Préambule : Qu’entend-on par travail social ?
Pour éclairer la position qu’occupe le travail social dans l’action publique et, plus précisément dans la protection sociale, une partie du schéma élaboré par Michel Autès[1] clarifie les choses :
Le travail social se situe dans « la triple logique de l’assurance, pour ceux qui travaillent, de l’assistance, pour ceux qui sont dans l’incapacité de travailler et de l’action sociale comme projet d’intervention sur la société. Mais les distinctions sont ici fragiles.[2] » Le travail, social, toujours selon Autès, « se trouve au confluent des logiques d’action sociale et de celles, beaucoup plus anciennes qui relèvent de l’assistance.[3] »
Le même auteur, avec J-S. Alix précise plus récemment la situation du travail social :
« Dernier maillon de la protection sociale pour tous ceux qui échappent à ces dispositifs, le travail social est marqué par une sorte d’incertitude quant à ses missions réelles, quant aux références – idéologiques et intellectuelles – sur lesquelles il s’appuie, quant à ses méthodes d’intervention, voire même quant à l’identité sociale de ses publics dont l’histoire montre que la façon de les nommer varie avec l’évolution des conjonctures politiques. Il en ressort un manque de légitimité vécu par un grand nombre de professionnels qui est le reflet de tensions idéologiques plus profondes entre des pratiques assistancielles et des aspirations émancipatrices, entre des logiques de solidarité envers autrui en souffrance et un appel au devoir de mobilisation et à la responsabilité de ceux qui sont dans le malheur.[4] »
Introduction
Pour dresser une prospective sur le travail social, il faut analyser les éléments de contexte qui pèsent aujourd’hui et peuvent déterminer son avenir.
L’environnement du travail social se situe sur plusieurs registres. Certaines mutations sont d’ordre planétaire : Risque climatique majeur, mondialisation des échanges de toute nature, révolution informationnelle portée par le numérique et décuplée par l’intelligence artificielle, bouleversement géopolitiques, climatiques et économiques qui génèrent des migrations sans précédent. D’autres mutations semblent plus délimitées par notre périmètre sociétal : individualisation des préoccupations sur fond de déliaison sociale, transformation rapide de notre démographie, mutation du rapport au travail, généralisation d’une société de marché touchant même les logiques étatiques… Enfin, des mutations sont propres au travail social : rationalisation instrumentale des prestations d’aide et de soutien, normalisation ou standardisation des pratiques, mutation des publics cibles ainsi que des places et rôles entre intervenants et bénéficiaires.
Ces mutations profondes de l’environnement du travail social le confrontent à trois défis qu’il devra relever pour penser son avenir. D’abord un défi relatif à ses missions qu’il devient urgent de clarifier et de préciser dans un contexte général de démobilisation : fatigue des professionnels (Cf. les « burnouts »), manque de reconnaissance (Cf. les « oubliés du Ségur »), perte d’attractivité des métiers du social (Cf. Conférence des métiers de l’accompagnement social et médico-social du 18/02/2022 et la pénurie de main d’œuvre). Ensuite, un défi relatif aux organisations du travail social qui sont appelées à se modifier pour s’adapter aux enjeux qui se présentent à elles : Transformation de l’offre médico-sociale, réformes des formations et émergence de nouveaux métiers, contraintes budgétaires croissantes. Enfin, un défi relatif aux pratiques des professionnels de terrain qui peinent à trouver leur légitimité dans ce contexte de grandes incertitudes : promotion d’un usager acteur de son parcours, affirmation de savoirs différents et complémentaires dans l’action, incitation à la co-construction mais aussi accroissement de formes de contrôle social.
Nous proposons dans ce développement de croiser ces trois défis à quelques mutations contextuelles repérées ci-dessus. Pour établir une perspective crédible pour l’avenir du travail social, nous ferons régulièrement référence à la définition légale du travail social[5].
