Le pouvoir d’agir en protection de l’enfance : nouveau paradigme ?

par | Déc 13, 2023 | Articles, Droit des usagers, Pédagogie, Education | 0 commentaires

Problématique :

La référence au pouvoir d’agir des personnes accompagnées par le travail social s’impose comme la référence qui surplomberait toutes les autres.

Référencée aux théories anglosaxonnes de l’empowerment, cette nouvelle injonction pour les professionnels interroge : Quelle est la place du travailleur social si l’usager peut ou doit faire par lui-même ? Ne s’agit-il pas d’un effacement des obligations de solidarité de notre société à l’égard des personnes vulnérables ? Etc.

L’hypothèse soutenue dans cette intervention est que le pouvoir d’agir peut, à certaines conditions, représenter un changement de paradigme pour l’intervention sociale en général et plus particulièrement en protection de l’enfance.

La dynamique qui pourrait en résulter implique un regard critique sur les rapports d’usages qui prévalent en action sociale, une réflexion sur les changements de postures que cela suppose entre professionnels et bénéficiaires, mais aussi une revalorisation des savoirs à l’œuvre dans le travail avec et pour autrui.

______________

Introduction

Pour dépasser l’effet d’annonce qui environne trop souvent ce concept de « pouvoir d’agir », je vous propose une analyse sous forme de trois ouvertures :

Tout d’abord une ouverture critique qui nous permettra de s’approprier les limites et opportunités de ce qui ne peut se résumer à une simple mouvement de mode.

Ensuite, une ouverture en forme de perspectives qui permettront de dépasser les injonctions pour renouer avec quelques fondamentaux du travail social et éducatif.

Enfin, une ouverture en termes de pratique professionnelle pour évaluer les conséquences concrètes de la promotion du pouvoir d’agir tel que nous l’aurons redéfini.

  1. Ouvrir une distance critique

Tout le monde parle du pouvoir d’agir qui est devenu l’alfa et l’oméga du travail social et éducatif. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Il semble utile de cerner les concepts et de relier leur émergence au mouvements telluriques qui agitent la société tant au plan institutionnel qu’individuel.

  • Un mouvement de mode ?

Comme toutes les nouvelles thématiques qui font régulièrement irruption dans les pratiques des travailleurs sociaux, les théories du pouvoir d’agir peuvent s’interpréter comme un simple mouvement de mode.

Analysons cette thématique sous quatre aspects : l’héritage du courants anglo-saxon de l’empowerment, son complément sociologique avec les capabilités, sa traduction dans le champ médico-social avec l’autodétermination et, enfin, l’interprétation que l’on peut faire en protection de l’enfance avec le concept de résilience.

  • Empowerment

En français, nous avons des traductions de ce terme anglais comme autonomisation ou agentivité. L’empowerment est né dans les années 70 dans le sillage des théories d’émancipation de Paulo Frere. Il s’est ensuite consolidé dans les combats féministes des années 80. Puis il a été récupéré par les agences internationales, notamment dans le cadre du développement et de la lutte contre la pauvreté. Cette diffusion du concept lui a visiblement, fait perdre de sa force subversive initiale pour devenir un terme vague et faussement consensuel. Il s’est dépolitisé dans cette brève histoire, passant d’une ambition libératrice collective à un recentrement libéral sur l’individu. La traduction littérale du terme pourrait être « transfert de pouvoir » résumant ce qui peut se jouer entre l’intervenant et le bénéficiaire. Mais ce transfert n’est pas neutre : il masque peut-être aussi un transfert de responsabilité. Suivant cette simplification instrumentale du concept, il se réduirait à un simple renvoi à la responsabilité individuelle de chacun de trouver, par lui-même, la solution à ses difficultés.

