1.Introduction : Spécificité de la fonction de direction en établissement ou dans un service social ou médico-social
La fonction de direction, et plus largement toute fonction d’encadrement en établissement ou en service social ou médico-social, est constituée de trois fils que nous devons tenir étroitement tréssés entre eux pour constituer le lien fort qui identifié cette mission institutionnelle :
- Il s’agit d'abord de la fonction d’encadrement hiérarchique :
Sur ce point, les questions éthiques sont de même nature que pour les autres champs de responsabilité et interrogent les conceptions du « management ». Sur ce concept, largement discuté, nous tenterons de poser quelques convictions.
- Mais la fonction de direction, en établissement ou service social et médico-social, est de plus finalisée par la « prise en compte » d’usagers :
Cette seconde dimension, tout à fait spécifique à cette fonction, introduit des tensions éthiques autour de questions liées à l’altérité, à la souffrance et aux rapports de pouvoir attachés à la disparité des places entre usagers et professionnels.
- De Enfin, troisième fil de notre tresse, le directeur d’établissement ou service social ou médico-social met en œuvre des politiques sociales :
Cet aspect relie la fonction de direction – et ses préoccupations éthiques – à une problématique éminemment politique. Il s’agit en effet du sort réservé par notre société et ses dispositifs de solidarité aux plus fragiles, aux exclus ou aux « sans voix ».
L’éthique de direction d’institution sociale et médico-sociale[1] interroge donc ces trois registres du hiérarchique, de la clinique et du politique. In fine, elle renvoie à la question fondamentale qu’est la manière d’occuper cette « place d’exception » : qui suis-je dans l’exercice de cette fonction ?
2.Une fonction hiérarchique : prendre soin de ceux qui prennent soin
2.1.Diriger c’est prendre position au cœur de rapports de forces
Le « Guide pour l’autodiagnostic des pratiques de management en établissement de santé[2] » s’inspire des traditions ouvertes par Fayol et Mayo et des catégories de Drucker pour définir les cinq fonctions clefs du management : Prévoir, organiser, décider, motiver, évaluer.
Vu sous cet angle, comme dans la plupart des bons manuels de management, diriger n’est pas, contrairement à ce qu’en pensait Freud, un métier si impossible que ça. Il suffit de savoir prévoir[3], donc pas de place à l’imprévu… c’est pourtant l’imprévu qui caractérise, au fond, toute aventure relationnelle entre humains… Organiser peut se résumer à la mise en place de procédures et de protocoles qui vont borner le champ des possibles… c’est pourtant l’inédit et l’initiative qui caractérisent la relation d’aide. Décider c’est trancher nous dit le texte en référence au latin… c’est pourtant la capacité à ne pas tout boucler tout de suite qui ouvre la dynamique essai/erreur des parcours de vie chaotiques qu’accompagnent les équipes. Motiver fait référence à la capacité d’entraîner les équipes dans un projet commun, partagé et faisant appel à chacun. La difficulté du manager est de tenir la frontière entre l’appel à la responsabilité de chacun et la manipulation ou la contrainte[4]. Enfin, évaluer, renvoie aux démarches d’amélioration continue de la qualité des prestations prévues, tant sur le versant sanitaire que médico-social et social. Démarches qui peuvent se réduire à établir de simples liens de causalité simplistes entre bonnes pratiques, respect des consignes et résultats obtenus.
Cette vision du management n’est pas la mienne ! Plutôt que ces formules relevant de l’évidence, plutôt que ces mots clefs ou ces verbes d’action qui enferment la pensée dans un « faire », je préfère la distance critique, posture qui relève d’un fondement éthique.
Plutôt que ces écrits qui alimentent l’illusion d’une professionnalisation qui rationnaliserait la fonction dirigeante à l’extrême, Frederik Mispelblom Beyer dénonce la superstition qui fait penser qu’il serait possible de « maîtriser les relations humaines », il affirme qu’encadrer, « c’est tenir une position, même mal.[5] » C’est en référence à la stratégie militaire que le directeur doit tenir une position. « En employant le terme de “position“ et non celui de “fonction“, on veut souligner l’idée que la “place“ de l’encadrement, que son existence même, est mouvante, changeante et parfois éphémère.[6] » L’auteur précise plus loin : « On appellera donc “position“ cette combinaison entre un poste occupé et le style, la manière de négocier avec les subordonnés comme avec la direction générale, autant de formes singulières de compromis sociaux locaux.[7] »
Diriger ce n’est donc pas maîtriser mais prendre position au cœur de rapports de forces. Ces rapports de forces, inévitables, qui structurent tout dispositif productif. Ces rapports de forces qui sont même souhaitables dans toute organisation démocratique.