1. Défi de préciser les missions du travail social
1.1 Dans un contexte de transition écologique
L’urgence climatique pourrait faire oublier les questions sociales. Même si le mouvement des gilets jaunes avait affirmé « fin du mois fin du monde même combat » et que de nombreux travaux établissent un lien entre les questions environnementales et les questions sociales, il y a un risque que, dans la panique du moment, on laisse de côté les enjeux sociaux et qu’on perde le lien qu’il y a entre le développement durable et la nécessité d’une société vivable pour ses membres.
La réduction des gaz à effet de serre, la crise de l’énergie, l’évitement des énergies fossiles, l’isolation thermique des bâtiments, l’arrêt de l’artificialisation des sols, etc. sont, hélas, des défis qui pour urgents qu’ils soient, mettent au second plan les questions des modes de vie, de pouvoir d’achat, de consommation, d’habitat, etc. qu’il faudrait traiter concomitamment.
Vers un travail social morcelé ?
Or, les questions sociales ne peuvent plus aujourd’hui être traitées à la marge des enjeux de la transition écologiques. Les premières conditionnent les seconds et réciproquement. Si nous laissons se segmenter ces deux champs d’enjeux, le travail social se verra réduit à n’être qu’un domaine spécifique d’action à la marge des grands enjeux de l’avenir commun.
Ou vers un travail social du développement social durable ?
Les questions sociales sont, en elles-mêmes, des questions environnementales majeures. Le travail social doit s’affirmer comme une contribution de premier plan à la transition écologique parce que ce sont tous les comportements sociaux qui sont impactés et qui peuvent corriger la trajectoire d’une société qui courre à sa perte. Les stratégies écologiques (économie circulaire, coopérations locales, circuits courts, réduction des déchets, consommation responsable, réutilisation et recyclage…) inspirent et s’appliquent au travail social[6].
Le travail social manifeste qu’il sera impossible de s’en sortir si, seuls, ceux qui en ont les moyens, trouvent, pour eux, des solutions à la crise.
Le travail social contribuera ainsi « à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social*[7] ».
1.2 Dans un contexte d’individualisation
La notion de parcours s’impose dans les pratiques, générant de nouvelles fonctions (coordinateur de parcours) voire de nouvelles missions (référent de parcours) et de nouvelles organisations (CLIC, DAC…). Cette tendance à l’individualisation des analyses et des accompagnements se trouve en tension avec la notion de droit commun. L’école pour tous, le milieu ordinaire de travail, l’accès égalitaire à la santé sont autant de notions qui se heurtent à des fonctionnements institutionnels qui restent discriminants ou stigmatisants.
Le paradoxe des missions inclusives du travail social tient dans cet aller-retour permanent entre une commande centrée sur les besoins singuliers des personnes et une organisation sociale qui ne permet pas d’y répondre ou, au moins, met de plus en plus de conditions à cette réponse (Cf. le RSA).
Vers un travail social à deux vitesses ?
L’impasse qui guette le travail social serait de strictement subordonner l’offre aux moyens disponibles ce qui aura pour effet de limiter l’intervention publique au strict nécessaire et de renvoyer les réponses non-satisfaites au marché privé ou à des auto-solutions bricolées par les gens. Le travail social serait ainsi renforcé dans sa fonction de triage des publics.
Ou vers un travail social réellement universel et inconditionnel ?
Être une personne usagère du travail social ne peut constituer une catégorie infamante. Le principe universel de la solidarité nationale associé à l’inconditionnalité de l’aide apportée semble être une voie pour l’avenir du travail social. La réponse aux besoins particuliers des personnes est fondée sur un principe collectif d’égalité et de fraternité qui constitue le « bien commun ».
C’est ainsi que le travail social sera réellement engagé dans sa mission visant « le développement social et la cohésion de la société.* »
1.3 Dans un contexte de déliaison sociale
Le collectif est peut-être le grand perdant de l’évolution de notre société. L’accent porté sur la réalisation de soi ouvre la voie d’un égotisme fermé qui met à mal les liens sociaux. À cette illusion d’un épanouissement autonome de l’individu, ceux qui ne disposent pas des capabilités nécessaires sont les laissés pour compte de cette compétition sans autre but que soi-même. C’est la question de l’empowerment qui se pose ici.
Vers un travail social du chacun pour soi ?