  • Capabilités

Amartya Sen nous donne une autre interprétation de la même idée avec le terme de « capabilité ». Il s’agit de la possibilité pour la personne de déterminer son existence. Cela met en jeu sa capacité propre complétée des moyens compensatoires lui permettant d’accéder aux bénéfices de la condition humaine. La finalité, c’est l’accès au droit commun, la participation de la personne à la vie sociale. Mais celles-ci vont s’appréhender en fonction de la capabilité des personnes, du bien-être relatif à leur fonctionnement propre : « Dans la mesure où les fonctionnements sont constitutifs du bien-être, la capabilité représente la liberté d’“accomplir le bien-être” dont dispose une personne.[1] » Ces notions de bien-être, de vivre avec les autres, de reconnaissance de la spécificité sont des éléments essentiels du droit commun. En ce sens, le concept de capabilité est peut-être plus ouvert sur le collectif que l’empowerment qui a tendance à se réduire au seul individu ?

  • Autodétermination

Ces notions se sont traduites dans les politiques médico-sociales par le slogan d’autodétermination. La Haute Autorité de Santé (HAS) nous donne une définition de ce terme : « La définition de l’autodétermination s’est précisée au cours des dernières décennies. En 1996, elle se définit comme ’’l’ensemble des habiletés et des attitudes, chez une personne, lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus’’ (Wehmeyer, 1996, traduit par Lachapelle et Wehmeyer, 2003).[2] » Toujours d’après la HAS, être autodéterminé, c’est être auteur de sa vie sur la base de quatre caractéristiques : autonomie, empowerment, autorégulation et autoréalisation. Sont alors mobilisées les habilités, la capacité à faire des choix, à décider en tenant compte de son environnement.

L’autodétermination repose sur différents facteurs depuis les capacités individuelles jusqu’aux étayages de l’entourage en passant par les opportunités offertes par le contexte de vie.

Cette perspective introduit des modifications sensibles des pratiques dans les établissements et services relevant plutôt du secteur du handicap.

 

  • Résilience

Dans le champ de la protection de l’enfance, c’est plutôt la notion de résilience qui a fait son lit.

Théorisé en psychologie dès la première moitié du XXème siècle à partir d’un concept des sciences physiques – relatif à la capacité des matériaux à absorber des déformations – puis divulgué par les théories de l’attachement de John Bowlby, c’est Boris Cyrulnik qui a assuré le succès de cette théorie en France et particulièrement dans les cercles professionnels du travail social et éducatif. La valeur clinique de cette approche est essentielle et éclaire les pratiques de terrain de ceux qui accompagnent des personnes ayant subi des accidents de parcours dans leur vie. Mais cette capacité de résistance et d’adaptation des sujets aux traumatismes qu’ils connaissent, si elle existe, ne justifie pas le fait de laisser les personnes dans la solitude d’une recherche isolée d’auto-solution.

  • Un mouvement néolibéral ?

L’afflux de ces termes est susceptible d’alimenter une conception néolibérale d’un travail social qui serait simplement assimilable aux règles du marché. Une saisie opportuniste de ces concepts ne servirait-elle pas à justifier un retrait de plus en plus marqué du rôle des institutions dans l’activation de la solidarité nationale, renvoyant ainsi les individus, au pire, à eux-mêmes ou, au mieux, aux solidarités primaires ?

  • Déclin des institutions

Une simplification instrumentale des concepts d’empowerment, de capabilités, d’autodétermination ou de résilience, tend à réduire l’ambition du travail social et éducatif à un simple renvoi à la responsabilité individuelle. Charge alors pour chacun de trouver, par lui-même, la solution à ses difficultés. Selon cette amputation de la complexité, plus besoin d’institutions, ni de médiations sociales, ni même de supports organisationnels, il suffit de permettre à l’individu de trouver sa voie personnelle. Il s’agit alors de l’équiper en conséquence pour qu’il s’en sorte par lui-même. Ces évolutions alimentent le déclin des institutions analysé par François Dubet[3] et renvoie l’individu contre le collectif comme l’indique Robert Lafore[4].

  • Privatisation des solidarités

Le principe de solidarité nationale a été établi par la Révolution française. Il a vécu, s’est développé ou a régressé selon les aléas des débats qui ont traversé la société. Il a connu un moment privilégié à la sortie de la seconde guerre mondiale avec les principes établis par le Conseil National de la Résistance. Mais la lutte sourde entre solidarité sociale – établie sur le fondement républicain – et solidarité philanthropique – héritage de la charité – n’a pas réglé la question.