2.2.La conflictualité comme perspective éthique
Cette conception de la fonction dirigeante repose donc sur la capacité des systèmes sociaux à assumer la conflictualité inhérente à toute relation collective.
La conflictualité n’est pas la guerre. Elle n’oppose pas des ennemis, elle associe des positions différentes, possiblement divergentes. La conflictualité n’est pas l’opposition stérile. Elle ne clive pas des points de vue inconciliables, elle permet la construction des désaccords, c’est-à-dire de bien en définir l’objet et de faire en sorte, si aucun compromis n’est trouvé, que le désaccord issu des débats soit plus riche que le désaccord qui existait au départ, éclairé autrement, mieux compris, mieux perçu par les protagonistes. La conflictualité, c’est l’opposé du consensus. Elle ne cherche pas à tout prix l’unicité des positions, elle construit des compromis qui ne sont pas l’abdication totale des perdants au profit des gagnants mais l’acceptation responsable de ne pas tout obtenir pour permettre, malgré les désaccords, ou au-delà d’eux, un projet collectif.
Assumer la conflictualité est une position bienveillante de reconnaissance des professionnels, parce que leur point de vue, leur culture spécifique, leur histoire, leur subjectivité, sont reconnus comme éléments structurants pour le projet commun. C’est une manière, à l’inverse de toute tentation paternaliste, de prendre soin de ceux qui prennent soin des usagers.
3.Une dimension clinique :
3.1.Diriger en établissement ou service social et médico-social
La spécificité de la fonction dirigeante en établissement ou service social et médico-social, c’est que les professionnels encadrés s’adressent à un public particulier. Quotidiennement, les acteurs de terrain vont avoir à faire avec la souffrance, l’échec, l’exclusion, la marginalité, la dépendance, le « hors-norme »…
La spécificité de la fonction de cadre hiérarchique en action sociale et médico-sociale est qu’il faut ajouter à la fonction organisationnelle et hiérarchique la dimension clinique. La clinique, c’est simplement l’art de se tenir au chevet de la personne, à sa proximité, pour soulager son mal être.
« La reconnaissance des spécificités des institutions sociales et médico-sociales est pour le directeur une invitation pressante à penser cliniquement l’institution.[8] » Il découle de cette invitation une prise en compte des problématiques des personnes accueillies, de la contamination possible des difficultés des personnes vers l’institution et ses professionnels, de la fragilité des instances de liaison que porte l’organisation.
Cette dimension de la clinique, que tend à faire oublier une vision de plus en plus technocratique de la fonction dirigeante, colore de manière particulière le métier de directeur, et, plus largement, toute fonction hiérarchique.
3.2.Un engagement
Pour aller plus loin que la seule prise en compte de la dimension clinique – c’est à cela que nous invite l’interrogation éthique – il nous faut aller voir du côté de l’engagement. Diriger un établissement ou service social et médico-social, c’est s’engager aux côtés de ceux qui y vivent : professionnels et usagers.
L’engagement vis-à-vis des salariés passe par une communauté de destin entre dirigeants et acteurs de terrain. Cela signifie que les uns et les autres sont embarqués sur le même bateau, dans le même projet, la même dynamique collective. Ce qui n'estompe pas les différences de rôles, de places et d'intérêts.
L’engagement à l’égard des usagers n’induit pas l’idée d’un destin commun entre professionnels et usagers. Ce serait une illusion trompeuse qui laisserait croire que tout se vaut. Pire ce pourrait être une démagogie. Il s’agirait plutôt d’un engagement de sollicitude. L’engagement de sollicitude auprès des usagers n’est pas la condescendance. Il se réfère à la fraternité du triptyque républicain. L’engagement de sollicitude auprès des usagers estompe la frontière entre le personnel et le professionnel. C’est « tout l’homme » du directeur qui se trouve engagé dans l’aventure relationnelle de la bienveillance portée à autrui. L’autre, radicalement différent dans le registre de l’altérité, me convoque dans ce que nous avons de semblable.