Les théories développées autour de la résilience et du pouvoir d’agir des individus ne sont pas sans poser de questions à la définition de l’accompagnement qui fonde le cœur de la mission du travail social. Cette dernière serait-elle simplement d’outiller chacun pour qu’il puisse poursuivre seul le chemin chaotique de son existence ? C’est le sens réducteur parfois donné aux pratiques d’empowerment[8].
Ou vers un travail social amplificateur de solidarités ?
L’issue, pour ne pas charger les personnes de porter seules les solutions à leurs problèmes, est de réaffirmer un travail social résolument fondé sur la solidarité nationale. Principe qui lui confère sa légitimité et les moyens de son action.
En cela, le travail social dépasse la seule dimension réparatrice ou restauratrice de son action pour intégrer la dimension sociétale de ses ambitions et la manifester dans les territoires où il intervient auprès des personnes vulnérables.
Ainsi le travail social fondera son exercice « dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale* ».
1.4 Dans un contexte de vieillissement de la population
Le ralentissement du rythme des naissances, cumulé à l’allongement de l’espérance de vie associée à une stagnation de l’espérance de vie en bonne santé construit une société de vieux et, de plus en plus, de personnes dépendantes. Ces équilibres démographiques rompus provoquent une crise des financements publics garantissant la sécurité sociale et la protection sociale. Le débat politique sur les moyens à mobiliser pour faire face à ce bouleversement ne débouchent pas (on attend la loi grand âge depuis de trop nombreuses années et la création de la cinquième branche de la sécurité sociale confiée à la CNSA ne produit pas d’effets flagrants).
Vers un travail social urgentiste ?
Dos au mur face aux besoins auxquels ne peut répondre le dispositif d’intervention, le travail social pourrait muter progressivement vers une fonction de secours humanitaire. C’est-à-dire qu’il restreindrait son offre aux seules situations critiques mis en demeure qu’il est de répondre sans délai vu l’aspect dramatique des situations qui n’ont pas trouvé de réponse au moment opportun. À ce jeu, c’est la dépendance liée au grand âge qui occupera tout l’espace d’action.
Ou vers un travail social du temps long ?
Sans ignorer la nécessité de répondre aux urgences – ce qui a été de tout temps une de ses caractéristique – le travail social doit s’inscrire dans le temps long de l’accompagnement, cet espace-temps qui permet de cheminer avec les personnes, les familles, les groupes sociaux, les habitants des territoires et d’y partager leurs difficultés, leurs attentes et leurs projets pour faciliter la cohésion sociale de ces espaces sociaux dans une dynamique intergénérationnelle.
Ainsi le travail social atteindra son « but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes* ».
2. Défi de modifier les organisations du travail social
2.1 Dans un contexte de mondialisation
La notion de territoire n’a jamais été aussi présente dans les discours du travail social… Nous pouvons formuler l’hypothèse que ce concept est d’autant plus convoqué que les pratiques et les représentations se diluent de plus en plus dans une mondialisation des idées et des échanges économiques, culturels, idéologiques. Nous sommes de plus en plus conscients que nos interdépendances ne se jouent plus à l’échelle du village. La pandémie de la Covid en est une preuve douloureuse. La guerre en Ukraine nous rappelle la fragilité de nos frontières. Notre dépendance aux produits manufacturés venant de Chine, notamment les industries pharmaceutiques, remet en cause nos illusions de supériorité occidentale.
Ce va et vient incessant et contradictoire entre le local – ce lieu où chacun est censé se réaliser – et le global – cet espace d’échanges où tout est possible – met à l’épreuve le travail social.
Vers un travail social du singulier ?
En se centrant sur la résolution individualisée de problèmes individuels, le travail social s’inscrit dans une impasse politique et méthodologique. Politiquement, le travail social ne peut faire « comme si » il ne traitait pas d’enjeux sociétaux majeurs touchant à la cohésion sociale, enjeux surdéterminés par des interdépendances planétaires. Méthodologiquement, le travail social ne peut tenter de résoudre des problèmes sociaux d’essence collective en se focalisant sur les seuls individus.
Ou vers un travail social d’intérêt collectif ?
