Jeudi dernier, Madame Cherocy était en garde-à-vue au commissariat de police d’Evreux sur réquisition du parquet suite à un signalement du juge des enfants pour récidive de non-présentation d’enfants.
Ses trois enfants lui ont été retirés par les forces de police il y a trois ans. Malgré la violence du retrait, Madame Cherocy s’est peu à peu habituée à l’idée de ne plus vivre au quotidien avec ses enfants. Elle les voyait dans un premier temps dans l’établissement, puis a obtenu un droit d’hébergement qui, progressivement fut étendu à tous les week-ends et aux vacances scolaires.
C’est en juin dernier que les choses se sont dégradées. Les enfants ne sont pas revenus à l’issue d’un week-end. Puis les non-retours à l’établissement se sont multipliés, pour des périodes de plus en plus longues.
Les enfants, qui ont de 10 à 14 ans, sont restés avec leur mère durant les deux mois d’été, contre l’avis du juge. Ils sont revenus une semaine après la rentrée des classes, puis leurs absences de l’établissement se sont reproduites, de plus en plus souvent.
On peut penser qu’il devenait insupportable à Madame Cherocy de ne plus vivre avec ses enfants. Son histoire personnelle, plus que chaotique, ne pouvait plus se vivre sans eux. Ils sont le seul horizon de sa vie.
Résultat : le juge des enfants, qui envisageait un retour des enfants en famille en décembre prochain a suspendu tout droit d’hébergement. Madame Cherocy pourra les visiter à l’établissement. Retour à la case départ.
Si nous en sommes là aujourd’hui, c’est parce que cette dame s’est montrée incapable de se plier aux injonctions des travailleurs sociaux. Elle n’a pas pu se décentrer de ses préoccupations personnelles pour comprendre où était l’intérêt de ses enfants.
Ce cas, comme bien d’autres, marque aussi la faiblesse de notre système de protection de l’enfance. Les enfants ont été mis à l’abri de la pathologie de leur mère. Cela était indispensable. Mais rien, ou si peu, n’a été fait pour travailler avec cette femme sur l’échec flagrant que venait signer le placement de ses enfants.
Elle s’est retrouvée seule à gérer sa culpabilité et la disqualification qu’entraîne l’intervention du juge et des travailleurs sociaux. Elle s’est trouvée identifiée dans son quartier comme une « mère incapable ».
Les enfants quant-à-eux ont été placés dans un conflit de loyauté. L’ambivalence de leurs propos, entre leur demande de retourner vivre chez leur mère et leurs affirmations attestant qu’ils étaient bien dans l’établissement, permet de mesurer le grand écart dans lequel on les fait vivre. La suspension des droits de leur mère est tout autant une punition pour eux.
Pourtant Madame Cherocy a été un temps déléguée des parents au conseil d’établissement. Ségolène, l’aînée de la fratrie est déléguée des enfants et tient son rôle avec beaucoup de sérieux. Albert, son frère était candidat aux dernières élections de délégués. Les trois enfants sont régulièrement présents aux lieux de parole qui se tiennent une fois par trimestre.
Cet exemple me permet d’illustrer la situation dans laquelle je me trouve. Sensibilisé aux droits des enfants, attaché au droit des usagers, j’ai cherché à mettre le fonctionnement de la maison d’enfants à caractère social dont je suis le directeur, en harmonie avec mes convictions, et avec les orientations du travail social et de l’Aide Sociale à l’Enfance.
Force est de constater que cela n’est pas suffisant. L’établissement, s’il permet aux jeunes accueillis de faire l’expérience d’une réelle démocratie d’une emprise sur leur cadre de vie, reste encore trop coupé de ce qui fait l’essentiel du problème : la parentalité.
Inscrit dans un dispositif d’intervention sociale fondé sur l’ordre et la conformité, l’établissement génère, à son insu, ou malgré la bonne volonté de ses responsables, l’effet inverse de ce qu’il est censé permettre.
Alors que l’objectif de tout placement à l’Aide Sociale à l’Enfance est le retour de l’enfant dans son milieu naturel, notre intervention stigmatise les parents, les rendant encore plus inaptes à assumer leurs responsabilités.
Nous sommes, de fait, situés au cœur d’un conflit entre normes et déviances. J’ai aujourd’hui la conviction que ce n’est pas uniquement par la qualité de notre montage institutionnel interne que nous résoudrons ce dilemme.
Les moyens à mettre en oeuvre pour quitter une logique de contrôle social, pour substituer la dynamique du mouvement à la sclérose de la reproduction, sont ailleurs que dans nos établissements.
C’est par notre capacité à inventer d’autres modes de communication, à susciter des débats là où prévaut la pensée unique, à sortir des murs protecteurs de nos institutions que nous ouvrirons les voies d’une possible citoyenneté des parents les plus marginalisés de notre société.
22 novembre 1997
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