Le chef de service demain… le médiateur d’une nouvelle alliance à construire entre professionnels et usagers de l’action sociale

par | Mai 31, 2024 | Articles, Droit des usagers, Fonction de direction | 0 commentaires

Introduction

L’actualité nous montre un travail social épuisé, voire à bout de souffle, encombré qu’il est par ses problèmes. En fait, force est de constater que nous sommes sur des modèles d’intervention sociale qui ne fonctionnent pas ou qui ne fonctionnent plus du fait des crises qui caractérisent les temps présents.

Il est donc urgent de chercher de nouvelles voies pour l’avenir du travail social. Je propose de qualifier ce nécessaire changement de logiciel par le concept de nouvelle alliance à créer entre professionnels et usagers du travail social. Refonder le travail sur la solidarité entre intervenants et bénéficiaires modifierait en profondeur la place, le rôle et la fonction des chefs de service. Il s’agirait de passer du « cadre intermédiaire » au « médiateur d’une nouvelle alliance ».

  1. Le travail social français à bout de souffle ?

Le travail social cumule les problèmes : légitimité, organisation, moyens, attractivité…

  • Problèmes de légitimité

« Je fais un constat qui est de dire : tout le système social, on met trop de pognon, on déresponsabilise et on est dans le curatif. (…) La politique sociale, regardez : On met un pognon de dingue dans des minimas sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permette aux gens de s’en sortir. » (Emmanuel Macron, Président de la République, 12 juin 2018).

Cette phrase du Président de la République qui a fait polémique en son temps illustre le problème de légitimité qui se pose au travail social. Révélateur des dysfonctionnements de la société, symptôme de l’échec d’une cité utopique garantissant une place à chacun de ses citoyens, signe de l’incapacité des institutions à être réellement inclusives, le travail social dérange nos conforts républicains.

Dans un contexte dominé par une vision néo-libérale de l’économie[1] l’action sociale est de plus en plus évaluée selon un rapport coût/résultat induisant un calcul de performance et de retour sur investissement.

  • Problèmes d’organisation

Effet directement induit par ce changement de référentiel de l’intervention sociale, le travail social est soumis aux règles du marché sensé être plus vertueux :

  • Introduction du secteur lucratif dans les réponses aux besoins de santé des habitants mettant en concurrence les organisations non-lucratives.
  • Introduction des appels à projets et donc mise en compétition des offreurs de services sur la base de cahiers des charges privilégiant, de fait, les moins-disant (on dit mieux disant dans le langage technocratique mais sur la base de tarifs déjà fixés dans le cahier des charges).
  • Introduction de la solvabilisation des besoins contre le financement de l’offre transformant les bénéficiaires (par exemple les titulaires de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie ou de la Prestation Compensatrice du Handicap) en consommateurs de services.
  • Introduction de « plates-formes de services » en lieu et place des établissements, sorte de commerce de prestations où les personnes peuvent venir faire leur marché.
    • Problèmes de moyens

Cette libéralisation du marché du social – que l’on nomme par ailleurs désinstitutionnalisation – s’accompagne d’une ingérence inédite des pouvoirs publics dans la gestion des établissements et services sociaux et médico-sociaux[2]. Les outils de contrôle, directs ou indirects, sont de plus en plus fins et contraignants : convergence tarifaire, coûts cibles, État Prévisionnel des Recettes et des Dépenses (EPRD), Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM), référentiel d’évaluation national de la qualité, Services et Établissements : Réforme pour une Adéquation des FINancements au parcours des Personnes Handicapées (Sérafin-ph), etc.

Cette quasi mise sous tutelle des établissements et services s’accompagne d’une tension budgétaire de plus en plus intenable. Non que les moyens diminuent mais qu’ils sont de plus en plus en-deçà des besoins sociaux exponentiels qui résultent des crises que nous traversons (économique, sanitaire, environnementale…).

  • Problèmes d’attractivité

Résultant de cette crise de légitimité, l’attractivité des métiers du social est en berne. L’image des travailleurs sociaux s’est ternie face à la montée des intolérances idéologiques qui stigmatisent la pauvreté et les vulnérabilités de toutes sortes (Cf. les fraudeurs aux prestations familiales, les chômeurs qui profitent du statut, l’assistanat qui prolifère, les immigrés qui exploitent de notre système de protection sociale, etc.).