Autrement dit, je suis prêt à compromettre quelque chose de moi dans cette aventure relationnelle.
4.Une responsabilité politique :
4.1.Face à la tentative d’instrumentalisation de l’action sociale…
Enfin, diriger un établissement ou un service social et médico-social, c’est participer à la mise en œuvre des politiques sociales conçues dans une République qui affiche à son fronton les valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité. Contrairement aux tendances actuelles, cela n’est pas neutre. Il s’agit même d’un acte fondamentalement politique.
Aujourd’hui, les représentations qui circulent tendent à banaliser le travail social. Il s’agirait d’une organisation dont la fonction serait de délivrer de simples prestations. L’action sociale serait destinée uniquement à satisfaire les besoins des personnes connaissant des difficultés. L’intervention sociale ne viserait qu’à contenir des effets sociaux sans se préoccuper des causes. Les organisations du travail social ne devraient s’envisager que sous l’angle d’un rapport qualité/coût. Les acteurs du social ne seraient que les exécutants de dispositifs pensés en dehors d’eux. Globalement, l’action sociale serait réductible à un simple marché de l’offre et de la demande.
En appui de ces conceptions, la terminologie qui envahit le secteur est le symptôme de ces mutations fondamentales : satisfaction de l’usager, prestation, convergence tarifaire et coûts cibles, recommandations de bonnes pratiques professionnelles, évaluation et performance, appels d’offre ou appels à projets, etc.
La banalisation à l’œuvre tend à vider le travail social de sa dimension éminemment politique. L’usager devient un quasi-client. La relation d’aide se réduit à des actes standardisés, simplement quantifiables à défaut de pouvoir les qualifier. L’ambition des missions de l’action sociale se réduit à « corriger les effets » d’une société excluante[9]. La solidarité nationale est de plus en plus considérée comme une charge et non comme un investissement pour l’avenir du lien social. La recentralisation des lieux de décision – particulièrement sensible avec la réforme issue de la loi HPST[10] qui recentre la décision sur une conception technocratique des Agences Régionales de santé – assigne les organisations du travail social à un rôle d’instrument docile. La généralisation des procédures d’appels d’offre, ou sa version édulcorée mais non moins redoutable d’appels à projets, confine les acteurs de terrain à développer des pratiques concurrentielles qui sont aux antipodes d’une couverture territoriale cohérente des besoins et d’un maillage social signifiant des réponses.
4.2.…repolitiser l’action sociale !
La position éthique, dans ce contexte de mise à mal des référentiels qui ont donné sens à l’action sociale, c’est de repolitiser le débat.
Le travail social, travail « du » social, travail sur la société, travail d’une société sur elle-même, est un acte politique qui interroge le vivre ensemble, le projet collectif, le bien commun. Il est au cœur de la délibération démocratique. Il interroge, nous l’avons dit en introduction, la manière dont notre société et ses dispositifs de solidarité traite les plus fragiles de ses membres, empêche l’exclusion, donne la parole aux « sans voix ».
Repolitiser l’action sociale[11], c’est développer la responsabilité qui est au fondement de l’utilité sociale des actions. C’est reconnaître la légitimité et la validité du point de vue des usagers, y compris dans sa dimension subversive d’un ordre établi injuste. C’est investir le local, le territoire comme espaces de changement social, de mobilisation des forces vives et de développement de pratiques « ‘avec » les habitants. C’est redonner force à la fonction tribunitienne des associations d’action sociale, y compris pour dénoncer les conditions indignes faites à certaines personnes (mineurs délinquants, demandeurs d’asile, SDF, etc.). C’est développer des espaces de confrontation entre citoyens, professionnels et usagers pour construire un positionnement politique assumant la controverse idéologique et soutenant des perspectives alternatives. C’est aussi œuvrer à la transformation sociale parce que le travail sur la société ne peut se résoudre à accepter une société qui ne serait pas fondée sur la justice et l’égalité pour tous. C’est enfin agir collectivement, condition incontournable d’un projet de refondation du « vivre ensemble ».
5.Conclusion
Alors, si diriger un établissement ou un service social et médico-social c’est assumer ces trois dimensions des professionnels, des usagers et de la fonction politique, il est urgent d’affirmer qu’il y a encore place pour le directeur en institution.