Cette impasse ne nous amène-t-elle pas à élargir la notion d’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC) pour affirmer que c’est le travail social dans son ensemble qui est d’intérêt collectif.
Autrement dit, le travail social ne développe pas de manière accessoire des actions collectives, il est un aller-retour permanent entre individuel et collectif. Ce faisant, il prend en compte les problèmes du local en les reliant aux problèmes du global et agit sur ces deux dimensions.
C’est ainsi que le travail social « vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté.* »
2.2 Dans un contexte de mutation du rapport au travail
Le rapport au travail est en train de changer rapidement. La pandémie Covid a sans doute accéléré ce phénomène qui était déjà en mouvement. Uberisation de la société, refus de l’engagement durable des jeunes dans un contrat à durée indéterminée, priorité donnée à la qualité de vie privée sur le travail, etc. sont autant de symptômes des mutations en cours.
Cette évolution inaugure peut-être un glissement radical de la notion de travail – incluant la dimension salariale – vers la notion d’activité qui élargit la perspective et interroge les liens de subordination inhérents aux systèmes de production.
La contradiction provient des rhétoriques politiciennes qui plaident pour une société du plein emploi, qui reportent l’âge de départ en retraite alors que le besoin de main-d’œuvre ne cesse de décroître et que de nombreux salariés quittent le monde du travail avant l’âge légal.
Vers un travail social de la normalisation ?
Le travail social, dans ce contexte, ne peut réduire ses visées d’insertion sociale au modèle : un travail + un logement = une vie stable. Cette matrice idéalisée a pour effet que les personnes vulnérables sont mises en échec parce qu’elles ne parviennent pas à vivre selon un référentiel social qui n’est plus celui des classes dominantes.
Ou vers un travail social de la diversité ?
L’avenir du travail social suppose peut-être qu’il s’affranchisse des modèles sociaux qu’il véhicule (travail, famille, équilibre et stabilité), pour s’ouvrir à la diversité des situations et à la diversité des réponses à apporter aux besoins de publics de plus en plus hétérogènes dans leurs demandes.
C’est ainsi que le travail social participera « au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement.* »
2.3 Dans un contexte de société de marché
L’hégémonie d’une société de marché fondée sur le consumérisme produit un autre glissement dans les rapports sociaux et particulièrement pour le travail social. Il promeut de fait une société à deux vitesses qui sépare les solvables des indigents.
Vers un travail social chalandisé ?
C’est ce qui est en train de se jouer dans le travail social avec l’arrivée de travailleurs sociaux libéraux – qui sont donc rétribués par leurs clients – ou par l’irruption de sociétés privées lucratives dans certaines activités comme l’aide à domicile ou les EHPAD – l’activité rémunère des actionnaires. La division du champ générée par cette immixtion du lucratif a un effet d’appauvrissement des structures assumant des missions de service publique sans but lucratif qui se trouvent renvoyées à la marge d’une société dominée par les lois d’une économie de marché.
Ou vers un travail social de l’économie sociale et solidaire ?
Le travail social n’est pas à la marge des activités sociales, réduit à une fonction supplétive destinée à combler discrètement les manquements d’un système social qui ne parvient pas à être totalement inclusif.
Le travail social est une activité sociale centrale de la cohésion sociale, au même titre que la santé, l’éducation ou la défense nationale. Son avenir dépendra de sa capacité à se banaliser dans l’espace social, c’est-à-dire à y occuper sa place en toute visibilité au plus près de la vie des gens, naturellement, comme un élément indispensable du vivre ensemble, aux côtés de l’école, de l’entreprise, des commerces, des activités culturelles et de loisir, bref, au cœur de l’espace public.
Ainsi, pour reprendre plusieurs éléments déjà cité de la définition légale du travail social, « Le travail social vise[ra] à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société.* »
2.4 Dans un contexte néo-libéral
Le rôle de l’État à l’égard du travail social a considérablement bougé depuis la mi-temps du siècle dernier. Tous les chercheurs s’entendent pour dire que le modèle de l’État providence, issu de la seconde guerre mondiale a vécu. La conversion de l’État au « nouveau management public », légiférée dès les années 2000, a changé la donne. Ce sont maintenant les critères de l’entreprise marchande qui prévalent, portant les vertus d’une régulation offre/demande par le marché libre et non faussé (Cf. l’influence de l’Europe), les bienfaits du jeu concurrentiel (Cf. loi HPST) et la rationalisation des dépenses (Cf. la LOLF et les limitations budgétaires).