Les cafouillages liés à la prime « Ségur » envoient un message délétère quant à la reconnaissance dont jouissent ces métiers du « care » rémunérés bien en dessous de leur réelle utilité sociale.

  1. Des modèles d’intervention qui ne fonctionnent pas (ou plus)

Cette situation globale de perte de sens du travail social dans l’action publique se développe sur fond de crises au pluriel. Nous en identifions cinq : crise de la gestion publique, de la professionnalisation, de l’institutionnalisation, de la participation et enfin du management.

  • Crise de la gestion publique

La conversion de l’État au « New Public Management » – c’est-à-dire l’application des règles du marché concurrentiel à la gestion de la chose publique – induit des effets pervers tout à fait redoutables. Par exemple, la notion de performance qui occupe aujourd’hui le devant de la scène repose sur l’idée d’un résultat probant, mesurable ou quantifiable. En arrière-plan de ce nouveau dogme étatique, l’idée que le modèle de l’entreprise – système concurrentiel cherchant en permanence à maximiser ses résultats, donc son efficacité – est le plus vertueux. Et ce dogme s’impose malgré les scandales tels qu’Orpéa (rebaptisé Emeis depuis que la Caisse des dépôts et consignations a racheté la dette pour sécuriser les actionnaires) ou Corian (rebaptisée Clariane dans le but de se blanchir grâce au label d’entreprise à mission).

  • Crise de la professionnalisation

Nous avons évoqué le problème de l’attractivité des métiers du social. Mais cette crise révèle une mutation bien plus fondamentale : celle du rapport au travail. La « vocation » des travailleurs sociaux n’est plus de mise. L’idée même d’un engagement définitif dans un métier est remise en cause. La solution ne peut se résumer à une question de rémunération. Ce sont les conditions de travail, l’équilibre entre vie privée et profession, le bien-être au travail, la possibilité d’évoluer qui sont à remettre sur le métier autour de la question fondamentale du sens du travail.

La professionnalisation du travail social a fabriqué des bataillons d’experts de l’intervention sociale. Mais elle a été pensée à distance des personnes concernées, pour elles mais sans elles. Une réforme en profondeur de la manière de considérer les positionnements professionnels s’impose. Ce sera l’objet de la suite de mon propos.

 

  • Crise de l’institutionnalisation

La volonté des pouvoirs publics de désinstitutionnaliser les établissements et services sociaux et médico-sociaux[3] reposait sur la volonté de mettre un terme à la ségrégation sociale que représente la prise en charge d’une personne en situation de handicap dans un établissement avec son cortège de stigmatisation et de non-reconnaissance de ses droits fondamentaux. Cependant, c’est l’idée même d’institution qui a été « jetée avec l’eau du bain ».

Or, le social a besoin d’institutions pour médiatiser les rapports des individus avec le collectif, pour faire loi et garantir les droits de chacun et de tous. Les établissements et services sociaux et médico-sociaux sont, en ce sens, des institutions de première utilité car elles concernent les personnes les plus fragiles de la société. Cette crise des institutions, de la non-reconnaissance de leur fonction sociale et démocratique, est préjudiciable aux ambitions d’une société inclusive.

  • Crise de la participation des usagers

Il y a 22 ans déjà que la loi rénovant l’action sociale et médico-sociale est en vigueur. Elle visait notamment à garantir le droit des usagers des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Force est de constater que ces ambitions d’une citoyenneté de plein exercice pour les personnes accueillies ou accompagnées n’est pas encore une réalité tangible dans les pratiques des organisations du travail social.

La reconnaissance des personnes comme sujets, acteurs de leur vie, supposerait des mises en œuvre plus audacieuses. Par exemple, ne plus tenir de réunion de synthèse en dehors de la présence des intéressés, ne plus recruter de personnel sans un avis des bénéficiaires, ne plus établir de budget sans la validation du Conseil de la Vie Sociale, ne plus décider de l’organisation de la vie quotidienne des résidents sans un débat préalable avec eux, ne plus négocier avec les autorités publiques sans la présence de représentants des usagers, etc.

