Problématique
L’idée de société inclusive pour sortir des vœux pieux doit être radicalisée. Elle ouvre la piste d’une société assumant sa diversité où chacun est ressource pour l’autre et pour la collectivité. C’est dès l’école que cette ambition d’une hybridation des ressources disponibles pour mieux vivre ensemble doit se forger. Et si la notion même de handicap s’effaçait derrière le projet d’une société « zéro rejet » ?
Introduction
Autour de ce mot clef d’hybridation, nous allons entreprendre un parcours où la génétique nous apprend que c’est le croisement des singularités qui permet le développement, où l’écologie nous démontre que c’est par les ressources et non le rejet que se forme un la biodiversité nécessaire à la vie, où la politique nous invite à développer de nouvelles formes de coopération et de solidarité.
Ainsi, les mots clefs qui se dégageront de ce parcours pour promouvoir une école de la réussite pour tous sont l’écosystème, l’éco-inclusion et la solidarité.
- Vous avez dit « hybridation » ?
- Un peu de génétique
Un hybride est un organisme résultant du croisement de deux entités (individus, variétés, espèces, genres…). Il mélange les caractéristiques de l’un et l’autre de ses géniteurs. Le terme « hybride » vient du latin ibrida qui désignait le croisement du sanglier et de la truie. Il s’est transformé en hybride sous l’influence du mot grec « hybris » qui fait référence à la violence démesurée. Par cette mutation orthographique s’introduit l’idée d’union contre nature, de viol des règles de la nature. Ainsi, hybride peut être associé à erreur, faiblesse ou détournement.
Nous sommes pourtant tous, nous humains, le résultat d’une hybridation génétique de nos deux parents. L’hybridation est même la condition du vivant. Le « même » ne produit rien. Il faut de la différence, des écarts, pour que la vie puisse circuler et croître.
- « Tous centaures »
Cependant, notre société n’a cessé de circonscrire la vie dans des cases, toutes bien rangées les unes à côté des autres, chaque élément, chacune et chacun à sa place. Le problème, c’est que ce dispositif de classification ne coïncide pas avec les hybrides qui produisent en permanence les êtres humains et que produisent les êtres humains. Il y a des cas qui ne rentrent pas dans une seule case, qui sont transversaux, qui franchissent les limites des cases imposées.
C’est le cas du centaure évoqué par Gabrielle Halpern[1] : mi-homme, mi-cheval, il brise la logique des cases. Cette grille de lecture nous apporte un autre regard sur le handicap.
La personne en situation de handicap n’est pas quelqu’un à qui il manque quelque chose. Elle est un centaure, une personne qui ne peut correspondre aux cases que la société a formatées pour circonscrire chacun de ses membres. La personne en situation de handicap transgresse l’ordre des cases.
Face à cette réalité, nous avons deux options :
- Soit on ampute la personne d’une partie de ce qu’elle est (on coupe le corps du cheval pour ne garder que le tronc de l’homme – ou l’inverse) ;
- Soit on fait sauter les cloisons pour ouvrir d’autres possibles dans les catégorisations sociales
- Penser l’écosystème
Cette seconde orientation nous amène à penser autrement notre manière de faire société. Faire sauter les cloisons revient à créer de la mobilité là où la logique des cases nous enferme dans des fixités stériles.
Reconnaître que l’hybridation est le moteur de la vie biologique des sujets et de la vie sociale des collectifs ouvre un horizon écosystémique. Ce qui fabrique les monstres (l’hybris des grecs) c’est le cloisonnement des individus. Ce qui enrichit le vivre ensemble, c’est la combinaison des individualités.
C’est dans cette dynamique de l’hybridation que nous pouvons penser une société inclusive. L’inclusion, selon cette perspective, ne vise pas à faire rentrer chacun dans la case prévue pour lui par l’ordre social. L’inclusion c’est, au contraire, la possibilité offerte de circuler entre les cases, de les dépasser, d’aménager un espace suffisamment ouvert pour que chacun prenne sa place. S’opposent donc ici deux conceptions de l’inclusion à mes yeux irréconciliables :
- L’inclusion qui convoque la personne dans la case à laquelle elle doit se plier pour être conforme aux attentes sociétales à son égard ;
- L’inclusion qui met en mouvement toutes les caractéristiques et singularités de chacun pour les associer dans un jeu social ouvert et fondé sur sa biodiversité.