Le désengagement progressif de l’État des régulations sociales se mesure par l’érosion  des services publics jusque-là investis de la responsabilité de garantir l’égalité de tous. Ainsi, les solidarités tendent à se replier dans le domaine privé, soit dans le cercle familial – montée en puissance des aidants – soit dans le domaine de l’action humanitaire d’urgence – une sorte de généralisation du principe du téléthon. Pour les personnes ayant un pouvoir d’achat important, c’est le secteur lucratif qui est mobilisé sous forme de prestations de service.

  • Volonté de réduire les coûts de la solidarité

La toile de fond de cet effacement des solidarités publiques qui a pour effet de transférer la responsabilité sur l’individu, c’est la conversion de l’État au théories néolibérales. C’est-à-dire la croyance aveugle en la capacité du marché à prendre en charge toutes les régulations sociales, jusqu’à la régulation des vies individuelles ou de l’intimité des personnes. Le terme qui symbolise cette conversion est le « New Public Management », traduisant l’application des pratiques de l’entreprise marchande aux administrations étatiques et donc aux institutions de l’intervention sociale. Il s’agit pour elles d’être performantes et donc de faire mieux avec des moyens de plus en plus limités.

Nous nous trouvons en ce premier quart du XXIème avec la conviction bien établie que le social coûte cher à l’État et que le dogme de la réduction incontournable des impôts et des charges sociales impose la réduction des moyens qui lui sont consacrés.

Dans ce changement de focale, les actions de solidarité qui ne peuvent être prises en charge par le marché échappent au radar et se trouvent renvoyées au niveau individuel. L’injonction au pouvoir d’agir des individus étant alors une sorte de cheval de Troie.

  • Un mouvement individualiste ?

La lame de fond qui alimente ces mutations des conceptions des solidarités sociales est l’irruption inédite de l’individu dans les rapports sociaux. Le collectif semble s’effacer au profit d’une volonté de chacun de se réaliser par soi et pour soi. Le cadre de ce texte ne permet pas de développer cette montée en puissance de l’individualité dans l’individuation des sujets – plutôt que l’individualisme dans la réalisation des individus –, nous nous limiterons à envisager les conséquences de ce mouvement dans la relation de confiance nécessaire à la vie en société et ce qu’il en résulte dans la volonté d’être soi.

  • Dégradations de la confiance

La confiance est le socle de toute construction collective. « La confiance est une base fondamentale du fonctionnement des sociétés : confiance envers autrui, envers les institutions, envers la société en général. Qu’elle soit le fruit d’un lien a priori ou celui d’un ’’construit’’ progressif par une mise à l’épreuve du réel, elle prévaut à la vie en société.[5] »

La confiance s’érode dans le contexte de crise permanente que connait notre civilisation. Et ce, dans tous les domaines, qu’il s’agisse du rapport à la science (Cf. les controverses durant la pandémie Covid sur les avis des scientifiques), des relations intrafamiliales (Cf. l’effacement de l’autorité des parents), des contrats de travail (Cf. le refus de plus en plus massif des jeunes de signer un CDI), de la vie sociale (Cf. les replis frileux et xénophobes vers des communautés identitaires), du lien avec les institutions politiques (Cf. les taux d’abstention lors des consultations électorales), etc.

« Si les sociétés démocratiques veulent restaurer la confiance, elles doivent (…) prioritairement reconnaître les traumatismes , les incuries et autres prolifération des modes dégradés(…).[6] »

  • Vouloir être soi

C’est dans ce contexte que la personne est sommée de se définir par elle-même[7] puisqu’il n’est plus accordé aux institutions la confiance en leur capacité à construire des sujets. Ce nécessaire effort personnel qui est convoqué pour bâtir son identité est couteuse en énergie. Si l’effet vertueux de cette révolution ontologique est que la personne gagne en liberté sur les déterminismes des assujettissements du passé, le coût psychologique de la fragilité qu’il implique n’est pas facile à assumer, surtout pour les personnes vulnérables, moins équipées en termes de capital social et de ressources psychologiques.

