En préambule aux propos impertinents qu’a prévu de vous tenir Jean-Marc LHUILLIER de son point de vue de juriste, je voudrais, de ma place de praticien –directeur d’établissements d’action sociale et médico-sociale- utiliser le même ton pour vous présenter les incidences de la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale.
Pour introduire mon exposé, permettez moi de vous livrer une petite recette de cuisine :
Dans une grande marmite :
Si tout se passe bien … ça devrait vous exploser à la figure ! |
Reprenons, si vous le voulez bien, ma recette par la fin pour en extraire toute la saveur :
.1. La loi 2002-2 : Une injonction paradoxale ?
Une logique de tutelle qui repose sur une défiance à l’égard d’institutions auxquelles on transfère de nouvelles responsabilités ?
Faire plus avec des moyens plus contraints ?
- En renforçant une forme de tutelle sur les établissements et services, la réforme de la vieille loi de 75 sur les institutions trahit le soupçon du législateur à leur égard. Il faut bien avouer que ce champ d’activité n’a pas toujours brillé par sa lisibilité et sa transparence…
Une façon de lever cette hypothèque serait de rendre nos dispositifs d’intervention plus compréhensibles –d’abord aux usagers eux-mêmes.
La loi nous offre des opportunités : le livret d’accueil (véritable table d’orientation pour l’usager) ; l’accès à toute information ou document ; etc. Ces dispositions interrogent les mots que nous employons pour dire ce que l’on fait (le jargon est une façon de rester « entre soi »).
- En encadrant plus clairement les moyens budgétaires, la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale ignore superbement ses conséquences financières tout en exhortant les équipes à améliorer les prestations. Il faut dire que la tendance inflationniste qui caractérise l’action sociale ne s’est pas toujours justifiée par une réelle amélioration de la qualité…
Pour déjouer cet effet ciseaux, il conviendrait de mettre en débat le service attendu par l’usager, le service rendu par l’établissement et le service déclaré par les missions[1]. Autrement dit, repérer les intérêts convergents entre les acteurs sociaux et les bénéficiaires afin de mettre en adéquation l’offre et les besoins.
La loi nous offre des opportunités : Au plan individuel, la prestation se personnalise par un débat entre professionnel et usager autour du contrat de séjour ; Au plan collectif, le conseil de la vie sociale met en débat le fonctionnement entre tous les acteurs ; Au plan territorial, le schéma d’organisation pourrait être un espace de débat sur la qualité et la quantité de l’offre de service (au sein, notamment, la commission départementale consultative du schéma d’organisation sociale et médico-sociale).
.2. La loi 2002-2 ignore-t-elle la dynamique citoyenne portée par les associations d’action sociale et les professionnels du travail social ?
Quelle est la saveur des administrateurs gestionnaires ?
Sont-ils porteurs d’un véritable projet de société ? Et les professionnels ?
- En ne citant qu’une seule fois le terme association, la loi du 2 janvier 2002 opère un centrage sur la prestation au détriment de la signification politique des dispositifs d’intervention sociale. Il faut avouer que de nombreuses associations ont perdu l’enthousiasme des temps fondateurs pour se limiter à être des gestionnaires d’établissements…
Les opérateurs des politiques sociales ne peuvent se contenter d’une place d’exécutants, ils sont porteurs d’un projet qui contribue à la production de la société, à la recherche de plus de justice.
La loi nous offre des opportunités : En effet, la promotion de l’usager à partir de sa citoyenneté et non d’un statut d’exception émancipe l’objet associatif en lui assignant une tâche noble : garantir, en actes, le fait que les Droits de l’Homme sont acquis à tous ceux qui vivent dans l’espace social.
- En renforçant le droit des personnes accueillies, la loi laisse penser que l’usager a d’abord besoin d’être protégé de la maltraitance des professionnels, du fait même de leur intervention. Il faut se rappeler que toute la réforme fut accompagnée par le drame des disparues de l’Yonne dont la profession n’a pas à s’enorgueillir…
Les professionnels de l’action sociale ne peuvent se recroqueviller, voire se réfugier, dans leur technique, si pointue soit-elle. Ils occupent une fonction critique : « Ces positions doivent trouver leur place dans le débat public pour rendre à la dimension technique et aux valeurs fondamentales du travail social leur potentiel de promotion d’une société plus démocratique.[2] »
La loi nous offre des opportunités : Tout d’abord en affirmant que les prestations sont délivrées « par des équipes pluridisciplinaires qualifiées » (article L.312-1) ; Ensuite par l’effet attendu des outils qui rendront plus lisibles les actions entreprises en garantissant un contrôle démocratique sur leur mise en œuvre.
.3. Quelle sera l’incidence de la loi sur la fonction de direction ?
Un réflexe sécuritaire qui risque de nous enfermer dans des procédures ?
Le renforcement d’une volonté de maîtrise des responsables ?
- La loi rénovant l’action sociale introduit les pratiques contractuelles, généralise les droits de recours, oblige l’intervention de tiers « défenseurs des usagers », faisant cela, n’apporte-t-elle pas une prime à la procédure (autrement dit, le plus pervers aura l’avantage !) N’est-ce pas là un retour de balancier prévisible tant le droit fut ignoré dans certains établissements où autorité rimait avec autoritarisme ?
