d’un enfant handicapé, qui multiplie les recours contre les décisions de la CDES[4] et porte l’accusation contre les établissements et services incapables de prendre en charge correctement leur fille. Cette attitude a pour effet immédiat des les isoler un peu plus dans leur souffrance.

Entre une conception du droit référée à la démocratie républicaine et la référence au droit issu de la démocratie de marché, ce sont deux projets de société qui s’affrontent. Le premier est fondé sur des principes d’émancipation collective, le second sur une liberté plus individualiste.

Le risque est de voir ainsi la loi envahir tout l’espace des rapports sociaux. Comme si la loi pouvait remplacer le rapport à l’autre, comme si le juge pouvait arbitrer la vacuité de sens de nos relations interpersonnelles. Cette judiciarisation menace grandement les institutions du travail social. Une approche étriquée de la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale laisse penser que tout se règlera entre professionnels et usagers par des procédures qui, à défaut de rester éducatives, deviendront de plus en plus judiciaires. Dans ce service, par exemple, telle famille est célèbre. Tout le monde sait qu’elle porte en appel la moindre décision du juge des enfants. Le résultat est que les intervenants passent avec eux leur temps dans les procédures (rédaction de rapports, audiences) au lieu de « travailler » avec les parents sur l’évolution des enfants.

J’affirme ici que le rapport que nous entretenons avec le droit est un rapport social et politique. Nous devons refuser de réduire le droit à une simple normalisation de relations destinées à défendre des prés carrés personnels. Nous devons susciter un rapport au droit fondé sur la promotion des libertés collectives, sur le combat émancipateur des plus faibles revendiquant leur pleine citoyenneté. Il me semble que la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale présente des opportunités à saisir pour éviter le repli individualiste et encourager la citoyenneté des usagers. Par exemple en utilisant le conseil de la vie sociale comme un véritable lieu de débat collectif sur les enjeux et le sens des actions. Par exemple en faisant du règlement de fonctionnement le cadre de définition d’un ambitieux projet de vie collective.

Le droit des usagers est intrinsèquement attaché aux droits de l’homme ;

La loi du 2 janvier 2002 que je viens d’évoquer renforce le droit des usagers. Cette restauration du droit des plus faibles n’est pas exempte des ambiguïtés que je viens d’exposer.

Versus individualisme, le droit des usagers représente un droit d’exception destiné à une catégorie spécifique de citoyens inférieurs. Versus solidarité, le droit des usagers est une passerelle attachée aux droits de l’homme.

Le « droit individualiste des usagers » est un droit que nous condescendons à octroyer, une sorte de droit-charité qui, dans la démarche même, maintien des rapports de domination et de contrôle social. L’intervention n’est pas personnalisée mais individualisée. C’est-à-dire que l’individu n’est pas pris en compte dans son individualité – dans ses liens et appartenances collectives – mais pour ce qu’il est, isolément, sans aucune considération pour les réalités collectives qui déterminent, entre autres, sa situation. Ainsi disjoint de ses groupes d’appartenance, l’usager peut être soumis à des procédures sélectives destinées à avantager les plus méritants – le mérite pouvant être l’exacerbation de la réussite personnelle au détriment des autres… Par exemple, quand je présente le conseil de la vie sociale, il m’est souvent objecté qu’en protection de l’enfance, il n’est pas envisageable d’accepter que des parents maltraitants soient élus, ce qui reviendrait à cautionner leurs comportements inacceptables. La seule réponse possible est de rappeler que la loi ne prévoit pas d’exclure certains usagers – hors les cas légalement prévus tels la privation des droits civiques, civils et politiques – au regard de ce qu’ils sont. La loi nous rappelle au contraire que les droits de l’Homme sont les mêmes pour tous, y compris ceux qui nous dérangent le plus. C’est clair, ce droit là n’est pas un droit complaisant, discriminant et sélectif, mais un droit universel.

Le « droit de l’homme des usagers » est inscrit, à mes yeux, dans une dynamique fondée sur les droits de l’Homme. C’est un acte de résistance, de refus du despotisme, des rapports de domination. Ce droit là ne s’octroie pas par la générosité des plus forts, il se conquiert par la volonté des opprimés. Il ouvre à la citoyenneté politique. Le droit des usagers référé aux droits de l’Homme invite chaque « usager-citoyen » à prendre sa part active dans la vigilance collective nécessaire au regard des formes d’exercice du pouvoir, y compris dans les établissements et services de l’action sociale et médico-sociale.

Ces droits «sont continuellement à défendre, à soutenir, à préserver, à acquérir, à conquérir. Ils sont l’expression d’une revendication toujours recommencée, toujours engagée, envers le pouvoir.[5] »

Ne nous trompons pas de références :

  • Le droit des usagers nous expose à un individualisme exacerbé s’il se contente de rester conforme à des prescriptions de droit strictement utilitaristes. En ce sens, en référence au titre de mon intervention, le droit des usagers est un risque. Il s’agit d’un droit impasse qui prive nos interventions de leur sens car il isole au lieu de retisser du lien social.
  • Le droit des usagers clairement identifié aux droits de l’Homme devient une voie d’accès au droit commun, à la possible réintégration de chacun dans le débat démocratique, au droit de tous à contribuer à la construction sociale, à prendre sa part au « vivre ensemble ».