  • Crise du management

Enfin, et dans le même sens, la prédominance du « managérialisme » – c’est-à-dire, l’accaparement du pouvoir par les managers, aux dépends des autres parties prenantes d’une organisation – complète ce tableau de crise. Si nous convenons que les établissements et services sociaux et médico-sociaux sont des « laboratoires du vivre ensemble », ils ne peuvent se satisfaire de méthodes de direction directement importées des entreprises de production de biens marchands. Parce que la manière de prendre soin des personnes confiées suppose de prendre soin de celles qui s’en occupent, parce que le travail consiste à prendre en compte les souffrances et les fragilités supposant donc une attention de tous les instants, parce que la mission revêt une dimension éminemment politique car elle touche à la place laissée à chacun dans la société. Pour toutes ces raisons, le management des établissements et services sociaux et médico-sociaux doit être pensé sur de tout autres bases.

  1. Changer de logiciel : vers une nouvelle alliance

Face à ces sombres constats, se pose la question : le travail social est-il à l’agonie ? Son pronostic vital est-il engagé ? Je me refuse à considérer que c’est la fin « du » travail social mais je suis convaincu que c’est la fin « d’un » travail social. Il nous faut changer de logiciel.

L’hypothèse d’une nouvelle alliance entre professionnels et usagers de l’action sociale me semble répondre à cette urgence d’ouvrir de nouveaux possibles pour le travail social, d’imaginer de nouvelles pratiques pour l’intervention sociale. C’est par une stratégie « par le bas » que ce processus pourrait s’engager. La mise en place de conditions solidaires d’actions directement entre les bénéficiaires et les intervenants, et à leur échelle, pourrait constituer la première étape d’une réforme en profondeur des politiques sociales de notre République démocratique.

  • Identifier les intérêts communs

Les intérêts qui entourent le travail social ne sont pas les mêmes entre l’État qui devrait être garant des principes d’égalité et de fraternité, les organismes gestionnaires qui mettent en œuvre leur objet d’utilité sociale et d’intérêt général auprès de personnes vulnérables, les professionnels qui se tiennent aux côtés des personnes accompagnées et, enfin, les bénéficiaires qui attendent la résolution de leurs difficultés. Mais au cœur de ces divergences d’intérêts se révèlent aussi des intérêts communs.

Les gestionnaires ont longtemps pensé qu’ils partageaient un intérêt commun avec les services étatiques au nom de la solidarité nationale. Cette convergence s’effrite dans la période de crise que nous connaissons[4]. Les associations doivent-elles continuer à fonder leur légitimité sur leur reconnaissance par les pouvoirs publics ? Ne doivent-elles pas fonder leur projet politique sur leur solidarité avec les personnes accueillies ou accompagnées par leurs structures ?

Suite aux tergiversations sur la prime Ségur, les travailleurs sociaux doivent prendre conscience que leur reconnaissance ne viendra pas d’en haut. Les professionnels n’ont-ils pas plus d’intérêts communs avec les usagers qu’ils rencontrent ? N’est-ce pas de ces derniers qu’ils tiennent leur légitimité ?

  • Changer de paradigme relationnel

Ces questions nous ouvrent à la perspective d’un inversion des logiques. À la logique descendante de légitimités conférées par le haut de l’organisation, donc à distance des réalités de terrain, nous proposons de substituer une dynamique ascendante. Par la mise en exergue d’intérêts communs qui transcendent les divergences de positions, nous suggérons de changer de paradigme relationnel.

C’est par la construction d’une nouvelle alliance entre professionnels et usagers que le travail social pourra se redéfinir.

  • S’allier, c’est s’associer dans un but commun, assumer ses interdépendances : travailleurs sociaux et usagers poursuivent la volonté de résoudre les problèmes dans une action qui les engage de part et d’autre.
  • L’étymologie d’alliance signifie s’attacher, se mettre avec : professionnels et bénéficiaires sont alliés par une relation forte.
  • L’alliance suppose deux partis distincts, voire ayant des intérêts de nature très différente : intervenants sociaux et personnes accompagnées sont identifiés par une claire distinction des rôles et des places.
    • Redéfinir les positions professionnelles

En parlant d’alliance entre professionnels et usagers du travail social, il n’est donc pas question de construire une nouvelle communauté de travail. Il s’agit plutôt d’associer, sur la base d’intérêts communs, des parties prenantes d’abord identifiées par leurs différences, voire dans certains cas par des cultures opposées ou au moins fortement clivées.

Les travailleurs sociaux portent des références normatives visant la préservation des liens sociaux. Cela les place dans une fonction qui peut se heurter avec les expériences de vie des personnes. Nous pensons ici à des actes délinquants, aux violences intrafamiliales, aux carences éducatives, aux troubles de la personnalité, etc.