Vers un travail social rentable ?
Dans ce contexte que de nombreux auteurs nomment « néo-libéral » (c’est-à-dire chargeant l’État non plus de garantir les libertés par ses fonctions régaliennes mais d’assurer la liberté et l’extension des échanges marchands) le travail social peine à trouver sa place et à affirmer sa légitimité. Il risque de chercher celles-ci dans la démonstration réductrice de son efficacité autour du concept de performance. Mais comment prouver, chiffres en main, que l’argent investi dans le social est « rentable » ? Selon quels critères ? Comment le quantifier ?
Ou vers un travail social d’utilité publique ?
L’avenir du travail social ne résidera pas dans l’impasse de la preuve arithmétique de sa réussite par l’alignement de résultats tangibles qui ne peuvent alors reposer que sur du chiffre. Mais comment rendre compte par des chiffres de la qualité d’une relation, de la restauration progressive des personnes, de la recherche collective, toujours tâtonnante, de solutions, etc. ?
Protéger le travail social de la rationalité instrumentale qui contamine l’ensemble des échanges sociaux est la condition de son avenir. Sa mission, redisons le, est d’assurer « la cohésion de la société* » ce qui suppose de mettre le travail social à l’écart des mécanismes économiques qui génèrent précisément les dysfonctionnements qu’il est chargé de traiter. Plus exactement, il s’agit de situer le travail social dans une vision plus large de l’économie qui intègre les dimensions domestiques, les échanges non-marchands, les transactions non-monétaires.
2.5 Dans un contexte de fracture numérique
Nous sommes en plein paradoxe : d’une part tous les discours publics prônent le principe indiscutable d’un accès de tous aux droits communs et aux libertés fondamentales et d’autre part, les dispositifs créés pour garantir ce principe sont de plus en plus discriminants. Le symbole de cette contradiction est l’accès numérique aux services publics. On réduit de plus en plus les accès physiques directs au profit de plates-formes numériques face auxquelles les personnes les plus vulnérables se révèlent totalement démunies.
Vers une dépersonnalisation du travail social ?
Le risque est que le travail social poursuive l’informatisation de ses services, à l’instar de ses partenaires (CAF, Pôle Emploi, MDPH, etc.) ou, à un moindre degré, renforce sa logique de guichet qui peut représenter un accueil impersonnel avant toute orientation ad hoc.
Sur cette voie, le travail social s’engage dans l’impasse de la dépersonnalisation de la relation d’aide, la bureaucratisation de ses pratiques.
Ou vers un travail social fondé sur la rencontre ?
L’avenir du travail social passe par sa capacité à aller à la rencontre des personnes, à quitter le confort de ses bureaux et de ses guichet pour être au plus près des gens, dans une proximité qui indique, en actes, sa capacité à être aux côtés des habitants, à faire avec les usagers, à co-construire avec les personnes concernées[9].
C’est ainsi que le travail social dépassera – tout en les intégrant – les technologies mobilisées pour que les personnes « bénéficiant d’un accompagnement social, [soient] associées à la construction des réponses à leurs besoins.* »
3. Défi de transformer les pratiques du travail social
3.1 Dans un contexte de réduction des actions à la prestation
Un des éléments qui tapissent la toile de fond des mutations en cours est une évolution radicale des rapports d’usage dans notre société. La suprématie matérialiste de la consommation tend à transformer les rapports sociaux en échanges marchands. La généralisation du principe de contractualisation – auquel le social n’a pas échappé – manifeste cette évolution qui recompose le jeu des échanges sociaux dans une société de marché.
Vers un travail social prestataire ?