Il y a place pour le directeur en institution pour développer un management de la bienveillance qui se fonde sur la conflictualité des rapports collectifs afin de donner sens au vivre ensemble. Il y a place pour le directeur en institution pour prendre en compte la souffrance des personnes accueillies, non pour y déverser une sorte de cataplasme charitable mais pour transformer cette souffrance en force positive visant à résoudre les situations personnelles et collectives et à transformer les causes, y compris économiques et sociales, des situations. Il y a place pour le directeur en institution pour affirmer la dimension politique de toute intervention sociale à partir du moment où elle ne se résout pas à n’être que le sédatif permettant de supporter des situations d’injustice, de discrimination ou d’exclusion.
Il s’agit bien, comme l’indique Jean-Pierre Lebrun, d’une place d’exception[12]. Place qui s’excepte du groupe, non pour le soumettre à sa propre loi, pour le dominer, mais pour permettre au collectif de développer une dynamique de respect, de transformation, de prise en main d’un destin commun.
C’est cela la condition d’une gouvernance et d’une dirigeance fondées sur une visée éthique en référence à Paul Ricoeur : « Appelons “visée éthique“ la visée de la “vie bonne“ avec et pour les autres dans des institutions justes. [13]»
Si nous sommes d’accord pour dire que la gouvernance, au-delà de ses dérives néolibérales, c’est l’art d’associer toutes les parties prenantes à la navigation et que la dirigeance, au-delà de ses instrumentalisations managériales, c’est l’art de garder le cap fixé. Alors gouvernance et dirigeance peuvent être au service d’une conception éthique des fonctions d’encadrement en institution sociale et médico-sociale. En prenant en compte tous les acteurs de l’organisation (usagers et professionnels), en assumant la délibération démocratique interne et externe pour définir les missions et le projet, en garantissant à tous et à chacun la route à suivre et les moyens pour parvenir au but fixé.
Tout cela suppose simplement, pour le directeur, et globalement pour tout cadre hiérarchique, d’occuper la place, d’habiter la fonction, bref, « d’y être ».
« Pour conclure, l’essentiel dans l’éthique de la fonction de direction, c’est la manière d’y être. Et dans la manière d’y être, « la » question éthique, in fine est peut-être celle-ci :
Qu’est-ce que je deviens dans la fonction de direction ?[14] »
Concarneau le 5 février 2012
[2] Haute Autorité de santé, Direction de l’accréditation et de l’évaluation des pratiques professionnelles, janvier 2005.
[3] « Un management performant permet de maîtriser le futur d’une organisation, c’est-à-dire assurer que les objectifs à long, moyen et court terme sont atteints dans les meilleures conditions. » (Ibid. p.11). Cette citation en dit long sur le phantasme de maîtrise qui anime parfois certains théoriciens du management.
[4] « On ne motive pas au travail un individu, on crée les conditions pour qu’il se motive lui-même. » (Ibid. p. 24).
[8] F. Batifoulier, Le directeur et la question clinique, de la clinique institutionnelle à l’institution suffisamment bonne, in Manuel de direction en action sociale et médico-sociale, F. Batifoulier (sous la direction de), Dunod, 2011.
[9] « L'action sociale et médico-sociale tend à promouvoir, dans un cadre interministériel, l'autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l'exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. » (extrait de l’article L 116-1 du Code de l'Action Sociale et des Familles).
[10] Loi n° 2009-879, du 21 juillet 2009, portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires
[11] B. Dubreuil, R. Janvier, J. Priou, P. Savignat, Repolitiser l’action sociale, in Actualités Sociales Hebdomadaires, n°2737, 16 décembre 2011.
[12] « Il existe une place d’exception au sens logique, soit une place différente des autres, qui s’en excepte, qui n’est pas sur le même pied que les autres et qui autorise dès lors celui qui s’énonce à prétendre à des effets de prévalence qui ne sont pas liés au contenu de ce qu’il va dire mais plutôt au fait que c’est de cette place qu’il le dit. (…). C’est évidemment le cas d’un directeur dont le propos, par exemple une consigne, aura spontanément un poids que n’aura pas le même propos tenu par quelqu’un d’autre.» [12] J-P. Lebrun et un groupe de directeurs, Y a-t-il un directeur dans l’institution ? Rennes, Presses de l’EHESP, 2009, p. 163.
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