  1. En tirer les conséquences pour les fonctions dirigeantes

Quelles seraient les conséquences de cette nouvelle alliance à instaurer entre professionnels et usagers sur la manière d’exercer des fonctions hiérarchiques auprès des équipes ? Cette idée de nouvelle alliance ne nous incite-t-elle pas à repen(pan)ser la fonction hiérarchique ? Nous nous centrerons ici sur la fonction de chef de service.

  • Passer du « cadre intermédiaire » au médiateur d’une alliance

Nous avons l’habitude de placer le chef de service dans une fonction de « cadre intermédiaire », signifiant par là qu’il est l’intermédiaire entre la direction et les équipes de terrain. Cette conception me semble appartenir à l’ancien monde du travail social fonctionnant selon la logique descendante déjà évoquée. Dans un travail social renouvelé par la nouvelle alliance à construire entre professionnels et usagers, le chef de service n’est plus un « entre deux » des fonctions dirigeantes. Il devient un médiateur des relations de solidarité à développer.

Médiateur signifie faire le lien entre les parties prenantes. En effet, la nouvelle alliance souhaitée entre professionnels et usagers ne peut venir par génération spontanée. Les pratiques professionnelles ont trop longtemps reposé sur la « bonne distance » à entretenir dans la relation pour que cette distinction fondatrice des identités professionnelles s’estompe naturellement. C’est un travail de construction qu’il convient d’entreprendre, fondé sur une stratégie et articulée sur la reconnaissance des uns et des autres.

Cadre hiérarchique de proximité, qui est mieux placé que le chef de service pour assumer ce rôle de médiation ? Il s’agit pour lui d’identifier, de reconnaître et de valoriser les intérêts en présence. Nous l’avons laissé entendre, ces intérêts divergent parfois. Ils créent donc une certaine conflictualité des rapports entre intervenants et bénéficiaires. Il faut donc que le chef de service œuvre à dépasser ces tensions en faisant émerger ce qu’il peut y avoir de commun entre les parties prenantes tout en respectant, voire en garantissant, les places et les rôles, les fonctions de chacun.

  • Remplacer le « top-down » par le « bottom-up »

Dans la perspective de cette nouvelle alliance, il ne s’agit pas de placer l’usager au centre, ni même au premier plan de l’action. Il convient de créer les conditions d’une solidarité individuelle et collective entre les travailleurs sociaux ou l’équipe professionnelle et chaque personne ou groupe des personnes concernées. Mettre cette alliance objective sur le devant de la scène revient à inverser la logique « top-down ». La légitimité des uns et des autres repose alors sur une logique « bottom-up ». C’est par leur manière de faire avec les usagers que les professionnels trouvent leur légitimité et qu’ils pourront l’affirmer devant leurs employeurs et devant les pouvoirs publics. C’est parce qu’ils tirent leur force de leur alliance objective avec les personnes vulnérables qu’ils peuvent revendiquer et faire valoir le rôle essentiel qu’ils jouent dans la construction d’une société cohérente et solidaire.

  • Penser une hiérarchie « au soutien »

Cette fonction de médiation du chef de service inverse le sens de la pyramide hiérarchique. Les cadres sont au service de ce projet solidaire ambitieux. Ils sont au soutien des acteurs de terrain. Ce soutien est la condition du pouvoir d’agir des professionnels et des usagers.

À ce point de notre raisonnement, on pourrait se poser la question des conflits de loyauté dans lesquels un chef de service médiateur pourrait se trouver pris. Comment, en effet, assurer la poursuite du projet et garantir les pratiques édictées par la direction si, ce qui est premier, c’est ce qui se passe entre les professionnels et les usagers ? Cela nous amène à identifier un risque si l’alliance se joue sur le terrain en dehors de tout balisage de celui-ci. Le risque serait le dérapage d’un travail d’accompagnement qui se contenterait de fusionner avec les personnes accompagnées, de réduire l’ambition de socialisation aux désirs des personnes, d’abandonner la responsabilité d’intégrer les personnes et leurs comportements aux valeurs de la société. La nouvelle alliance, si elle trouve son épicentre dans ce qui se joue au niveau de la relation de terrain – entre individus et entre groupes –, elle ne trouve son sens qu’en référence à des cadres qui dépassent ce niveau d’action. La mission confiée à l’établissement ou au service, les valeurs du projet associatif ou d’établissement, les références théoriques et pratiques des travailleurs sociaux constituent le cadre dans lequel peut se déployer la nouvelle alliance rêvée ici. Sans ces éléments, l’alliance deviendrait une complicité stérile.