Dans ce contexte, le travail social est invité à devenir un dispositif de délivrance de prestations. Le terme a déjà fait son nid dans les discours du travail social. Le modèle dominant est la « plate-forme de services » dont on parle beaucoup dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux sous l’impulsion d’une politique de transformation de l’offre médico-sociale. La matrice relationnelle qui s’impose est alors un rapport prestataire / client.
Ou vers un travail social de la co-construction ?
L’avenir du travail social suppose plutôt de passer de la logique ancienne de « faire pour » à la capacité régénératrice d’un « faire ensemble ». Non pas pour transférer la charge de la responsabilité de l’intervenant vers le bénéficiaire mais pour manifester que le travail avec et pour autrui repose sur un engagement réciproque et solidaire.
C’est ainsi que le travail social « se fonde[ra] sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière.* »
3.2 Dans un contexte d’émergence de l’intelligence artificielle
Mais la question du numérique, évoquée plus avant, nous oblige à pousser plus loin l’analyse. Au-delà de la fracture numérique provoquée par la révolution informationnelle, une autre mutation se fait jour que les scientifiques nomment le « deep learning ». L’intelligence artificielle postule l’intelligence autonome des machines et mobilise des algorithmes d’une puissance inégalée pour dresser des typologies extrêmement fines des utilisateurs et répondre au plus près de leurs besoins. Des ordinateurs sont aujourd’hui, dans le champ de la santé, en mesure de dresser des diagnostics plus fins et plus pertinents que les praticiens eux-mêmes par le croisement d’une somme colossale de données.
Vers un travail social automatisé ?
Dans ce contexte, il n’est plus irréaliste de penser qu’un ordinateur serait en mesure, sur la base d’un jeu de questions-réponses avec l’usager de dresser un bilan exact de sa situation et de mobiliser les réponses précises à apporter en définissant lui-même les conditions et les limites de la prestation. La mobilisation de tels dispositifs en travail social, permettant d’établir des typologies fines des bénéficiaires placerait les intervenants en second plan. Ces derniers n’ayant pas besoin de mobiliser des expertises pointues puisque l’algorithme fera le travail à sa place.
Ou vers un travail social humanisé ?
À cette projection extrême de l’évolution du travail social – extrême mais possible – il convient d’opposer la perspective d’un travail social solidement maintenu à son arrimage humaniste. Un travail social humanisé est un travail entre deux personnes semblables et différentes mais associées dans un projet commun. La réussite de ce projet repose sur la qualité de la rencontre qui est une notion totalement absente des dispositifs numériques.
3.3 Dans un contexte de normalisation
La rationalité instrumentale domine le monde. Ce tropisme repose sur une vision scientiste des choses. C’est-à-dire une vision consistant à simplifier les faits pour en extraire une compréhension évidente et indiscutable mettant en exergue un principe premier qui constitue la cause dont découleront mécaniquement les conséquences. La déduction logique de cette forme de pensée est qu’il suffit de trouver la bonne cause pour produire automatiquement les bons effets. Il existerait donc un modèle idéal qui produit les résultats escomptés, il suffirait de le dupliquer.
L’effet produit par cette vision est une inflation normative qui impose les bonnes manières de procéder, les références de bonnes pratiques professionnelles, les critères indiscutables de performance, etc.
Vers un travail social standardisé ?
Pris dans cet engrenage, le travail social est de plus en plus soumis à des procédures visant la performance. L’Agence Nationale d’Appui à la Performance est le symbole, dans le secteur médico-social, de cette illusion normative qui affirme que les standards sont des garanties d’efficacité. Le travail social standardisé, c’est le contrôle des contenus traités dans la relation d’aide, c’est la limitation des temps d’entretien, c’est la généralisation de tableaux de reporting pour rendre compte des activités, etc.
Ou vers un travail social de l’hybridation ?
Cette inflation normative ampute le temps de face-à-face qui est le cœur de métier du travail social. De plus, elle en limite la portée en l’enfermant dans des cadres fonctionnels conçus en extériorité des situations réelles.
L’avenir du travail social repose dans sa capacité à hybrider des ressources, à multiplier les voies d’accès aux situations, à se laisser surprendre par l’imprévu, à ajuster ses stratégies dans l’ici et maintenant. Nous mesurons ce que cette perspective suppose de marges de liberté et d’initiative laissées aux acteurs du front office.