Dans ce contexte rapidement décrit, le pouvoir d’agir se trouve éclairé autrement que par l’injonction simplificatrice habituellement servie dans les rhétoriques psychopédagogiques.

Le pouvoir d’agir n’est pas un fait en soi mais résulte de l’interaction de multiples facteurs : les caractéristiques propres à la personne (empowerment, résilience…), celles de l’environnement (capabilités, autodétermination…), les étayages institutionnels (plus ou moins défaillants et mouvants), la mutation des conceptions de la(des) solidarité(s), le statut des personnes dans les rapports sociaux et leur capacité à se construire une identité.

Pour être clair, le pouvoir d’agir des usagers de l’intervention sociale ne peut se réduire à une question individuelle. C’est encore plus évident en protection de l’enfance où l’enfant est pris dans des enjeux multiples qui le dépassent.

  1. Ouvrir des perspectives

En protection de l’enfance, la problématique du pouvoir d’agir va donc nécessairement convoquer plusieurs plans qui croisent différentes potentialités : les capacités propres à l’enfant, celles de ses parents et de l’entourage, les contextes de vie et les organisations qui les aménagent, les cadres institués qui leur donnent sens. Du subjectif à l’interpersonnel, le pouvoir d’agir doit s’interpréter comme un ensemble d’éléments qui font système. Il n’est pas envisageable que l’un d’eux s’érige comme le seul levier d’action. Il n’est pas envisageable non plus d’en éliminer un seul. Le sujet forme un tout, à la fois déterminé par ses fonctionnements sociaux et mentaux mais aussi son inconscient et les dimensions symboliques et culturelles, voire spirituelles, qui font sa vie.

Nous tenterons dans cette partie d’ouvrir des perspectives en limitant le propos aux dimensions plutôt sociologiques de la question. C’est la question de la reconnaissance qui sera développée comme étant un socle du pouvoir d’agir des personnes.

  • La reconnaissance des liens

Alors que la centration sur l’individu semble dominer les référentiels d’action, il est urgent de rappeler que l’individu n’existe que dans et par un collectif d’appartenance, que le sujet est toujours articulé à l’intersubjectif.

  • L’humain est d’abord un animal social

Norbert Élias nous rappelle que la société a précédé l’être humain, qu’elle a été la condition préalable à son humanisation[8]. Nier cette interdépendance entre la personne singulière et ses communautés d’appartenance (le genre humain d’abord, puis ses différents cercles identitaires et existentiels de la Nation jusqu’à la famille) revient à isoler les sujets sur des îles désertes, transformant fantasmatiquement la société en archipel, ce que les sociologues nomment l’anomie.

Cela nous porte à relativiser toutes les rhétoriques visant à placer l’enfant au centre du dispositif visant à sa protection. Dans l’absolu, cela revient à l’isoler de tous ces liens qui font de ce petit d’homme un être social, avant tout déterminé par ses appartenances. Cela pose un problème délicat en protection de l’enfance quand l’enfant est pris dans ces liens d’interactions toxiques de familles dysfonctionnantes. Mais la dimension sociale de l’individu ne comporte aucune connotation positive ou négative, elle existe, c’est tout. C’est donc avec elle qu’il faut composer.

L’illusion du placement, c’est-à-dire d’une séparation possible de l’enfant avec tous les liens qui le structurent et le détruisent selon les cas et les domaines, est contre-productive. Contre-productive en ce sens qu’elle occulte une partie de la réalité dans laquelle il faut penser le pouvoir d’agir de l’enfant. Elle crée un point aveugle, un impensé, qui ne permet pas de prendre en compte tous les tenants et aboutissants de la situation.

Au passage, nous pouvons noter que le pouvoir d’agir, comme les liens sociaux, ne sont pas investis d’une quelconque positivité. Nous connaissons bien le pouvoir d’agir destructeur de certains parents. Les enfants ne font pas non plus exception pour activer leur capacité de nuire…

  • « Je » est un « nous »[9]

Donc, si l’enfant et ses parents sont envisagés comme pleinement inscrits dans un système complexe d’interdépendances et d’interactions, toute réflexion sur le pouvoir d’agir des personnes suppose d’articuler en permanence « Je » et « Nous », le sujet singulier et ses collectifs d’identification.