La référence au droit peut représenter une possibilité d’articuler la sphère privée et la sphère publique.

On peut donc penser que la question qui reste sous-jacente aux débats de cette journée est bien celle du rapport entre l’individu et la société (donc de chaque personne accueillie dans sa relation avec cette communauté sociale particulière qu’est un établissement ou un service). Cette question nous confronte à un véritable débat de société car ce qui est en cause, c’est le projet de société lui-même. Et dès qu’il est question de projet de société, le travail social est interrogé sur son utilité, son rôle, sa place. Quelle société voulons nous construire, et notamment à l’égard des plus exclus ? Une société fidèle aux principes d’intégration républicaine ? Ou une société de la réussite et de la performance individuelles ?

Quand la principale organisation des patrons de France déclare qu’il vaudrait mieux solvabiliser la demande plutôt que subventionner l’offre, elle nous propose une forme de « vivre ensemble » : Donnons à chacun les moyens de se débrouiller avec ses besoins et de trouver ses propres solutions en fonction de ce qu’il est. Un tel projet nous éloigne de l’obligation faite à l’Etat d’assumer cette « dette sacrée » que s’étaient fixés les révolutionnaires envers les plus fragiles : leur assurer, par des dispositifs publics adaptés, les droits sociaux garantis par la constitution.

Par exemple, on peut s’interroger sur le sens réel de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie qui, si le système poursuit sa dérive, consiste à verser à une personne âgée les moyens de subvenir à ses besoins du fait de sa dépendance, sans se soucier de l’existence réelle de services de soins infirmiers ou d’hospitalisation à domicile. Le droit à compensation du handicap, annoncé comme le thème central de la réforme de la loi « handicap » de 75 nous expose aux mêmes risques d’ouvrir un droit individuel au détriment des garanties collectives d’équipement…

Nous sommes devant une véritable alternative : Soit nous réduisons le droit à réaliser les désirs individuels au gré des capacités de chacun ; Soit nous assumons la responsabilité collective de maintenir un tissu social toujours menacé de déchirures.

Je dois dire qu’à mes yeux, le désir ne peut créer du droit. Par contre, le droit crée de la relation.

Si le droit des usagers revient à laisser libre court au désir de toute puissance qui sommeille en chacun de nous, la référence au droit nous enfermera dans un isolationnisme stérile où l’autre est une menace, le collectif une contrainte, la frustration une faute. L’acte éducatif risque alors de devenir une complexe stratégie visant à contourner la rencontre pour empêcher tout recours. En effet, si le droit se contente de délimiter des espaces sociaux individuels et privatifs, à les juxtaposer sans s’occuper de ce qui peut les mettre en lien et de ce qui peut ouvrir des espaces collectifs, le droit représente un risque d’atomisation de la société. C’est cette attitude qui émerge, à notre insu, quand nous avons tendance à opposer droit des usagers et droit des salariés. Comme si le droit des uns pouvait se construire au détriment du droit des autres. Dans ce cas, ce n’est pas de droit qu’il s’agit mais de privilèges.

Si le droit des usagers vise à rendre possible des relations entre tous, au nom de l’appartenance à une citoyenneté commune, la référence au droit nous ouvrira au sens politique d’un destin commun à construire où l’autre est un soutien, le collectif le moyen de dépasser les individualismes, la limite la condition de la réussite. L’acte éducatif devient alors un projet partagé, négocié et contractualisé qui n’oppose pas le professionnel et l’usager dans un clivage procédurier. Ce droit là n’isole pas chacun dans le jardin clos de sa sphère privée, il articule au contraire la dimension du privé avec la sphère publique en donnant à chacun une place, une capacité à participer au débat démocratique, à prendre sa part à la construction de l’avenir.

En disant cela, je pense à des situations très concrètes, vécues dans des établissements. Par exemple quand des parents délégués au conseil de la vie sociale d’un IME décident de mieux comprendre la formation des éducateurs qui s’occupent de leurs enfants. Non pour contrôler mais pour voir comment jouer une réelle complémentarité des interventions et des compétences. Je pense aussi à ce père dont les garçons sont placés en maison d’enfants à caractère social et qui, s’étant présenté au conseil de la vie sociale, me révèle que non seulement c’est la première fois qu’il est élu mais que c’était aussi la première fois de sa vie qu’il votait !

Nous pourrions multiplier les exemples qui montrent la dynamique institutionnelle que peut créer une approche du droit, non sur l’abord de l’individualisme mais de l’ouverture politique à la vie citoyenne, à la responsabilité collective.

Roland JANVIER,

Quiberon, le 10 novembre 2003



[1] Enseigne le droit social, les libertés publiques et la philosophie du droit à l’université de Brest.

[2] M. Kundera, « L’immortalité »,

[3] Point de vue – Ouest-France du 25 septembre 2003.

[4] Commission Départementale de l’Education Spéciale.

[5] « Droits de l’homme et droits de la personne : réflexions sur l’imprudence d’une indistinction » Geneviève Koubi, revue internationale de psychosociologie, 2000, Vol. VI, n°15.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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