3.4 Dans un contexte de mutation des publics cibles
Les phénomènes migratoires provoquent, depuis quelques décennies, l’arrivée sur notre territoire de nouveaux publics : demandeurs d’asile, mineurs non-accompagnés, réfugiés climatiques, migrants économiques… Ces personnes constituent une nouvelle clientèle du travail social qui est mal préparé à cette mutation et qui tente, dans la précipitation, d’ajuster ses moyens dans une grande instabilité législative et réglementaire. Ces nouveaux publics sont envahissants car ils s’ajoutent en grand nombre aux publics traditionnels du travail social.
Vers un travail social spécialisé ?
Le risque, déjà manifeste dans le cadre des dispositifs qui se construisent est de dissocier les dispositifs selon des distinctions qui masquent des priorités ou des orientations politiques de l’action[10]. En spécialisant les dispositifs et leurs intervenants, le travail social glisse subrepticement de ses principes d’universalité et d’inconditionnalité évoqués plus haut vers une hiérarchisation discriminante de son offre, ne pouvant plus garantir à chacun les mêmes égards et les mêmes garanties de respect des droits.
Ou vers un travail social unifié ?
L’avenir du travail social suppose de dépasser ces découpages idéologiques qui maintiennent des pratiques de contrôle social des classes inférieures. Le travail social agit au service de la promotion de la pleine citoyenneté de chacun des membres de la société.
S’il adapte ses pratiques à la singularité de chaque situation, s’il prend en compte les dimensions culturelles, ethniques, économiques des communautés sociales qu’il accompagne, il reste unifié dans ses ambitions et ses savoirs faire. Marcel Jaeger l’indique : « L’émiettement des catégories professionnelles ne facilite pas la reconnaissance du travail social.[11] »
C’est ainsi que le travail social contribue, répétons-nous encore, à la « cohésion sociale* » de même que l’action sociale, pour sa part, œuvre à « la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions[12] ».
3.5 Dans un contexte de mutation des places et des rôles
La loi du 2 janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale consacre le droit des usagers. Elle valide la lente modification du paradigme d’intervention sociale en remettant en cause le schéma asymétrique entre l’intervenant et le bénéficiaire : distinction des places selon un modèle sachant / non-sachant et hiérarchisation des expertises à l’œuvre.
Mais la promotion de l’usager comme acteur de la résolution de ses difficultés, comme co-concepteur du plan d’action le concernant a généré une lutte des places. Les travailleurs sociaux ont parfois perçu cette mutation comme une remise en cause de leurs prérogatives professionnelles.
Vers un travail social de professionnels experts ?
De vieux réflexes perdurent comme par exemple le fait d’analyser les situations en équipe pluridisciplinaire en l’absence des personnes concernées, certaines prises de décisions n’associent toujours pas les usagers, le non-partage des écrits et traces les concernant est encore une réalité dans de nombreux services.
De plus, la technicisation outrancière du travail social risque de laisser la maîtrise des dispositifs d’action aux seuls professionnels, experts de ce montage compliqué et des imbroglios administratifs. Selon cette perspective, le travail social restera dans la main des experts et renforcera sa dimension technocratique.
Ou vers un travail social du partenariat ?
À l’inverse de cette tendance, l’arrivée des pairs-aidants et de travailleurs-pairs sur les scènes du travail social, soutenus par une reconnaissance de plus en plus prononcée, y compris statutaire, ouvre une voie qui permet d’envisager autrement l’avenir du travail social.
Le travail social deviendrait ainsi un espace de contribution sociale partagée entre différentes catégories d’acteur, placés sur un pied d’égalité tout en reconnaissant les spécificités de compétences qui doivent s’articuler entre elles.
C’est ainsi que le travail social « regroupe[ra] un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes* ».
Conclusion
Cette longue traversée des défis qui se posent au travail social sur fond de mutations essentielles d’enjeux sociétaux éclaire un peu l’avenir.
Que sera le travail social dans dix ans ?