En ce sens, le pouvoir d’agir est toujours à analyser dans du multiple, dans de l’hybridation. Il n’est pas une donnée « pure » mais un ensemble composite sur lequel on doit prendre appui. Non pour valoriser ses aspects toxiques mais pour en tenir compte dans une stratégie qui vise à ouvrir des possibles pour agir – donc pour résoudre la situation problématique dans laquelle enfant et parents sont pris.

  • La reconnaissance du sujet

Mais la reconnaissance des liens ne se suffit pas à elle-même, elle se complète par la reconnaissance du sujet. Les travaux d’Axel Honneth nous éclairent à ce sujet[10]. Il place la reconnaissance d’autrui comme un enjeu sociétal majeur. Il situe trois niveaux d’expérience qui permettent la reconnaissance des sujets : l’amour (accès à l’estime de soi), le droit (accès au respect de soi) et la solidarité (accès à la confiance en soi et en les autres).

  • L’estime de soi

L’estime de soi peut se résumer à l’amour que se porte la personne pour elle-même. Cette relation d’amour est étroitement dépendante des relations d’amour qui lui sont témoignées dans le regard des autres et qu’elle entretient également avec ses proches. Il n’est pas question ici de relation amoureuse au sens classique du terme mais de ces estimes en soi et pour soi et avec et pour les autres. Cette estime est fondamentale de la confiance nécessaire pour avancer sur le chemin de la vie. Les acteurs de la protection de l’enfance savent à quel point cette relation d’amour est essentielle à l’enfant pour qu’il grandisse et puisse se développer harmonieusement (Cf. l’insistance justement portée sur les 1000 premiers jours). En protection de l’enfance, l’amour n’est pas réduit à la seule relation de l’enfant avec ses parents. Il nous revient donc d’établir que les professionnels de la protection de l’enfance sont là pour aimer l’enfant – amour étant à entendre au sens d’Honneth d’estime. Car c’est bien l’absence de sollicitude personnelle qui est source de sévices et de violences et qui menace l’intégrité physique des sujets. Le Média Social en ligne titrait (1/12/23) « Favoriser les attachements, un autre enjeu de la protection de l’enfance » en écho à l’intervention de la sociologue Aude Kerivel aux assises du Gepso.

  • La titularité de droits

Le deuxième niveau de reconnaissance indispensable à la réalisation des sujets est leur reconnaissance comme sujets de droits. Titulaire de droits – plus visiblement depuis la Convention Internationale des Droits de l’Enfant et sa déclinaison européenne – l’enfant doit pouvoir en mesurer l’effectivité dans les pratiques qui l’entourent, tant celle de ses parents et de son entourage familial que des organisations qui l’accompagnent, l’éduquent, le forment, le protègent et le distraient. L’enfant est définitivement titulaire de droits et ces droits-là ne sont pas une réduction du droit commun, ce sont les droits de l’homme dans toutes leurs dimensions. Du fait même de leur universalité, ces droits concernent également les parents de l’enfant.

Le pouvoir d’agir est donc très étroitement lié à la reconnaissance des droits de chaque personne. Quand ceux-ci sont bafoués, le pouvoir d’agir s’estompe. Sans référence aux droits et libertés fondamentales, l’aide apportée devient un rapport de domination du fort – celui qui est en mesure d’apporter de l’aide, le sachant, le supérieur – au faible – celui qui est en situation vulnérable, le précaire, l’inférieur auquel il « manque » quelque chose. L’absence de considération cognitive est source de privation de droits et d’exclusion et menace l’intégrité sociale des sujets. Sans la reconnaissance des droits, le pouvoir d’agir est amputé.