Vous aurez compris comment appliquer cette ambition au slogan « Tous à l’école ! ». Ce qu’il convient d’interroger dans cette perspective, c’est la pédagogie développée par le système scolaire qui repose sur la sélection par la note, le tri par les performances standardisées des disciplines, la conformité aux normes comportementales attendues dans le rapport enseignés/enseignants, l’exclusion de ceux qui échouent, etc. Penser une école écosystémique suppose d’oser une pédagogie de la réussite apte à s’adapter aux singularités de chacun.
- Vous avez dit « biodiversité » ?
- Un peu d’écologie
Le concept de biodiversité n’est réellement apparu qu’à la fin du 20ème siècle. Pour faire court, l’homme découvre tardivement que sa survie, en tant qu’espèce, est étroitement dépendante de celle de la planète qui le supporte et dont les ressources ne sont pas inépuisables. Il a fallu deux millénaires pour s’affranchir de l’injonction divine faite à Adam et Ève : « Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » (Genèse 1.28).
Dans cette prise de conscience de l’imbécilité de cette consigne, c’est le rapport de l’être humain au vivant qui est totalement bouleversé. Les droits du vivant sont intrinsèquement liés aux droits de l’Homme.
Ce changement de paradigme introduit une dimension puissamment systémique à notre compréhension des phénomènes. Le mot clef de cette nouvelle vision du monde, c’est l’interdépendance. Elle s’applique dans le rapport des humains à l’environnement et à la préservation de notre planète-mère. Elle s’applique également aux rapports entre tous les membres de la société.
- « Tous ressources »
L’interdépendance des personnes au sein de la société ouvre une perspective selon laquelle nous devons rester groupés pour survivre, pour vivre ensemble, pour bien vivre dans une société cohérente. Ainsi, il n’est pas de personnes exclues, marginalisées ou écartées du jeu social. Chacun y est ressource pour la communauté.
Un parallèle peut être fait entre l’ambition d’une société sans rejet et le challenge écologique d’une société « zéro déchet ». Selon cette théorie, la notion même de déchet n’existe pas. Nous vivons dans un monde où le « déchet fatal » (celui qui est en bout de ligne et irrécupérable) est apparu avec la société industrielle. Avant, les déchets des uns étaient ressources pour d’autres (Cf. le tas de fumier dans la cour de ferme qui servait à amender les sols alors qu’aujourd’hui, les engrais génèrent des déchets).
Poser le principe écologique d’une société « zéro rejet » revient à affirmer que chaque personne est ressource pour le collectif.
Cela éclaire autrement la personne en situation de handicap. Sa singularité – qui n’est plus perçue comme un manque ou un désavantage – enrichit le jeu social : aménagement de l’espace public pour les personnes à mobilité réduite ; dons perceptifs de personnes ayant un problème sensoriel ; acuité intellectuelle de certaines personnes du spectre autistique ; etc.
- Penser l’éco-inclusion
L’approche écologique des ressources disponibles pour vivre la sobriété d’une société durable nous amène à penser ce qu’il convient de nommer l’éco-inclusion. C’est-à-dire non seulement une société inclusive mais une société inclusive dans une dynamique d’exploitation des ressources apportées par chacun, condition de sa durabilité et de son inclusivité.
Appliquée au domaine scolaire, cette perspective de la biodiversité sociale et écologique relance les débats idéologiques sur la constitution des classes. Faut-il des groupes de niveau ? Les élèves en difficulté ou plus lents pénalisent-ils les élèves plus doués ? Faut-il intégrer les élèves en situation de handicap dans l’école ordinaire ? Comment ?
Vous vous doutez que la réponse à ces questions, au regard des arguments avancés plus haut plaident pour une école de l’hybridation. C’est-à-dire une école qui s’organise pour tirer tout le bénéfice possible de la diversité de ses élèves. Une école développant une pédagogie éco-inclusive où chaque enfant est ressource pour les autres du fait même de sa singularité.
La question n’est plus alors « Comment faire une place aux enfants handicapés dans l’école ? » mais « Quels moyens mobiliser pour permettre à tous, quelle que soit la singularité de la situation de chacun, de prendre toute sa place dans l’école pour y apporter toute sa capacité à contribuer à l’intérêt commun ? » Ce qui est en jeu ici c’est la capacité de personnes différentes à coopérer entre elles.
- Vous avez dit « coopération » ?
- Un peu de politique
Selon cette perspective, la coopération ne relève pas d’une mansuétude envers les personnes différentes. La coopération est la base d’un projet de société résolument politique, c’est-à-dire visant la participation de chacun à la vie commune et prenant les moyens d’y parvenir.