Dans une société qui se judiciarise, un peu selon le modèle anglo-saxon, il faut redonner du sens au rapport au droit. Le droit ne vient pas couvrir une déresponsabilisation par le recours au juge, il dit quelque chose d’un projet collectif, des repères que se donne une société. La clarification du rapport au droit contribue à fonder une fonction de direction (rapport à l’autorité) sur des principes de démocratie institutionnelle.
La loi nous offre des opportunités : En positionnant l’usager au centre du dispositif[3] elle n’autorise plus de faire « pour le bien de l’autre » sans le considérer comme sujet, acteur de la prise en charge et évaluateur de premier rang.
- En prenant des mesures qui accroissent les contraintes sur les établissements et services (opposabilité des schémas à sens unique, crédits limitatifs, références et recommandations de bonnes pratiques professionnelles), la loi ne risque-t-elle pas de les instrumentaliser, ôtant toute autonomie au projet, réduisant les marges de manœuvre des équipes de direction ?
Un projet d’intervention sociale ou médico-sociale demande du souffle, de l’ambition et ne peut se heurter à des carcans qui empêchent l’action. Les marges de manœuvre se réduisent au fur et à mesure que l’on descend les échelons hiérarchiques : un directeur bridé par l’organisme gestionnaire ne laissera pas d’autonomie aux professionnels… que restera-t-il pour l’usager en bout de chaîne ?
La loi nous offre des opportunités : Si les équipes savent échapper au risque procédurier en donnant du sens aux pratiques de droit dans les institutions, le contrat (opposable en droit), le recours au défenseur de l’usager, l’énoncé de la charte de la personne accueillie, etc. sont autant d’éléments qui garantissent l’autonomie relative de chacun des acteurs.
.4. L’affirmation des droits des usagers va-t-elle anéantir l’expertise des professionnels ?
Des équipes au service de l’usager-roi ?
L’individualisation des prises en charge isolera-t-elle les professionnels ?
- En instaurant des dispositions telles que le libre choix, le droit à compensation[4] ou l’individualisation des prestations, la loi expose l’usager au risque de n’être qu’un simple consommateur de prestation. Nous assistons par cette réforme à une libéralisation de tous les échanges dans une société de plus en plus fondée sur la seule loi du marché.
L’action sociale n’est pas assimilable au secteur marchand. Les institutions sociales sont culturellement très éloignées des pratiques concurrentielles lucratives. Elles doivent apprendre à se situer dans un jeu social de plus en plus ouvert, sans désigner les autres secteurs comme le diable, en osant affirmer leurs valeurs propres, fondées sur la solidarité et les droits sociaux affirmés par le préambule de la constitution.
La loi nous offre des opportunités : Si le texte n’est pas interprété comme l’avènement du consensus comme seul évaluateur de la qualité (la sacro-sainte satisfaction de l’usager), des espaces de débat s’ouvrent qui permettent de développer une culture du conflit[5].
.5. Des usagers armés de droits et lancés à l’assaut des institutions ?
Le nouveau statut des usagers ne les exposent-il pas à un risque de réification ?
- La loi rénovant l’action sociale et médico-sociale introduit dans le Code de l’Action Sociale et des Familles une section intitulée « le droit des usagers du secteur social et médico-social ». Cette définition précise du droit des usagers menace de les enfermer dans la trappe d’un statut négatif et stigmatisant. Au risque de créer des guerres de tranchées entre usagers et professionnels.
Si la première fonction d’un statut est de protéger son bénéficiaire, cela demande une précaution particulière concernant les usagers de l’action sociale. Ceux-ci ne sont pas de simples usagers de service public, ils se caractérisent par une particulière fragilité qui requière une attention accrue à leurs droits. Ces droits ne peuvent enfermer dans une sous-catégorie de citoyens.
La loi nous offre des opportunités : Elle ne décline pas les catégories de bénéficiaires qui disposent des droits et garanties fixées par la loi. Tous les bénéficiaires d’une intervention sociale ou médico-sociale, tous les parents (même les plus indignes) ont droit de participer à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation du projet personnalisé. Tous ont droit de participer à la vie et au fonctionnement de l’établissement ou du service, même les plus dérangeants.
C’est sans doute en cela que la loi apporte une véritable révolution : une mutation radicale des positions d’acteurs, du rapport entre professionnels et usagers.
En fait, pour revenir à ma recette, si vous ne voulez pas que ça explose, il suffit de mélanger un peu les ingrédients entre eux pour qu’ils se rencontrent, mêlent leurs intérêts, confrontent leurs arômes et qu’ensembles, ils donnent toute sa saveur au plat !
Roland JANVIER
(Texte publié dans Les Cahiers de l’Actif, n°330/331, novembre/décembre 2003)
[1] Cf. JR Loubat « Instaurer la relation de service en action sociale et médico-sociale » – Dunod – 2002.
[2] « Travail social et démocratie : manifeste des organisations représentatives des acteurs professionnels du social constitué en conférence permanente. » Aire, Anas, Apf, Cnaemo, Cfps, Fneje, France esf, Mnets, Pratiques sociales, Education et société, etc.
[3] Expression sans doute discutable à laquelle nous préférons celle introduite par François Noble : centrer l’institution sur l’usager.
[4] Qui n’est pas explicitement contenu dans la loi 2002-2 et qui sera la trame de la réforme de la loi 75-534.
[5] R. Janvier & Y. Matho « la relation professionnel usager : un conflit fécond à gérer » in « institutions et organisations de l’action sociale : crises, changements innovations ? » Sous la direction de Chantal Humbert –L’Harmattan – à paraître janvier 2003
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