  • Les solidarités

Le troisième niveau de reconnaissance défini par Axel Honneth est celui des solidarités. Pour exister, le sujet doit être inscrit dans des réseaux de solidarité, dans des liens sociaux qui configurent son identité de sujet digne de reconnaissance. L’estime sociale complète et combine l’estime de soi et l’estime juridique, elle se joue entre pairs, c’est-à-dire entre personnes inscrites dans une appartenance commune à l’espace social. Et ce, à plusieurs niveaux, depuis les solidarités de proximité (le prochain, l’ami, la famille, la communauté…) jusqu’aux solidarités plus distantes (le lointain, l’étranger, la Nation, la planète…). Ces solidarités se manifestent dans des institutions (la République, la sécurité sociale, l’école, les associations, etc.) et se concrétisent dans des actions. L’absence d’estime sociale, de solidarité, est source d’humiliation et d’offense et menace l’honneur et la dignité des sujets.

  1. Ouvrir une pratique professionnelle

Promouvoir le pouvoir d’agir des enfants et de leurs parents en protection de l’enfance suppose donc comme nous l’avons vu dans la première partie de cet exposé de prendre en considération les caractéristiques propres de l’enfant et de ses parents, de l’environnement, des étayages institutionnels et des solidarités mobilisables.

De plus, nous venons de voir qu’il s’agit d’appuyer ce pouvoir d’agir sur la reconnaissance des personnes, des liens sociaux et du triptyque : estime de soi, droits et solidarité.

Voyons maintenant quelles sont les conséquences de ces préceptes pour les pratiques professionnelles des acteurs de la protection de l’enfance. Trois éléments peuvent apparaître comme de nouvelles dimensions à investir : un nouveau paradigme de travail, un nouveau positionnement des professionnels et une nouvelle alliance à construire avec les usagers.

  • Un nouveau paradigme !

À travers ce qui a été dit jusque-là, en filigrane des conditions du pouvoir d’agir, il apparaît qu’une des conditions de son développement consiste à laisser ouvert un espace que l’enfant et ses parents vont pouvoir investir pour y construire et y réaliser leur propre capacité à agir pour eux et par eux. Cela a un impact important sur les référentiels professionnels.

  • Changer de logiciel

« Ne me libère pas je m’en charge ! » Ce savoureux slogan peint sur les murs de la Sorbonne en mai 1968 induit une réflexion de fond sur les rapports interpersonnels. Avec toute la bienveillance qui caractérise les professionnels de l’éducation spécialisée, bâtir un projet pour l’enfant, l’éduquer – c’est-à-dire le conduire de la position d’infan, de non-parlant, à celle de sujet doué de parole – suppose de mettre au travail la manière de procéder, l’art de faire, les savoir-être et savoir-faire. En effet, il ne peut s’agir de convoquer l’enfant à une place que nous aurions décidé pour lui, sans lui, voire contre lui.

Emmanuel Mounier nous dit « Par définition une personne se suscite par appel, elle ne se fabrique pas par dressage.[11] »

Vouloir le bien de l’autre, savoir, a priori, ce qui est bon pour lui, sont des attitudes qui inhibent le pouvoir d’agir de la personne. En effet, si je te libère, j’aliène ta liberté puisque je décide pour toi ce que serait cette libération.

L’appel n’est pas la convocation, il est une ouverture vers les espaces où l’enfant va pouvoir être acteur de son devenir. La responsabilité de l’éducateur, passeur de nouveaux possibles, est de baliser ces espaces, de les rendre possibles, de les sécuriser.

Ce nouveau logiciel éducatif – pas si nouveau puisqu’il emprunte directement aux pédagogies nouvelles du siècle dernier – entend régler l’injonction contradictoire dans laquelle s’enferment les pratiques qui exigent de promouvoir la capacité des enfants tout en exerçant sur eux des formes archaïques d’autorité.

  • Un autre rapport aux savoirs

Ce qui est en jeu ici, c’est effectivement un nouveau rapport aux savoirs comme nous y invite la définition légale du travail social. Elle déclare que le travail social s’appuie « sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social(…).[12] » Ce croisement des savoirs implique des conséquences majeures quant à la façon de concevoir les référentiels professionnels. C’en est fini de la supériorité de sachant des intervenants sociaux. Leur savoir professionnel, certes toujours indispensable à l’action, n’est plus en surplomb de l’action mais vu comme une contribution qui se combine avec les savoirs savants qui éclairent et documentent l’intervention sociale dans toute sa complexité et, surtout devrions-nous dire, les savoirs expérientiels des usagers.