L’idée maîtresse de cette ambition, c’est que notre « cité » (au sens grec du terme) est un bien commun qui nous appartient à nous tous et qu’il revient à chacun de préserver. Prendre soin les uns des autres est alors la dynamique essentielle d’un lien social de coopération.
La coopération, à l’échelle sociétale, invite chacun à contribuer au bien commun à la hauteur de ses moyens afin de pouvoir bénéficier des contributions de ses pairs à la hauteur de ses besoins. Contribuer à la hauteur de ses moyens renvoie à la notion de biodiversité.
Il n’existe pas un standard des apports de chacun – sauf quand le néolibéralisme tente de réduire tous les échanges aux seuls flux monétaires dont la performance se nomme profit –, c’est l’hybridation des apports de chacun qui fait la richesse commune.
Il n’existe pas plus un standard des aides et soutiens dont peut bénéficier la personne en fonction de la spécificité de ses besoins – sauf à considérer que le secteur médico-social doit uniformiser ses pratiques (référentiels de bonnes pratiques professionnelles ; référentiel unique d’évaluation ; convergences tarifaires ; etc.) pour répondre aux besoins –, là aussi, c’est l’hybridation des formes d’aide et d’accompagnement qui fait la richesse des solidarités vécues par les pratiques de coopération.
- « Tous acteurs »
La coopération mobilise chacun, quelle que soit sa vulnérabilité – en l’occurrence, nous sommes tous vulnérables, c’est le lot commun de notre humanité. C’est un appel général à la responsabilité personnelle et collective.
Promouvoir une société éco-inclusive « zéro rejet » revient à affirmer que chacun est acteur, non seulement de sa vie mais aussi de la préservation et du développement du bien commun. Si on réduit l’équation à la seule dimension individuelle, le risque est grand que l’acteur soit alors convoqué à un empowerment qui le contraint à trouver seul les moyens de solutionner son problème, dans la solitude de sa situation. Convoquer en même temps le niveau personnel et le niveau collectif correspond à l’affirmation d’un projet démocratique fondé sur la solidarité, autre terme de la coopération.
- Penser la solidarité
Cela suppose de penser cette solidarité, c’est-à-dire de ne pas la brandir comme un étendard mais de la vivre au plus près des situations. La dimension sociétale de l’ambition politique affichée ici implique qu’elle s’enracine dans la vie quotidienne, qu’elle se traduise dans les territoires.
Penser la solidarité dans la perspective de « Tous à l’école » nous amène à développer une analyse critique des fonctionnements institutionnels. Une école éco-inclusive, donc « zéro rejet », fondée sur la coopération entre tous les membres de la communauté éducative et pédagogique est une institution qui révise de fond en comble ses présupposés. Il s’agit d’interroger les divisions entre les disciplines, la structure des groupes classe, les filières de formation, le système de sélection, les systèmes de tri des élèves, les critères de réussite, et surtout, les pédagogies mises en œuvre.
Penser la solidarité n’est donc pas un simple débat conceptuel mais la remise en cause des évidences sur lesquelles s’est construite notre société.
Conclusion : le handicap n’existe pas !
Finalement, c’est le concept même de handicap qui est peut-être à remettre en cause…
Et si nous prenions au sérieux cette hypothèse ? Si nous considérions que le projet d’une société éco-inclusive n’a même plus besoin de la notion de handicap pour comprendre ce qui se joue entre ses membres ?
Certes, nous nageons ici vers l’utopie, cette île mythique d’un monde parfait. Mais nous avons besoin de beaucoup d’utopie car, comme dit l’autre, « L’utopie c’est comme le filet de porc, elle réduit beaucoup à la cuisson ! »
Nous venons ici de tenter de poser les bases d’une stratégie visant à aboutir à « tous à l’école ».
Partant du principe que l’hybridation est le caractère fondamental du vivant, nous avons esquissé les contours écosystémiques d’une société éco-diverse et donc éco-inclusive où chacun, sans distinction est ressource pour les autres. Ce qui nous a amenés, autour du concept de coopération à affirmer que la solidarité est le socle politique d’une société d’acteurs. Ce chemin est une voie pour l’action, pour ébranler les pesanteurs d’institutions qui peinent à prendre en compte les réclamations des personnes en situation de handicap et de leurs familles.
[1] Gabrielle Halpern, Tous centaure, éloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.
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