S’il est impossible de répondre à cette question tant pèsent des incertitudes fortes sur les évolutions (qui aurait prédit il y a 20 ans la place qu’occuperaient dans les budgets des département les mineurs non-accompagnés ?), nous avons esquissé quelques traits en forme d’alternative à des tendances lourdes qui hypothèquent l’avenir :
- Un travail social universel et inconditionnel, amplificateur de solidarités et inscrit dans le temps long du développement social durable.
- Un travail social d’utilité publique et d’intérêt collectif fondé sur les valeurs de l’économie sociale et solidaire, la diversité et sur la rencontre entre personnes.
- Un travail social unifié dans ses activités, humanisé dans ses pratiques, hybridé dans ses références reposant sur le partenariat entre ses parties prenantes et sur la co-construction.
Le visage qui se révèle à travers ce portrait un peu à contre-courant des tendances dominantes est celui d’un travail social non-monolithique, agile dans sa capacité à se situer dans une juste proximité des questions sociales et de celles et ceux qui les manifestent par leurs vulnérabilités. Cela nous amène, en fin de propos à tirer deux fils d’analyse pour ouvrir le débat :
D’une part, il apparaît que le travail social n’est pas une activité claire, déterminée et aux contours fixés. Il repose sur un paradoxe identifié par Michel Autès : « Double ou entre-deux, gardien de la paix sociale et producteur d’émancipation démocratique, le social est par construction un non-lieu, lieu à la place d’un autre.[13] » Un travail social de l’entre-deux, c’est un travail social qui investit pleinement les interstices de la société, les espaces ouverts dans lesquels circulent les questions sociales posées par les personnes.
Cette orientation de l’investissement du travail social lui confère une fonction politique portée par ses acteurs. C’est ce que concluait Pierre Savignat il y a dix ans dans son ouvrage sur l’avenir de l’action sociale : « Les acteurs de l’action sociale, quelle que soit leur fonction et leur posture ont des responsabilités fortes. Par leurs positionnements, par leurs actions, par la force de leurs paroles dans l’espace public ils influenceront les évolutions de l’action sociale. Repolitiser ce champ c’est, d’une certaine façon, prendre la mesure des enjeux et agir pour contribuer à construire l’avenir de l’action sociale et non le subir.[14] »
[1] Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Dunod, 1999, p.6.
[2] Ibid. p.3.
[3] Ididem.
[4] Jean-Sébastien Alix et Michel Autès, « Pourquoi l’avenir du travail social durera longtemps », in Où va le travail social ? Contrôle, activation et émancipation, Sous la direction de Manuel Boucher, Champs Social,2022, pp.152,153.
[5] Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social. Article D. 142-1 du code de l’action sociale et des familles.
[6] Cf. R. Janvier, « Penser le virage inclusif pour une société sans rejet », Tribune libre in Le média social en ligne : https://www.lemediasocial.fr/penser-le-virage-inclusif-pour-une-societe-sans-rejet_nYL63X
[7] Toutes les citations suivies d’un * sont extraites de la définition du travail social donnée par le Code de l’Action Sociale et des Familles (décret cité note 2).
[8] Cf. R. Janvier, Pouvoir d’agir, de quoi parlons-nous ? : https://www.rolandjanvier.org/articles/2029-pouvoir-dagir-de-quoi-parlons-nous-31-10-2022/
[9] CF. R. Janvier, deux vidéos sur l’aller vers : « Aller vers pour aller où ? » https://youtu.be/gVKuq1db-5I; « Aller plus loin » https://youtu.be/jbB00Odj528. Textes disponibles sur https://www.rolandjanvier.org/
[10] Comme, par exemple le transfert des demandeurs d’asile du ministère des solidarités au ministère de l’intérieur.
[11] Marcel Jaeger, « Travail social à la croisée de l’action sociale et de la santé publique », in La santé en action, n°435, mars 2016, Intervenants du social et promotion de la santé des populations, p.6.
[12] Article L 116-1 du Code de l’Action Sociale et des Familles.
[13] M. Autès, Op.Cit., p.281.
[14] Pierre Savignat, L’action sociale a-t-elle un avenir ? Dunod, 2012.
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