Les savoirs d’usage des enfants et de leurs parents ont longtemps été ignorés, voire même rejetés comme mauvais ou toxiques. Là encore, le professionnel doit composer avec ces compétences résultant de l’expérience de vie des personnes. Que ces expériences soient positives ou non, elles instruisent les savoirs à l’œuvre dans l’accompagnement et la protection des enfants.

Mettre en œuvre son pouvoir d’agir suppose de disposer de la possibilité de mobiliser ces savoirs et cela vaut pour les professionnels comme pour les usagers.

  • Un nouveau positionnement

Il résulte de ce changement de logiciel une nécessaire réflexion quant aux positions que doivent occuper les professionnels de la protection de l’enfance. Car il est bien question d’occuper une position, non d’abandonner le terrain sous prétexte que les enfants ont un pouvoir d’agir ! La question n’est pas de démissionner pour laisser la place mais d’engager une réflexion sur les enjeux de pouvoir qui contraignent et déterminent la possibilité de faire ensemble.

  • Briser les logiques de pouvoir

Tout rapport humain met en scène des enjeux de pouvoir. L’ignorer revient à exercer une domination sourde dont le dominant peut parfois n’avoir aucune conscience. Il s’agit de dévoiler, pour soi et les bénéficiaires, la manière dont le pouvoir circule dans les échanges. Car le pouvoir n’est jamais fixé une fois pour toutes, il se déplace et se compose en fonction des combinaisons relationnelles qui configurent l’espace de vie.

Déjà, en se préservant de la position de sachant, le professionnel a fait un bout de chemin dans cette prise de conscience. En refusant de décider pour autrui, il ouvre les conditions d’une négociation plus ouverte sur ce qu’il convient de faire. Il s’agit bien d’une négociation car le pouvoir d’agir ne peut jamais se briser dans une posture de toute-puissance. Pouvoir agir sur sa vie c’est chercher un compromis acceptable dans l’ensemble des interdépendances qui conditionnent l’existence. La prise de pouvoir de l’un sur l’autre – et cela peut se faire dans les deux sens, du professionnel sur l’usager ou inversement – est un passage à l’acte de la toute-puissance d’une des parties à la relation.

Briser les logiques de pouvoir ce n’est pas supprimer les enjeux de pouvoir toujours présents dans tout rapport humain, nous l’avons dit. C’est créer les conditions d’une négociation pour aboutir à un compromis qui optimise les capacités d’action de l’un et l’autre. Il s’agit là de définir une voie acceptable pour chacun. Vu ainsi, le pouvoir d’agir semble bien relatif aux situations. C’est là une réalité. Tout pouvoir d’agir est tributaire des conditions de l’action. Cette affirmation ouvre la porte à une réflexion stratégique : ce qu’il convient de faire, ce qui peut être fait, la manière dont on peut le faire.

  • Du faire pour au faire ensemble

Ce qui vient d’être décrit sur les référentiels et positionnements professionnels induit un véritable renversement des conceptions que l’on a l’habitude de résumer par un passage du « faire pour » au « faire avec ». Nous préférons parler de « faire ensemble » qui marque un degré de plus dans la volonté de travailler par co-construction avec les personnes concernées. Ce changement de position dresse une nouvelle topographie du terrain de l’action. C’est côte-à-côte que professionnels et enfants cheminent dans un projet à la fois protecteur et de promotion. Ce compagnonnage est une aventure ouverte où de nouveaux possibles s’ouvrent tant pour l’intervenant que pour l’enfant. Autrement dit, l’aventure éducative qui s’engage dans ces conditions implique une transformation de l’éduqué autant que de l’éducateur.

Finalement, nous constatons que le pouvoir d’agir de l’enfant, voire de ses parents, est en totale homologie avec le pouvoir d’agir de l’intervenant. Développer le pouvoir d’agir de l’un entraîne le développement du pouvoir d’agir de l’autre et réciproquement.

