Directeur d’une Maison d’Enfants à Caractère Social, j’ai toujours pensé que l’acte éducatif ne pouvait se réduire au seul traitement de la souffrance morale et sociale des individus. Pour être complet, le travail que nous menons auprès d’enfants rencontrant des difficultés familiales et sociales doit comporter une initiation à la vie sociale et à la citoyenneté. Les droits de l’enfant, confirmés dans la Convention Internationale de l’ONU et adaptés dans notre droit positif français, sont un repère intéressant pour l’action. Une analyse précise de ces droits nous avait permis de repenser notre dispositif institutionnel pour l’orienter vers un meilleur service de l’enfant qui deviendrait ainsi l’acteur central de la prise en charge.
Cette recherche m’a logiquement amené à m’intéresser au droit des usagers. La prise en compte de l’enfant et de sa famille en qualité de Sujets[1], me semblait être un levier de changement opportun pour faire évoluer un établissement héritant de plus de 360 ans d’histoire.
Nous avons mis en place un conseil de maison, devenu conseil d’établissement après le décret de 1991[2]. Nous avons de plus renforcé le rôle des délégués représentant les enfants. En tant que directeur, je les reçois chaque mois pour recueillir leurs observations sur l’ensemble du fonctionnement de l’établissement (sur le modèle des délégués du personnel). Nous avons institué des réunions de parents, temps collectif de rencontre entre les parents et l’équipe éducative sur la vie de la maison. Poursuivant notre recherche pour faire de l’enfant un véritable partenaire du travail éducatif, nous avons conçu, avec l’aide de formations sur site, un « projet-contrat individuel », signé entre l’enfant et son éducateur. Dans la foulée sont venus les lieux de parole, temps de mise en débat de l’institution animés par un tiers extérieur à la maison d’enfants, expérience de démocratie grandeur nature. C’est dans le cadre de ces lieux de parole qu’a été discuté et négocié le nouveau règlement intérieur de l’établissement. Ce règlement est basé sur l’affirmation de droits (droit à l’intimité, droit à une vie sociale de qualité, etc.), supposant, en réciprocité, des devoirs pour chacun (devoir de respecter les autres, de vivre selon les rythmes et les règles du groupe, etc.). Il reprend les principes de notre droit français (procédure contradictoire, défense, recours, etc.).
Dans cette lente évolution, les parents ont peu à peu pris une place. Les délégués des familles au conseil d’établissement nous ont demandé de ne plus nous réunir dans l’institution mais au coeur de la Z.U.P. d’où ils sont majoritairement originaires. Démarche hautement symbolique d’aller rejoindre les gens sur leur terrain. Les jeunes acquièrent peu à peu une habitude à utiliser la parole pour faire valoir ce qu’ils veulent, faire connaître leurs désaccords. Les délégués sont pris au sérieux.
Au point où nous en sommes de la démarche (qui consiste plus à tenter des expériences qu’à penser une stratégie a priori), je rencontre une certaine insatisfaction. Si les droits de l’enfant et les droits des usagers permettent de modifier la place des jeunes et de leurs familles, la question de la citoyenneté et du lien social dans notre société en crise reste entière et nous ne pouvons nous contenter de reproduire des pratiques qui restent malgré tout discriminantes et stigmatisantes.
Les relations entre l’institution et ses usagers (personne n’a encore trouvé une meilleure dénomination pour désigner les bénéficiaires de l’action des institutions et services sociaux et médico-sociaux) restent complexes.
Devenir l’usager d’une Maison d’Enfants à Caractère Social c’est, pour le jeune accueilli, être mis à l’écart de sa famille, de son quartier, de son école. Cela entraîne une culpabilité, relayée dans le discours des parents (« si tu n’es pas sage tu seras placé ») voire de certains travailleurs sociaux, qui porte l’enfant à se sentir en situation d’échec. Pour les parents c’est être repéré comme « mauvais parent ». Aucun de nos discours sur le sens de l’aide apportée ne peut effacer ce stigmate posé par la société (le juge ou l’assistante sociale, les éducateurs et le regard des autres).
Me revient à l’esprit cette expérience récente : Nous sommes, ce soir de juin 97, réunis dans le service des adolescents pour le « lieu de parole ». Le débat, amené par les jeunes, porte sur la question suivante : « Peut-on ou non regarder des films d’horreur dans le groupe ? » Les échanges s’animent, chacun (éducateurs comme jeunes) y allant de ses convictions. A un moment j’explique ma responsabilité à l’égard des jeunes et les comptes que j’ai à rendre : « Que penseraient vos parents s’ils apprennent que je vous laisse regarder ce genre de films ? » Une jeune me répond : « Mais si on a été placés par le juge, c’est signe que nos parents n’ont rien à dire sur ce qui est bon ou pas pour nous ! »
Pour parvenir à élaborer les contours d’un nouveau rapport entre les intervenants sociaux et les usagers, fondé sur le droit de chacun à la citoyenneté plutôt que sur la disqualification des uns (les parents) pour légitimer l’intervention des autres (les éducateurs), il faut, à mes yeux, faire le détour préalable par quelques analyses.
Finalement, confrontée aux dysfonctionnements des parents des enfants qu’elle prend en charge, quel est le rôle d’une institution sociale ? Doit-elle, dans la continuation d’un ordre établi et d’une logique de conformité, perpétuer des pratiques de distinction et de reproduction? Quelles mutations conceptuelles doit-elle opérer si elle veut privilégier la réhabilitation des parents dans leurs fonctions ? Il nous faut pour cela isoler quelques éléments qui contribuent à priver les parents d’enfants placés de toute identité sociale, de toute possiblité de (re)devenir acteurs de leur parentalité.
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[1] Le sujet se définit ici dans une double dimension : 1) Une identité interne personnelle, faite de conscience de soi et d’autonomie psychique, l’individu. 2) Une identité sociale agissante dans une inter-relation avec d’autres. C’est l’articulation entre ces deux identités qui, à mes yeux favorise l’émergence du Sujet.
[2] Décret N° 91.1415 du 31 décembre 1991 relatif aux conseils d’établissements.
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