Le rôle du chef de service est donc double :

  • D’une part créer, sur le terrain et avec les parties prenantes, les conditions d’une alliance qui fonde la relation de solidarité.
  • D’autre part, garantir que ces liens s’inscrivent dans les cadres institutionnels qui réfèrent les actions à l’État de droit et aux principes de la démocratie.

Ce changement de position du chef de service dans le rôle qu’il joue dans l’organisation de travail est déterminant. Il n’est plus menacé, en fonction des personnalités qui assurent la direction d’établissement ou de service, d’être une variable d’ajustement des aléas managériaux, d’être une simple courroie de transmission des décisions qui, parfois, peuvent se prendre en dehors de lui, ou au moins répondre à des logiques qui ne sont pas les siennes. Assumant son rôle de garantir la tenue d’une alliance entre son équipe et les personnes accueillies ou accompagnées, il pèse de tout le poids de cette solidarité qui devient constitutive de la raison d’être de l’établissement ou du service. Par ce mouvement ascendant se révèle une autre légitimité de l’organisation. Elle n’est plus d’abord là pour mettre en œuvre une politique sociale mais pour faire vivre des solidarités de proximité qui, par leur qualité, peuvent influer la construction même des politiques publiques. C’est une façon de rendre le pouvoir aux citoyens face à une technobureaucratie qui s’est autonomisée des enjeux sociétaux.

Nous voyons que cette redéfinition de la place du chef de service l’inscrit dans une nouvelle configuration des rapports de forces qui structurent l’organisation du travail social. En fait, l’organisation s’affranchit des fonctions instrumentales qui la caractérisent au profit d’une mise en avant des fonctions politiques qui la régénèrent.

Conclusion

En conclusion, vous pouvez trouver mon propos trop théorique et général. Certains pensent même qu’ils sont déjà au travail pour associer professionnels et usagers dans un « faire ensemble ». C’est sans doute réel. Les choses sont déjà en mouvement.

Cependant, il me semble intéressant, pour aller plus loin, d’identifier quelques clefs d’action qui seraient susceptibles, à votre échelle, de provoquer le changement de paradigme invoqué par cette idée de nouvelle alliance :

Contribuer à l’élaboration ou à l’ajustement des politiques sociales

  • Développer des temps de formation/information/débats sur les évolutions législatives et réglementaires avec les personnes accueillies et les professionnels. Par exemple : évaluer la récente loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration : qu’ont à en dire les demandeurs d’asile de vos CADA ?
  • Instaurer des ateliers de travail pour produire, via les têtes de réseaux, pour élaborer des propositions visant à la construction législative. Par exemple : réunir des enfants en MECS pour rédiger une contribution à la commission d’enquête parlementaire sur les manquements des politiques de protection de l’enfance ouverte à l’initiative initiée par la député Isabelle Santiago.

Participer à la gouvernance de l’association

  • Instaurer au niveau du service des temps d’information sur le fonctionnement de l’organisme gestionnaire (instances, représentants, orientations…).
  • Favoriser la participation des salariés et des usagers aux instances politiques de l’association. Il n’est pas en votre pouvoir de modifier les statuts de l’organisme gestionnaire mais rien ne vous empêche de solliciter la possibilité pour salariés et usagers d’assister, en auditeurs libres, à certaines réunions, à l’assemblée générale.
  • Mobiliser des usagers pour interpeler les administrateurs de l’organisation. Par exemple, constituer un groupe chargé d’élaborer des questions à poser au président.
  • Réfléchir avec la direction et les administrateurs à la manière d’associer effectivement les personnes accueillies à l’élaboration et la révision du projet associatif et d’établissement (autrement que par un simple questionnaire de satisfaction).

Soutenir et renforcer les instances de participation

  • Inciter les usagers à s’engager dans le Conseil de la Vie Sociale ou dans les autres instances prévues à cet effet. Par exemple en mettant en place des formations pour les délégués ou futurs délégués : des associations d’usagers proposent ce genre de formation.
  • S’assurer d’un lien régulier entre les usagers et leurs représentants en invitant ces derniers à venir régulièrement les rencontrer.
  • Définir, avec les personnes concernées, les processus d’élaboration des outils participatifs : au plan individuel, des contrats de séjour ou documents individuels de prise en charge ; au plan collectif, le règlement de fonctionnement et les instance de participation.