Conclusion

Le fondement et l’aboutissement de tout ce cheminement sur le pouvoir d’agir nous amène à conclure que l’avenir professionnel ne repose pas essentiellement sur une redéfinition des places et des rôles mais sur la manière dont professionnels et usagers seront capable de bâtir une nouvelle alliance pour l’intervention. En effet, il y a, nous venons de le voir, un continuum entre les pouvoirs d’agir de toutes les parties prenantes à l’action. C’est cette contagion qui incite à faire alliance.

Une convergence d’intérêts : pouvoir agir, c’est agir ensemble

Alors que le secteur dans son ensemble, et particulièrement la protection de l’enfance, est en crise, que l’attractivité des métiers ne fonctionne plus, que les têtes de réseaux appellent à un plan Marshall de la protection de l’enfance, que des départements réclament des états généraux, que le système conventionnel se grippe, que certaines associations se trouvent en cessation de paiement, il est urgent d’ouvrir des perspectives.

Il nous semble qu’un chantier doit être ouvert à partir de cette convergence d’intérêts objectifs que l’on peut identifier entre les gestionnaires (associations et établissements publics), les opérateurs (établissements et services sociaux de protection de l’enfance), les professionnels (syndicats et associations professionnelles), les parents et les enfants à protéger. Par intérêts objectifs, nous signifions la volonté partagée d’imaginer un nouveau dispositif d’intervention en protection de l’enfance, plus respectueux des parents et de leur propre pouvoir d’agir, plus respectueux des enfants qui ne doivent plus être soumis à des logiques institutionnelles qui aliènent leur pouvoir d’agir, plus respectueux des organismes gestionnaires qui ne peuvent être les simples instruments d’une politique qui se décide sans eux, plus respectueux des professionnels qui doivent trouver les conditions de pouvoir agir dans des systèmes qui leur garantissent les marges de manœuvre dont ils ont besoin.

Une finalité commune : la capacité à agir est hautement contagieuse

Finalement, le pari sous-jacent à cette volonté de refonder le pouvoir d’agir de tous les acteurs, c’est que la capacité d’agir, quand elle se réalise, est hautement contagieuse. En effet, le pouvoir d’agir des uns, s’il s’agit bien d’une action orientée vers le bien commun – l’émergence de sujets libres, la promotion de la citoyenneté, la résolution des situations problématiques, etc. – et non au service d’intérêts égoïstes, n’a pas pour effet de limiter le pouvoir d’agir des autres mais, au contraire, a pour effet d’accroître le pouvoir d’agir de tout un chacun !

[1] Amartya SEN, Repenser l’inégalité, Le Seuil, 2000, p. 90.

[2] HAS Recommandation « L’accompagnement de la personne présentant un trouble du développement intellectuel (volet 1) Autodétermination, participation et citoyenneté », 5 juillet 2022.

[3] F. Dubet, Le déclin de l’institution, Le Seuil, 2002.

[4] R. Lafore, L’individu contre le collectif, qu’arrive-t-il à nos institutions ?, Presses de l’EHESP, 2019.

[5] P. Obertelli & R. Wittorski, La confiance, nouvel horizon social ? Champ Social, 2023, 4ème de couverture.

[6] C. Fleury, La clinique de la dignité, Seuil, 2023, P. 127.

[7] A.Ehrenberg, La fatigue d’être soi, dépression et société. Odile Jacob., 2000.

[8] N. Élias, La société des individus, Pocket, 1998.

[9] J-P. Pierron, Je est un nous, enquête philosophique sur nos rapports avec le vivant, Actes Sud, 2021.

[10] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, 2013.

[11] E. Mounier, Le personnalisme, Que sais-je, PUF, 2016.

[12] Article D-142-1-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles.

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Présentation de l’auteur

Roland JanvierRoland JANVIER, chercheur en sciences sociales, titulaire d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication.
Je suis actuellement président du Comité Régional du Travail Social de Bretagne.
Repolitiser l'action sociale

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