Associer les usagers à la gestion des ressources humaines

  • Envisager, avec les décideurs, la manière d’associer les usagers au recrutement des professionnels. Certains établissements ont déjà créé avec succès des commissions de recrutement qui comportent des personnes accueillies.
  • Mettre au travail les plannings horaires avec les bénéficiaires de la présence des salariés. Ce qui suppose de les informer/former sur les contraintes existantes en termes de moyens et de législation.
  • Interroger la participation des usagers en tout ou en partie au Comité Social et Économique et/ou aux commissions qui en dépendent. Par exemple, on peut voir tout le bénéfice qu’il y aurait à penser les risques professionnels avec les usagers concernés au sein de la commission santé, sécurité et conditions de travail.

Co-construire le fonctionnement interne de l’établissement ou du service

  • Associer par des moyens adaptés les usagers à la gestion budgétaire de l’établissement ou du service en leur permettant d’accéder aux comptes (des présentations ludiques ont été réalisées dans des établissements pour enfants), voire d’émettre un avis sur les prévisionnels (via le CVS ou par des instances ad hoc).
  • Instaurer, à l’échelle du service, des espaces réguliers de débats usagers/professionnels portant sur son organisation quotidienne : horaires, ouvertures, fonctionnement, etc.
  • Mettre en discussion, avec les salariés et les usagers ensembles, les investissements et aménagements du service, les prévisions de travaux, les choix des prestataires, etc.
  • Envisager, avec les dirigeant de l’organisme gestionnaire, la manière d’associer les usagers aux négociations budgétaires et de programmes avec les autorités chargées du contrôle et de la tarification.
  • Travailler à de possibles délégations de fonctions à des personnes accueillies. Par exemple, l’accueil de nouveaux venus (professionnels ou usagers), gestion de certains budgets, responsabilité de certains lieux, etc.

Évaluer la qualité des activités

  • Bien au-delà du référentiel de la HAS qui fait l’impasse sur cette question, associer réellement les usagers au processus d’évaluation. Par exemple en concevant un comité de pilotage où salariés et usagers du service siègent. Ce comité ayant pour rôle de préparer la démarche d’évaluation, de recueillir les éléments, de les analyser et de produire les plans d’action correctifs.
  • Organiser, au niveau du service, des réunions de présentation, pour les salariés et les usagers, à chaque étape du processus.

Inscrire le service dans la vie de la cité

  • Cela fait partie des orientations habituelles d’un service. Il s’agirait d’aller plus loin : participation à des instances ou commissions municipales, présence dans le quartier, initiative envers les voisins.
  • Pourquoi pas envisager des candidatures sur des mandats électoraux dans la vie publique ou dans les associations de la ville ?

Bref, les pistes à explorer sont nombreuses et ouvertes. Elles reposent sur la volonté de faire autrement, de construire ce nouveau monde du travail social qui sera la condition de son rebond face aux enjeux de ce temps.

[1] Les néolibéraux reconnaissent la nécessité d’une intervention de l’État, non plus pour garantir une action correctrice ou compensatrice du jeu économique mais pour « développer et purifier le marché concurrentiel par un encadrement juridique soigneusement adapté. » « Le néolibéralisme combine la réhabilitation de l’intervention publique et une conception du -marché centré sur la concurrence. » (Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009, p.153.)

[2] Pour illustrer ce point, Cf. le récent décret n° 2024-166 du 29 février 2024 relatif au projet d’établissement ou de service des établissements et services sociaux et médico-sociaux qui fixe le contenu minimal du projet d’établissement ou de service (prévention et de lutte contre la maltraitance, conditions d’organisation et de fonctionnement, application des dispositions des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens…).

[3] Cf. la position du Conseil de l’Europe dès 2010, celle du comité des droits des personnes handicapées de l’ONU de 2021, celle du Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe de 2023…

[4] Pour preuve, la pétition « Pour une politique de solidarité nationale à la hauteur des besoins » engagée par six fédérations du travail social (Uniopss, Cnape, FAS, Nexem, Unapei, Unisss) visant 500 000 signatures pour l’organisation d’un débat démocratique à l’Assemblée Nationale. Les mêmes annoncent que le recours en justice sera systématique dès que sera constatée « l’insuffisance des moyens affectés aux politiques de solidarité nationale ».

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
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